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Chapitre 3. L’individu sans ancrage, sujet autonome par excellence ?

3.2. Le sujet sans ancrage, une figure contestée

3.2.3. Une figure trop radicale pour être généralisée

Le personnage décrit dans le roman de Musil et l’esprit libre présenté par Nietzsche sont certainement des figures d’individus extrêmes dans le sens où ils ont poussé la logique de libération de l’être très loin, peut-être plus loin qu’on ne le souhaiterait. En effet, on peut se demander si ces sujets ne sont pas dans des cas de figures si radicaux que l’on ne peut plus considérer qu’ils sont réellement autonomes, qu’ils ont une identité à part entière et qu’ils sont de bons modèles pour la société.

30 L’importance de ces vertus tient moins au fait qu’elles proviennent d’un choix que parce qu’elles

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Tout d’abord, on peut s’interroger sur l’impact de ce genre d’individus sur la société. Peut-on envisager une société composée d’ « esprits libres » ? Si l’existence d’un tel individu est mouvementée, une société à son image pourrait s’avérer chaotique. Si chacun s’aventurait dans des directions morales opposées avant de pouvoir mener une vie tranquille et sûre, la société ne pourrait plus exister. En effet, le parcours de l’esprit libre est un chemin de solitude. C’est un processus par lequel l’individu s’isole des autres. La généralisation d’un tel cheminement pourrait peut-être même aboutir à l’émergence d’une société anomique, autrement dit à une situation où l’absence de normes détruirait l’ordre social. Si je doute de la possibilité et de la désirabilité de faire de l’esprit libre un modèle à suivre pour tous, je ne pense pas que ce sujet puisse être à l’origine de l’anomie au sens durkheimien. En effet, dans le processus décrit par Nietzsche, le grand coup de partie marque le début d’un long voyage qui n’est cependant pas sans fin. En ce sens, si une forme d’anomie existait, elle ne serait que temporaire31. L’analyse de Musil et de Taylor sur la modernité démontre que même quand l’ordre moral est bouleversé, une nouvelle moralité peut en émerger. Le sujet sans ancrage est donc engagé dans un processus de destruction créatrice.

La période d’errance morale de l’individu sans ancrage n’est à mon sens pas une phase où il se comporte de manière immorale mais plutôt amorale. En effet, l’individu ne se livre pas à un travail de destruction des valeurs morales pour les transgresser32. L’intention est de les remettre en cause profondément afin de refonder un ordre moral auquel on puisse adhérer pleinement, consciemment et volontairement. Le résultat n’est pas forcément un remplacement de l’ordre moral initial. En ce sens, l’autonomie relationnelle de Descombes est une autonomie

31 Strictement parlant, l’anomie n’est pas un état temporaire selon les analyses de Durkheim dans

Le suicide : étude sociologique (2002).

32 Si ces valeurs morales sont détruites, elles n’existent plus et donc, par définition ne peuvent plus

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réelle si le sujet a effectué le travail de réflexion nécessaire pour adhérer consciemment à des valeurs sociales. C’est donc davantage la dimension de solitude du processus qui pose problème pour l’existence d’une société de tels individus, plus que l’acte de destruction des vertus existantes.

On peut se demander si l’expérience décrite par Musil et Nietzsche n’exclut pas la possibilité d’une réelle autonomie. En effet, l’autonomie n’a de sens que si l’individu vit parmi d’autres hommes. Un ermite peut naturellement décider de ses propres lois puisqu’il est seul. Cependant, l’autonomie est la capacité à se déterminer soi-même en rapport avec les autres. Le sujet sans ancrage est-il donc assimilable à un ermite ? A mon avis, l’individu musilien se place dans une position d’isolement pour prendre une distance critique vis-à-vis de la société et de lui-même. Cette position lui permet de fonder ses propres vertus en toute connaissance de cause et de construire son identité pour pouvoir les affirmer avec conviction dans la société une fois le travail accompli. Le refus de toute étiquette de l’individu sans ancrage ne découle pas tant d’une incapacité à prendre une position ferme sur quelque chose que la peur de ne pouvoir échapper au sens que les autres donnent à cette catégorie, autrement dit la peur de ne pas être maître de soi-même.

Néanmoins, il ne me paraît pas raisonnable de s’attendre à ce que chacun soit capable de faire ce voyage de l’esprit serf à l’esprit libre de la manière décrite par Nietzsche et de mener une existence comme celle d’Ulrich. Le désir d’appartenance, le besoin de sécurité et la peur de l’inconnu sont des raisons tout à fait valables et compréhensibles pour ne pas s’engager dans la voie décrite précédemment. L’expérience de destruction que s’imposent l’individu sans ancrage, l’homme sans qualité et l’esprit libre est une manière de procéder. Cependant, d’après moi, un individu peut mener son chemin vers l’autonomie au moyen d’une expérience moins violente et risquée. Il lui faudra probablement plus

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longtemps pour devenir autonome et il lui restera certainement des idées préconçues et des identités héritées. Néanmoins, il serait illusoire de penser que même par le processus radical décrit par Nietzsche, il soit possible d’atteindre la parfaite maîtrise de son existence. Un tel procédé peut tout au plus permettre d’atteindre une autonomie plus profonde. En somme, le sujet doit repousser ses limites et se faire violence pour réellement se donner ses propres règles. La capacité d’aller plus ou moins loin sera certainement variable selon les individus et la violence ressentie dépendra de la force de chacun à supporter la remise en cause de certitudes. Il serait donc erroné et déraisonnable de prétendre que la figure extrême du sujet sans ancrage puisse être ou devenir une norme.

En résumé, le sujet sans ancrage peut être interprété comme un être aliéné si on se place dans une perspective strictement expressiviste. Cependant, il me semble plus juste de le considérer comme un individu libre parce qu’il ne vit pas dans l’illusion d’être ce qu’un moi intérieur authentique exigerait qu’il soit. Il peut être et devenir ce qu’il veut. Et surtout, il est libre d’esprit parce qu’il est capable de penser au-delà du réel, de penser le possible. Cette existence comme expérience, comme essai, apporte une connaissance qui permet de devenir maître de soi et de créer sa propre morale. En ce sens, elle permet de devenir autonome. L’état d’ignorance initial ne permet pas à l’individu d’adhérer pleinement à ses valeurs morales. Néanmoins, une telle expérience est trop radicale et violente pour être considérée comme un modèle à suivre pour tous. Elle place en effet les sujets dans un état temporaire de solitude et en dehors de l’ordre moral, ce qui peut avoir des conséquences négatives sur l’individu et la société dans son ensemble. Mais du processus destructeur décrit par Nietzsche peut émerger une nouvelle morale refondée avec conviction par des sujets autonomes.

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Si l’individu sans ancrage me semble donc le plus à même de devenir autonome, il serait illusoire et déraisonnable d’attendre de chacun qu’il soit un homme sans qualités. Néanmoins, cette figure amène à réfléchir sur les moyens de s’approcher de cet idéal d’autonomie et sur les mesures que l’État pourrait mettre en place pour instaurer les conditions favorables à cet objectif. Ainsi, dans une dernière sous-partie, je tenterai de tirer les conclusions de ces réflexions sur le sujet sans ancrage et les enseignements des chapitres précédents pour présenter les mesures qui seraient nécessaires à une libre construction de l’identité dans un objectif d’autonomie de l’individu.