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Section I. L’élément matériel ou le consuetudo, en tant que preuve de l’existence d’une

B. L’existence de l’élément matériel relatif à la protection du patrimoine culturel

2. Une protection se poursuivant à l’époque moderne

Au XIXe siècle, sont apparus les premiers instruments internationaux visant à humaniser la guerre et à introduire une distinction fondamentale entre les objectifs militaires et civils en

135 Voir : J. TOMAN, Id. Au Japon, à partir du XVIe siècle, les seigneurs féodaux avaient l’habitude de

proclamer des instructions dénommées « sei-satu », par lesquelles ils interdisaient à leurs troupes d’attaquer des temples ou des sanctuaires, qui étaient très souvent pillés ou encore utilisés comme des places fortifiées lors des hostilités. Voir : François BUGNION, « La genèse de la protection juridique des biens culturels en cas de conflit armé », (2004) 86 RICR 313, 316.

136 Voir : Nagendra SINGH, India and International Law, Vol. 1, Part A, Ancient and Mediaeval, New Delhi,

S. Chand & Co., 1973, p. 239 ; F. BUGNION, « La genèse de la protection juridique des biens culturels en cas de conflit armé », préc., note 135, p. 315-316 ; Pour plus de détails concernant le droit des conflits armés dans l’Inde ancienne, voir également : Venkateshwara Subramaniam MANI, « International Humanitarian Law: an Indo-Asian Perspective », (2001) 83-841 International Review of the Red Cross 59, 59-76 ; Hiralal CHATTERJEE, International Law and Inter-State Relations in Ancient India, Calcutta, Mukhopadhyay, 1958, 166 p.

137 Ainsi, selon l’ordre du calife Abu Bakr, il est interdit de détruire les palmiers, de brûler les champs de blé,

d’abattre des arbres fruitiers et surtout de toucher aux monastères. Voir : Hamed SULTAN, « La conception islamique du droit international humanitaire dans les conflits armés », (1978) 34 Revue égyptienne de droit

international 1, 1-19; J. TOMAN, La protection des biens culturels en cas de conflit armé, préc., note 132,

p. 21-22.

138 Voir : F. BUGNION, « La genèse de la protection juridique des biens culturels en cas de conflit armé »,

période d’hostilités. Lors de la Conférence de Bruxelles de 1874, les États ont adopté sous forme de déclaration un projet d’accord international qui prohibait la destruction des bâtiments dédiés à l’enseignement, les arts et la science. La Déclaration de Bruxelles ne fut pas ratifiée mais elle influença l’adoption et le contenu des futurs codes militaires139.

À titre illustratif, mentionnons Les Instructions de 1863 pour le comportement des armées

des États-Unis d’Amérique en campagne, préparées par Francis Lieber et proclamées par le

Président Lincoln le 24 avril 1863 en tant qu’Ordre général n. 100, qui prévoyaient une protection des biens culturels lors des hostilités140. De même, un certain nombre de clauses visant à protéger les biens culturels ont été introduites dans des traités de paix, dont celui conclu entre l’Autriche-Hongrie et l’Italie qui stipulait que non seulement les archives des territoires cédés, mais aussi « les objets d’art et de science spécialement affectés au territoire cédé » seraient « remis dans leur intégrité à l’Italie »141.

La protection des biens culturels ainsi que des biens de caractère civil en général durant les conflits armés sur la scène internationale a été consacrée par l’adoption des conventions IV et IX de 1907142, issues des conférences internationales de la paix ayant lieu entre 1899 et 1907. En avril 1935, les États des Amériques exprimèrent leur volonté de protéger le patrimoine culturel matériel pendant les conflits armés, en signant le Pacte Roerich. Ce dernier vise à préserver tous les monuments historiques, les musées, les institutions

139 Les principes de la Déclaration de Bruxelles ont influencé l’adoption des Lois de la guerre sur terre et le

texte du Manuel adopté à Oxford (1880). Voir : J. TOMAN, La protection des biens culturels en cas de

conflit armé, préc., note 132, p. 25-26 ; Francesco FRANCIONI, « Cultural Heritage », Max Planck

Encyclopedia of Public International Law, février 2013, 10 p.

140 Selon l’article 35 de l’Ordre général n. 100, les biens culturels sont mis à l’abri de tout dommage évitable,

même situés dans des lieux fortifiés en cas de siège ou de bombardement ; l’article 45 stipule que les biens culturels sont exemptés des conséquences principales du régime traditionnel de capture et de butin de la part du vainqueur. Voir : UNESCO, Protéger les biens culturels en cas de conflit armé, Dossier d’information,

UNESCO, p. 5, en ligne :

<www.unesco.org/new/fileadmin/MULTIMEDIA/HQ/CLT/pdf/armed_conflict_infokit_fr.pdf> (consulté le 14 juin 2017).

141 Voir : Stanislaw E. NAHLIK, « La protection internationale des biens culturels en cas de conflit armé »,

(1967) The Hague Academy of International Law, 120 Recueil des Cours 61, 61-163.

142 On se réfère dans ce cas à la Convention (IV) et son annexe, Règlement concernant les lois et coutumes de

scientifiques, artistiques, éducatives et culturelles, à la fois en temps de paix et en temps de guerre143.

Au début de la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements britannique et français déclarèrent solennellement et publiquement qu’en cas de conflits armés, ils conduiraient les hostilités en préservant par tous les moyens possibles les monuments qui constituent le témoignage de génie humain144. La même volonté de protéger les biens culturels en période de conflits armés fut exprimée par d’autres gouvernements, dont celui des États-Unis, qui a mis en place l’American Commission for the Protection and Salvation of Artistic and Historic

Monuments in War Areas, ainsi que le corps spécial d’officiers, les Monuments Fine Arts and Archives Officers145.

En raison de la destruction de nombreux monuments historiques pendant la Seconde Guerre mondiale, les États décidèrent d’élaborer une nouvelle convention internationale visant à prévenir et empêcher des destructions inédites du patrimoine culturel matériel. Ainsi, les États ont adopté en 1954, sous les auspices de l’UNESCO, la Convention pour la protection

des biens culturels en cas de conflit armé146, son Règlement d’exécution ainsi que son

Protocole. La Convention de 1954 représente le premier traité multilatéral international à

143 Le traité, comprenant le Pacte Roerich, initié par le Musée Roerich de New York, a été établi par le Conseil

directeur de l’Union panaméricaine. Signé à Washington le 15 avril 1935 par les plénipotentiaires des 21 républiques américaines y compris les États-Unis, il est entré en vigueur le 26 août 1936. Voir : Traité

concernant la protection des institutions artistiques et scientifiques et des monuments historiques, (Pacte Roerich), adopté le 15 avril 1935, (1936) CLXVII Recueil des Traités de la Société des Nations 290, 290-

294 ; J. TOMAN, La protection des biens culturels en cas de conflit armé, préc., note 132, p. 32-33.

144 Voir : M.M. WHITEMAN, Digest of international law, vol. 10, Washington, D.C., Government Printing

Office, 1968, p. 329-330.

145 Ainsi, les deux ordres du Commandant en chef des Forces alliées, le Général Eisenhower, ont développé une

doctrine selon laquelle chaque commandant devrait respecter et épargner, dans la mesure du possible, en prenant en considération la nécessité suprême d’épargner la vie des combattants, le patrimoine culturel des pays où ses troupes se battent. Voir les Instructions du 29 décembre 1943 et du 26 mai 1944, dans J. TOMAN, La protection des biens culturels en cas de conflit armé, préc., note 132, p. 37.

146 À l’initiative des Pays-Bas, l’UNESCO lors de la IV session de la Conférence générale, qui s’est tenue à

Paris en 1949, a adopté la Résolution 6.42. Par la suite, le Secrétariat de l’UNESCO a entrepris des travaux dont les résultats ont été présentés à la Ve session de la Conférence générale à Florence en 1950, qui a adopté la Résolution 4.44 autorisant le Directeur général « à préparer et soumettre aux États membres un projet de convention internationale pour la protection, en cas de conflits armés, des monuments et autres biens de valeur culturelle (…) ». La réunion à la Haye, du 21 avril au 14 mai 1954, a conduit à l’adoption de la Convention de 1954. Voir sur ce point : UNESCO, Protéger les biens culturels en cas de conflit armé, préc., note 140, p. 5-6.

vocation universelle qui s’intéresse exclusivement à la protection du patrimoine culturel en cas de conflit armé.

À l’heure actuelle, cet instrument juridique bénéficie de l’engagement mutuel de 128 États, soucieux de protéger le patrimoine culturel matériel des conséquences désastreuses des conflits armés147. Au début des années 1990, la communauté internationale a toutefois été confrontée à de nouveaux types de conflits, souvent internes, à caractère ethnique, jusqu’alors ignorés par le droit international traditionnel interétatique. Pour remédier à une telle situation, dès 1991, un processus de réexamen de la Convention a été entamé et a abouti à la négociation et à l’adoption, à la Haye, en mars 1999, d’un Deuxième protocole relatif à la Convention de

la Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé de 1999. Ce

Protocole vise à renforcer plusieurs dispositions de la Convention de 1954 et met en place une nouvelle catégorie, « la protection renforcée », pour les biens culturels représentant la plus haute importance pour l’humanité148.

Selon l’analyse ci-dessus, on constate que la pratique des États possède un caractère répétitif et uniforme au cours d’une longue période de temps, observable tant sur les plans international que régional. Ainsi, l’élément matériel visé par la conception classique de formation d’une norme coutumière semble bien présent. Encore faut-il que cet élément soit corroboré par l’opinio juris pour qu’une norme coutumière de protection du patrimoine culturel matériel lors des conflits armés puisse exister.

147 Le champ d’application de cet instrument porte sur le patrimoine culturel immobilier et mobilier, y compris

les sites archéologiques, les manuscrits, les livres, les collections scientifiques de toute nature, sans égard à leur origine ou propriétaire. À titre d’illustration, en vertu de cette convention, les États Parties doivent dès le temps de paix préparer la sauvegarde des biens culturels situés sur leur propre territoire (article 3), et respecter les biens culturels situés tant sur leur propre territoire que sur celui des autres Hautes Parties contractantes, en s’abstenant de tout acte d’hostilité à leur égard (article 4 (1)). Voir sur ce point le site officiel de l’UNESCO : Conflit armé et patrimoine, Les États Parties. Liste officielle des États parties à la

Convention, en ligne : <www.unesco.org/eri/la/convention.asp?KO=13637&language=F> (consulté le 14

juin 2017).

148 Le deuxième Protocole de 1999 renforce également l’ensemble du système de répression, en définissant

directement les sanctions en cas de violations graves à l’égard des biens culturels, ainsi que les conditions dans lesquelles la responsabilité pénale individuelle est engagée. Voir : Deuxième protocole relatif à la

Convention de la Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, adopté le

26 mars 1999, UNESCO, en ligne : <http://unesdoc.unesco.org/images/0013/001306/130696fo.pdf> (consulté le 14 juin 2017) ; UNESCO, Protéger les biens culturels en cas de conflit armé, préc., note 140, p. 6.

En matière de protection du patrimoine culturel en période de paix, la question est loin de faire l’unanimité. Certains auteurs149 considèrent qu’une telle coutume existe, compte tenu

de l’influence importante de l’action normative de l’UNESCO dans ce domaine. Il y a lieu de mentionner l’apport incontestable de la Convention pour la protection du patrimoine

mondial culturel et naturel de 1972 sur l’évolution du droit international général, instrument

ratifié par un très grand nombre d’États150. Également de nombreux instruments juridiques,

adoptés sous les auspices de l’UNESCO151 témoignent des engagements pris par les États

pour protéger le patrimoine culturel en période de paix. Néanmoins, l’absence de caractère répétitif et constant de la pratique étatique sur une longue période de temps empêche de conclure à la présence de l’élément matériel de la coutume « classique »152.

Le même constat peut être fait dans le domaine du trafic illicite de biens culturels, qui participe à la dispersion du patrimoine culturel, voire à son démembrement. La communauté internationale lutte contre ce phénomène par l’adoption de plusieurs traités multilatéraux qui engagent les États parties à coopérer afin de prévenir le trafic d’objets culturels volés ou illicitement exportés d’autres pays153. Le besoin de protéger les biens culturels contre le trafic

149 Voir notamment sur le sujet : F. FRANCIONI, « A dynamic evolution of concept and scope: from cultural

property to cultural heritage », préc., note 31, p. 236 ; Francioni FRANCESCO, « Au-delà des traités : l’émergence d’un nouveau droit coutumier pour la protection du patrimoine culturel », (2008) 5 EUI Working

Paper LAW 1, 14 ; Francioni FRANCESCO et Federico LENZERINI, « The Destruction of the Buddhas of

Bamiyan and International Law », (2003) 14 EJIL 619, 619-651 ; Sharon A. WILLIAMS, The International

and National Protection of Movable Cultural Property A Comparative Study, New York, Oceana

Publications, 1978, p. 299. D’autres auteurs dont Roger O’Keefe, ne soutiennent pas cette idée : Roger O’KEEFE, « World Cultural Heritage: Obligations to the International Community as a Whole? », (2004) 53 The International and Comparative Law Quarterly 189, 189-209.

150 En date du 14 juin 2017, la Convention de 1972 compte 193 États membres. Donc, on peut affirmer que cet

instrument juridique possède une valeur universelle. Voir : F. FRANCESCO, « Au-delà des traités : l’émergence d’un nouveau droit coutumier pour la protection du patrimoine culturel », Id., p. 14. Voir aussi le site officiel de l’UNESCO, La Convention sur le patrimoine mondial, États parties : Situation de la

Ratification, en ligne : <http://whc.unesco.org/fr/etatsparties/> (consulté le 14 juin 2017).

151 On peut mentionner plusieurs recommandations adoptées par divers organes de l’UNESCO, dont la

Résolution sur le patrimoine culturel de l’Afghanistan de 1972. De même, l’adoption de la Déclaration de 2003 témoigne de l’importance octroyée par la communauté internationale à la protection du patrimoine culturel contre toute destruction ou détérioration intentionnelle en temps de paix.

152 Cette pratique pourrait toutefois constituer l’élément matériel selon le processus de formation d’une norme

coutumière dite « moderne ». Le processus de formation d’une norme coutumière « moderne » sera étudié ultérieurement, dans le par. 2 de la présente Section, ainsi que dans le par. 2 de la Section I du Chapitre II de la présente Partie.

153 Voir : Convention de 1970 ; Convention d’UNIDROIT sur les biens culturels volés ou illicitement exportés,

Institut International pour l’Unification du Droit Privé, adoptée le 24 juin 1995, en ligne : < www.unidroit.org/french/conventions/1995culturalproperty/1995culturalproperty-f.pdf> (consulté le 14 juin 2017). Voir sur ce point également : F. FRANCESCO, « Au-delà des traités : l’émergence d’un nouveau droit coutumier pour la protection du patrimoine culturel », préc., note 149, p. 13.

illicite est apparu récemment dans la conscience juridique contemporaine et n’est pas considéré à l’heure actuelle comme faisant partie du droit international coutumier. Il s’agit plutôt « d’un aspect très progressiste du principe général de coopération internationale en matière de lutte contre la destruction et la dispersion du patrimoine culturel »154.

Ces premières réflexions relatives à la présence de l’élément matériel en matière de protection du patrimoine culturel matériel lors des conflits armés nous conduisent à nous interroger sur l’existence de cet élément dans l’émergence d’une éventuelle coutume « moderne » en matière de diversité culturelle.

§ 2. La place de l’élément matériel ou consuetudo dans l’émergence de la coutume « moderne » en matière de diversité culturelle

À l’heure actuelle, on assiste à une dénaturation de la théorie positiviste concernant la formation des deux éléments classiques de la norme coutumière. L’opinio juris et le

consuetudo changent de place et de fonction dans le processus de formation d’une norme

coutumière. Ainsi, la pratique ne devrait plus être vue comme un élément constitutif de la coutume, mais comme le moyen fondamental de preuve permettant d’identifier l’opinio

juris155. Le changement de place de l’élément matériel au profit de l’élément subjectif a été

confirmé par le juge international dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au

Nicaragua en 1986156. D’autres changements sont aussi perceptibles, telles que la

transformation des caractéristiques de l’élément matériel (A) et l’apparition de nouveaux acteurs internationaux qui contribuent à la formation de la coutume (B).

154 Voir : F. FRANCESCO, Id.

155 Voir : Mohammed BEDJAOUI, Droit international, Bilan et perspectives, Tome 1, Paris, Éditions A.

Pedone, 1991, p. 1361. Selon Pierre-Marie Dupuy, « l’élément matériel n’est pas un préalable à l’apparition de l’élément psychologique car lui-même, il constitue la preuve de la conviction juridique des États. Ainsi, la coutume constitue l’expression d’une opinio juris manifestée dans et par une pratique ». Voir : P.-M. DUPUY, Droit international public, préc., note 120, p. 879.

156 Même si la Cour maintient sa position classique en déclarant qu’« identifier les règles du droit international

coutumier applicables au présent différend, […] elle doit examiner la pratique et l’opinio juris des États », on remarque une évolution dans son analyse car elle « doit s’assurer que l’existence de la règle dans l’opinio

juris des États est confirmée par la pratique ». Voir : Affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, préc., note 129, p. 97-98, par. 183 et 184.