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Chapitre 3. L’individu sans ancrage, sujet autonome par excellence ?

3.3. La possibilité de l’autonomie dans le doute

3.3.1. Un retour sur le lien entre l’identité et l’État

Pour comprendre à quel point l’action étatique exerce une influence sur la formation des concepts, il convient de s’intéresser aux origines de l’émergence du

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terme d’identité dans le langage courant. Jean-Claude Kaufmann souligne une évolution administrative d’apparence anecdotique, mais qu’il considère, à juste titre, comme une explication essentielle du sens donné au mot « identité » aujourd’hui. Les pays ont selon lui connu un « processus d’accumulation et de centralisation progressive de supports-papier concentrant en quelques signes et enregistrant la mémoire de l’ « identité » des personnes » (Kaufmann, 2004, pp. 19-20). Il mentionne les exemples du livret d’ouvrier, des registres paroissiaux et du « carnet anthropométrique d’identité » en France et fait remonter la création officielle de la carte d’identité française à 1940, sous le régime de Vichy. Dès son origine, ce papier servait à prouver que son détenteur était bien celui qu’il prétendait être. Une des motivations principales était de protéger la société des criminels, anarchistes ou de populations perçues comme indésirables telles que les tsiganes et, plus tard, les juifs. C’était un moyen de réguler la société, en particulier compte tenu de la nouvelle mobilité des individus.

Kaufmann note cependant que le terme de « carte d’identité » était erroné et qu’il aurait été plus juste de parler de « carte d’identification » (Kaufmann, 2004, p. 23). En effet, c’était une illusion de croire qu’un papier pouvait retranscrire, avec plus ou moins d’exactitude, l’identité d’un individu. Il souligne :

[i]l était nécessaire d’identifier pour administrer, de réduire la complexité du réel en attribuant une réalité qui se fondait sur quelques éléments enregistrés sur papier. Un des paradoxes de l’identité était déjà tout entier dans ces débuts : en trompant le réel, en filtrant de façon sélective sa propre vérité, elle crée les conditions d’une action efficace. Elle est un mensonge nécessaire (Kaufmann, 2004, p. 18).

Même si un papier ne peut évidemment tout indiquer, en se présentant comme une carte d’identité, il se donne l’apparence de traduire ce qui est essentiel. Kaufmann souligne que

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c’est [l’histoire administrative] (et non un mouvement plus intellectuel des idées) qui popularisa le terme « identité » (dans la première moitié du XXe siècle), et l’imposa dans le langage ordinaire. Car c’est elle également qui sournoisement en installa profondément une conception substantialiste et simplificatrice (Kaufmann, 2004, pp. 22-23)

Il est donc nécessaire de prendre conscience du rôle que l’État a joué dans l’émergence de ce concept dans le discours politique et courant. Marcel Gauchet ajoute aussi que « [p]our qu’il y ait identification, il faut qu’il y ait des situations où il y a sens à s’identifier » (Gauchet, 2002, p. 257). Cela signifie que l’identité n’est devenue un enjeu qu’à partir du moment où « elle est devenue incertaine » (Legrand, 1993, p. 282). Taylor soutient la même idée lorsqu’il affirme : « [i]n premodern times, people didn’t speak of « identity » and « recognition, » not because people didn’t have (what we call) identities or because these didn’t depend on recognition, but rather because these were then too unproblematic to be thematized as such » (Taylor, 1991, p. 48). En ce sens, la question de la formation de l’identité se pose forcément dans les sociétés plurielles où le contexte de la naissance d’un individu détermine de moins en moins son avenir, que ce soit son lieu d’habitation, son parcours professionnel ou la culture qu’il adoptera. Elle est un enjeu parce qu’elle ne va plus de soi.

Une des stratégies envisageables serait d’essayer de revenir à une situation où l’identité n’est plus incertaine pour les individus. A mon sens, le modèle multiculturel comme le modèle républicain agissent dans une certaine mesure (et de manière opposée) dans cette logique. Le système d’assimilation vise à réduire la manifestation de la pluralité, de manière à « protéger » l’identité nationale des mutations sociales qui peuvent s’opérer au sein d’une société. Dans les sociétés multiculturelles au contraire, la pluralité est incitée à s’exprimer ouvertement. Cependant, à mon avis, ces politiques régulent tout de même la pluralité et structurent la manière dont celle-ci s’exprime. L’administration joue à cet égard un

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rôle significatif. Les formulaires administratifs ou de manière plus générale, les questionnaires qui sont admis dans les sociétés multiculturelles, fournissent une liste de catégories raciales, ethniques ou religieuses auxquelles l’individu peut s’identifier. Même si l’objectif n’est pas d’uniformiser les différentes catégories, cela contribue dans les faits à créer des groupes identitaires qui ne correspondent pas à une réalité objective.

Dans son article sur la « naissance et déclin du débat sur le multiculturalisme » (Seymour & Bhargava, 2009, pp. 103-132), Wieviorka met en évidence la manière dont différentes catégories d’individus perçoivent les politiques multiculturelles. Nous avons vu que l’individu qu’il qualifie de sujet sans ancrage peut être considéré comme une personne dont la volonté d’autonomie est si forte qu’elle peut mettre sa sécurité et sa propre vie en danger. Selon Wieviorka, le sujet sans ancrage

a besoin en tant que tel, pour s’exprimer et se construire, de conditions politiques assurant sa liberté, au plus loin de toute appartenance identitaire qui risquerait de le happer et de lui rendre difficile la maîtrise de son expérience personnelle. Le multiculturalisme est pour lui un obstacle ou un frein, car il favorise les groupes constitués et les individus qui en relèvent et n’apporte rien aux individus isolés (Seymour & Bhargava, 2009, p. 131). En ce sens, les politiques multiculturelles mettent à mal la liberté de ceux pour qui celle-ci est précisément une valeur essentielle à leur existence. Wieviorka présente aussi la situation où « l’identité culturelle est le produit du métissage et où, par conséquent, elle est par définition instable, sans limites définies » (Seymour & Bhargava, 2009, p. 128). Il souligne que dans ces cas de figure, les politiques multiculturelles ne sont pas appropriées dans la mesure où elles ne prennent pas en compte les individus hors des groupes formés ou des minorités. Si le métisse ne s’attend pas à être reconnu par les politiques, c’est parce qu’il est

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conscient de la fluidité et du caractère évolutif de son identité et ne conçoit pas comment une politique pourrait saisir cette réalité et lui apporter des avantages.

Nous avons vu dans les chapitres précédents que chacun est le fruit à divers degrés d’une forme de métissage, dans le sens où l’identité de chacun est un mélange complexe d’influences et de choix de sources différentes, et qu’une identité n’a pas de limites définies. De plus, l’observation de Wieviorka peut nous amener à nous demander si le sujet sans ancrage ne serait pas une figure plus commune si les individus n’étaient pas soumis aussi systématiquement à la nécessité de « s’identifier » d’une manière ou d’une autre. Le rôle de l’État n’a donc certainement pas été indifférent dans l’émergence de la question de l’identité et dans les réponses multiculturelles d’aujourd’hui, qui ne prétendent d’ailleurs nullement à la neutralité. C’est pourquoi, il est nécessaire de prendre de la distance par rapport à notre propre interprétation des concepts et d’appréhender la question de l’identité avec un regard nouveau.

3.3.2. Réintroduire de la souplesse dans les catégories identitaires