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aux générations futures

1 Épargner au nom du respect des droits de chacun

1.1 Une protection des ressources communes insuffisante

Précéder les individus futurs dans le temps ne nous autorise pas à épuiser les ressources dont nous disposons lors de notre « passage » sur Terre, en particulier

parce que nous n’avons plus de droits que les individus futurs sur de telles ressources. C’est la raison pour laquelle les libertariens défendent des conditions à leur appropriation ou utilisation à l’appui de la clause d’équivalence inspirée de

Locke. C’est également en vertu d’une telle clause que ces auteurs envisagent la question intergénérationnelle : ils estiment que le respect des droits des individus futurs suppose de manière générale de ne pas enfreindre le droit des individus futurs à user à leur tour des ressources dont nous disposons dans le temps présent. Il convient autrement dit de ne pas désépargner. Nous avons montré dans la partie précédente que cet élément est un de ceux qui permettent de justifier une responsabilité morale des individus vivants envers ceux qui vivront dans le futur.

Mais une telle prescription est-elle suffisante ? L’approche libertarienne peut

permettre d’envisager de manière satisfaisante la question de la préservation des ressources communes d’une génération à la suivante. Mais si une telle conception de

la justice entre les générations garantit un droit à une liberté formelle, une liberté synonyme de non-interférence, elle ne garantit en rien la possibilité pour les

individus futurs de jouir d’une réelle liberté. Pour que cette réelle liberté soit

effective, il est indispensable de constituer un environnement politique et social favorable. Nous discutons dans un premier temps du niveau d’équivalence qu’il convient de prendre en compte dans le cadre intergénérationnel au sein d’une position libertarienne avant de montrer en quoi le respect de cette clause apparaît insuffisant au regard de l’objectif de garantir une réelle liberté. Jouir d’une telle

liberté n’est possible que dans un environnement propice, un environnement dans

lequel chacun peut bénéficier des éléments nécessaires pour être libre. Cela suppose de constituer un environnement juste, dans lequel sont répartis équitablement un certain nombre d’éléments jugés indispensables. L’approche rawlsienne, que nous détaillons dans une dernière partie, apparaît plus satisfaisante dans ce cadre en tant

qu’elle se focalise sur les modalités d’une société dans laquelle sont conciliées

164

1.1.1 Transmettre un niveau de ressources équivalent à ce dont nous avons hérité

Nous avons déjà présenté la clause d’équivalence défendue par Locke et reprise par les libertariens. Cette clause, selon laquelle une appropriation pourra être considérée comme légitime dès lors que ce qui est laissé aux autres est « en quantité

suffisante et d’aussi bonne qualité » constitue un socle permettant de répondre à la question de savoir ce qu’une génération est censée transmettre à la génération

suivante. Elle est notamment utilisée et discutée au sein des théories libertariennes appliquées au cadre intergénérationnel car elle constitue un principe de distribution

des ressources entre les générations. Pour une ressource comme l’eau par exemple, il s’agit de définir quel niveau de consommation par un individu est susceptible de ne pas nuire aux droits d’autrui à bénéficier de cette même ressource. Pour sûr, un

niveau relativement faible de consommation de l’eau d’une rivière n’aura pas

d’impact sur la possibilité d’autrui de l’utiliser à son tour. À l’inverse, si notre utilisation est à l’origine d’un assèchement de la rivière, celle-ci limite de fait les

possibilités laissées aux autres de faire usage de ce cours d’eau. Il s’agit ainsi de comprendre dans quelle mesure la consommation des ressources par des générations qui se succèdent dans le temps autorise les générations suivantes à bénéficier d’un accès à ces mêmes ressources. Il convient ainsi de déterminer quel niveau de ressources communes une génération doit transmettre à la suivante – et donc ne pas consommer ou utiliser – afin de respecter les droits de chacun.

Lorsqu’il s’agit de déterminer les modalités d’une appropriation légitime de

ressources communes entre individus contemporains, qui vivent au cours de la même

période, la clause d’équivalence apparaît suffisamment précise. On peut estimer à partir de cette clause qu’un niveau de consommation d’une ressource commune est légitime dès lors qu’elle ne réduit pas l’accès d’autrui à cette ressource. Qu’en est-il

dans le cadre intergénérationnel ? La clause indique que les générations successives ont le droit de consommer des ressources à un niveau tel que les ressources

transmises à la génération suivante sont d’un niveau équivalent ou, pour le dire

autrement, « chaque génération successive bénéficie de l’équivalent d’une part par tête du « land non amélioré et non dégradé » 316 ». Il convient en d’autres termes de

316

Pour Richard Arneson, cette clause indique que « the continued legitimacy of private ownership from the standpoint of self-ownership depends on each of the persons in each successive generation obtaining the equivalent of per capita share of unimproved, undegraded land ». « Lockean Self-

165 transférer à la génération suivante un niveau de ressources qui tienne compte du nombre de membres au sein de chaque génération : une croissance démographique implique une croissance des ressources.

La difficulté est qu’une telle formule ne permet pas de définir en l’état de manière précise une limite d’appropriation des ressources et ne permet donc pas de

définir avec précision comment concilier les droits de chacune des générations à

consommer les ressources naturelles. Cela s’explique par la raison suivante : il est

nécessaire de déterminer à quelle période situer le point de référence à partir duquel

on peut mesurer l’équivalence de ces ressources « non améliorées et non

dégradées ». La détermination de celui-ci est au cœur des débats des libertariens qui travaillent sur la justice entre les générations pour indiquer quel niveau de ressources chaque génération doit transmettre à la suivante afin de respecter les droits de ses

membres à la pleine propriété de soi. Nous allons montrer que le point d’équivalence

le plus adapté au contexte intergénérationnel consiste, pour chaque génération, à transmettre un niveau de ressources correspondant au niveau dont chaque génération a hérité de la génération précédente. Nous devons donc transmettre un niveau de ressources équivalent à ce qu’il aurait été en l’absence de notre génération

d’appartenance. Nous allons écarter d’autres interprétations possibles avant de

justifier cette position.

Avant cela, indiquons que la clause lockéenne peut être simplifiée en y éliminant des éléments superflus. La mention « en quantité suffisante » peut

notamment être supprimée puisqu’elle n’apporte pas de contraintes supplémentaires

à celle qui prescrit de laisser des ressources « d’aussi bonne qualité ». La première

proposition indique qu’un niveau de consommation serait légitime si et seulement s’il permettait à autrui de disposer de ressources suffisantes pour survivre317

. Or, une

telle clause s’avère trop peu contraignante : elle peut être respectée alors même qu’elle conduit à la dégradation de la situation d’autrui et donc à l’atteinte à ses

Ownership : Towards a Demolition », in Peter Vallentyne & Hillel Steiner, Left-Libertarianism and Its Critics, op. cit., p. 322 – 344, p. 339. En français, cette formule indique que « la légitimité persistante de la propriété privée du point de vue de la propriété de soi dépend du fait que chaque génération successive bénéficie de l’équivalent d’une part par tête du « land non amélioré et non dégradé » ». Cité et traduit par Axel Gosseries, Penser la justice entre les générations, op. cit., p. 186.

317

C’est ce que défend notamment Gerald Allan Cohen lorsqu’il estime que « « suffisant » signifie probablement « suffisant pour survivre grâce à l’utilisation de » ». Self-Ownership, Freedom and Equality, op. cit., nbp. 20, p. 77 : « 'Enough' presumably means 'enough to survive by the use of'. » Traduit par moi.

166 droits fondamentaux de propriété de soi. Préserver un niveau minimum de ressources pour autrui consisterait dans les faits à transmettre un niveau de ressources moins

élevé que ce dont autrui aurait pu bénéficier en l’absence d’une consommation des

ressources, et donc à légitimer une situation moins favorable pour les non-

propriétaires. On ne peut se satisfaire d’une situation où « l’appropriation d’un objet non possédé rend la situation des autres pire qu’avant » et interfère donc sur la pleine propriété que les individus ont d’eux-mêmes, même si nous pouvons estimer cela

suffisant318. La mention « en quantité suffisante » pourrait importer au sein d’une seule configuration : si les individus ne disposaient pas, avant l’appropriation, de

suffisamment de ressources pour survivre. L’improbabilité d’une telle situation associée à la trivialité des droits qu’elle confère rendent légitime la suppression de cette proposition au sein de la clause d’équivalence319

.

On peut aller encore plus loin dans la simplification de la clause lockéenne : la mention « d’aussi bonne qualité » peut être avantageusement remplacée par la mention, plus générale, « d’autant ». Cette fois, un tel remplacement peut être introduit pour des raisons essentiellement pratiques : c’est la seule manière

d’introduire une unité de comparaison quant à l’évolution des ressources dans le

temps320. En outre, une dégradation de la qualité des ressources naturelles d’une

génération à l’autre revient nécessairement à en réduire la quantité transmise. Ainsi,

la nouvelle formulation « d’autant » englobe les dimensions quantitatives et

qualitatives du niveau de ressources qu’il convient de préserver lorsque nous les consommons afin de respecter les droits d’autrui. Après de telles simplifications, la clause d’équivalence stipule ainsi qu’une appropriation de ressources communes est

légitime « du moins là où il y a autant qui reste en commun pour les autres321 ».

318

Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, op. cit., p. 219 – 220.

319

Voir à nouveau sur ce point Gerald Allan Cohen : « Si les ressources sont aussi bien qu’elles ne l’étaient auparavant, alors la mention « suffisante » est insatisfaite seulement si les autres manquaient déjà de ressources suffisantes pour vivre. Il est dès lors difficile de voir quelle force a la mention « suffisante ». » Traduit par moi. Self-Ownership, Freedom and Equality, op. cit., nbp 20 p. 77 : « If resources as good as were previously available are left, then the 'enough' stipulation is unsatisfied only if others already lacked enough to live on. It is therefore difficult to see what the force of the 'enough' stipulation is. »

320

Axel Gosseries, « What do we Owe the Next Generation(s) ? », Loyola of Los Angeles Law Review, vol. 35, n° 1, 2011, p. 293 – 354, p. 305.

321

Axel Gosseries, Penser la justice entre les générations, op. cit., p. 185. À noter qu’en anglais, une

telle clause donne « at least where there is as much left in common for others », Axel Gosseries, « What do we Owe the Next Generation(s) ? », op. cit., p. 305.

167 Tournons-nous à présent sur les débats sur l’interprétation possible d’une telle

clause d’équivalence dans un cadre intergénérationnel. Une première interprétation

de la clause lockéenne pour ce qui concerne la justice entre les générations consiste à choisir comme point d’équivalence le niveau de ressources accaparé par la première génération. Comme le défend par exemple Michael Otsuka, chaque génération serait donc censée garantir à la génération suivante un niveau de ressources au moins équivalent à ce dont a bénéficié la première génération : il est possible de transmettre

davantage de ressources si elle le souhaite mais il serait interdit à l’inverse de

transmettre moins de ressources que ce dont disposait la première génération322. En

d’autres termes, chaque génération devrait adapter sa consommation de ressources de

sorte de laisser aux membres de la génération suivante un accès à ces ressources équivalent à un niveau de ressources dont est exclu de fait toutes les ressources qui ont pu être créées dans l’intervalle entre celle-ci et la génération présente.

Que penser d’un tel point d’équivalence ? Outre une difficulté pratique certaine

à déterminer quel niveau de ressources avait à disposition les membres de la première génération, celui-ci ne peut être satisfaisant puisqu’il ne fonctionne réellement que dans le cas où toutes choses sont égales par ailleurs. Or, même en

mettant de côté les fruits de l’activité humaine et de son travail, exclus par le point d’équivalence choisi ici, de nombreux éléments ont nécessairement changé depuis l’existence de la première génération, rendant difficile l’application de la clause au sein d’une théorie libertarienne de la justice. Tout d’abord, l’environnement naturel,

la Terre et ses ressources se sont énormément transformées depuis la première

génération… Sans que les êtres humains y soient à l’origine, les périodes de

glaciation ont succédé à des périodes de réchauffement plus ou moins accentuées323. Ces variations du climat provoquent une évolution continue des ressources naturelles disponibles sur Terre, tant au regard du contenu, de sa diversité – nous reviendrons sur ce point – que de la seule quantité de ressources disponibles. De nombreuses

322

Ainsi, pour Michael Otsuka, « la clause égalitariste, lorsqu’on la considère à la lettre, requiert que les membres de chaque génération successive disposent au moins d’une opportunité aussi grande de posséder les ressources terrestres que la première génération avait d’acquérir les ressources au sortir de l’état de nature ». Libertarianism without Inequality, Oxford, Clarendon Press, 2003, p. 36 : « The egalitarian proviso, when fully spelled out, requires that the members of each succeeding generation have at least as great an opportunity to own worldly resources as did the first generation to acquire resources out of a state of nature. » Traduit par moi.

323Sur l’évolution du climat sur le long terme, voir par exemple Emmanuel Le Roy Ladurie,

Histoire du climat depuis l'an mil, Paris, Flammarion, 1967, considéré comme l’ouvrage fondateur sur

168 « catastrophes » naturelles sont également à l’origine des mêmes conséquences, sans

que la main de l’Homme n’y soit mêlée de quelque façon que ce soit : éruptions

volcaniques, inondations, tremblements de terre, etc., ont fait subir des modifications tant à la quantité qu’à la nature même des ressources communes dont ont pu bénéficier les êtres humains à travers l’histoire de l’humanité. Il est dès lors hautement improbable que les ressources dont pouvaient disposer les membres de la première génération soient équivalentes à celles dont nous disposons aujourd’hui. Ensuite, si on considère que le respect des droits à la propriété de soi doit être envisagée pour chaque membre des générations successives et non par générations prises dans leur ensemble, la croissance démographique, même si cette fois les générations successives sont bien sûr responsables de cette évolution de la

population, fait croître les besoins en ressources. Cette fois, ce n’est donc pas la

quantité de ressources qui évolue dans le temps mais la quantité de personnes qui doivent pouvoir bénéficier de ces ressources.

Ces éléments réduisent la pertinence d’un tel point d’équivalence, voire en empêchent l’utilisation. Acceptons l’hypothèse selon laquelle la démographie reste

constante dans le temps : le nombre d’individus composant les générations successives est identique. D’un côté, dans un cas où le niveau de ressources était plus faible pour la première génération qu’aujourd’hui, l’étendue de nos devoirs envers les droits des membres de la génération suivante serait bien faible. Nous aurions le loisir de nous approprier sans ménagement le surplus de ressources résultant des efforts accumulés par les générations passées, ou bien de détruire des ressources qui seraient apparues sur Terre après la disparition de la première génération. On pourrait tout à fait estimer que nos devoirs envers les générations futures impliquent

uniquement un tel niveau d’efforts. Mais, d’un autre côté, si les ressources dont nous disposons aujourd’hui sont d’un niveau plus faible aujourd’hui qu’à l’origine, les

efforts que cela supposerait pour respecter les droits des individus futurs seraient cette fois bien trop élevés. Pour respecter les droits des individus futurs à disposer

d’un niveau de ressources équivalent à celui des membres de la première génération,

chaque génération se verrait alors devant la nécessité de compenser les dégradations subies par la nature au fil de l’histoire de l’humanité. Or, du point de vue du seul

169 du niveau de ressources entre la première et la génération présente324. En d’autres termes, selon une telle hypothèse, mais aussi selon l’hypothèse d’une croissance

démographique, une théorie libertarienne de la justice s’avère inapplicable puisqu’aucun principe de compensation ne peut être avancé.

Un point de référence autre que le niveau de ressources dont a bénéficié la

première génération permet d’éviter ces écueils liés à l’inévitable évolution de la

nature et de ses ressources : le niveau de ressources dont aurait dû disposer la génération suivante elle-même en l’absence de toute génération antérieure325. Au sein de la première interprétation, les générations successives devaient transmettre un « état du monde » comparable à ce qu’il aurait été en leur absence, à l’exception de la première génération. Au sein de cette deuxième interprétation, les générations successives doivent transmettre un « état du monde » équivalent à ce qu’il aurait été si la génération suivante constituait la première génération. À l’instar de la proposition précédente, une telle règle implique que les individus futurs doivent pouvoir disposer de ressources équivalentes à des ressources vierges de toute intervention humaine. Mais cette fois les variations naturelles sont en quelque sorte

intégrées au sein de ce qui est dû à la génération suivante puisqu’on s’appuie sur l’état des ressources telles qu’elles sont supposées être dans le temps présent. On

annihile de fait les difficultés liées aux évolutions de cet état du monde.

Toutefois, cela ne permet pas de résoudre l’ensemble des difficultés qui ont trait à ces deux interprétations. La difficulté essentielle réside dans cette volonté de

distinguer strictement les évolutions qui ont trait à l’activité humaine et celles qui

émanent de la nature. Une telle appréciation du rapport de l’Homme et la nature est

erronée comme nous l’avons déjà indiqué326

. La nature n’est pas un sanctuaire protégé de tout temps par l’Homme et ses activités et n’a pas pour vocation de l’être.

En d’autres termes, une nature « pure » ou « sauvage », c’est-à-dire purgée des activités de l’Homme, est un mythe. Il n’y a aucun sens à demander la transmission

324

Axel Gosseries, Penser la justice entre les générations, op. cit., p. 188 : « Existe-t-il une raison quelconque pour laquelle la génération actuelle devrait se préoccuper de compenser l’impact d’une telle glaciation avec pour objectif de veiller à ce que la génération suivante puisse bénéficier d’un niveau de ressources équivalent (par tête) au niveau préhistorique ? La réponse, pour un lockéen, est qu’il n’y a pas de telle raison. »

325

Ibid., p. 189.

326

Voir au sein de la 1e partie la section 1.2.3, « Éthique environnementale et justice entre les générations ».

170 de ressources naturelles vierges de toute intervention humaine327. Nous ne pouvons

pas distinguer clairement l’Homme et la nature, tout simplement parce que

« l’Homme est dans la nature », ce qui signifie que l’Homme dépend de la nature,

mais également qu’il vit et évolue en son sein, à l’instar des animaux, des plantes,

etc.328. Dès lors, l’activité humaine agit nécessairement sur le cours de son

environnement naturel ou, autrement dit, l’activité humaine fait partie intégrante de l’évolution de la nature elle-même.

Bien sûr, de telles actions peuvent être sources de dégâts, en tant qu’elles conduisent à déséquilibrer un écosystème à l’origine de la destruction de ressources,

d’espèces animales ou végétales. Mais dans d’autres situations, son action peut s’avérer indispensable pour préserver l’équilibre d’un écosystème. On sait que la