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Chapitre 3. L’individu sans ancrage, sujet autonome par excellence ?

3.3. La possibilité de l’autonomie dans le doute

3.3.2. Réintroduire de la souplesse dans les catégories identitaires

conscience du pouvoir que l’État exerça sur la manière de concevoir les choses. Si l’État a pu rendre populaire le terme d’identité et en partie déterminer la signification du concept, il peut aussi agir dans le sens opposé. Kaufmann distingue deux tendances d’identification antagonistes (Kaufmann, 2004, p. 23). La première se concentre sur le corps, la seconde sur la création d’identifiants techniques. La tendance anthropométrique qui se manifeste avec la photo d’identité, l’indication de la taille et de la couleur des yeux sur les passeports donne l’illusion de refléter l’identité. On revient à l’idée selon laquelle le moi authentique est organique. Par conséquent, si on veut retrouver l’essence d’une personne, il faudrait se tourner vers le corps. Je ne partage pas cette vision de

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l’identité organique et je doute de l’existence d’une substance du moi digne de ce nom. C’est pourquoi, j’estime que la deuxième tendance que note Kaufmann est préférable pour mettre fin à la croyance que quelques critères pourraient définir une identité unique. Cette deuxième manière d’identifier s’appuie sur l’assignation de valeurs numériques ou d’autres codes. Ces identifiants techniques permettent « à l’individu de se dégager des marques qui le suivent et le précèdent, de se dégager de son histoire (qui tend à décider pour lui, à l’avance, ce qu’il devrait être), pour se présenter aux autres enfin libre de s’inventer » (Kaufmann, 2004, p. 24).

L’opinion populaire semble rejeter de telles pratiques qui permettent d’identifier chaque individu par un code numérique. Les films de science-fiction contre-utopiques comportent d’ailleurs parfois une vision de ce système d’identification. Néanmoins, à mon sens, cette manière de prouver son identité n’est pas si négative. Dans les modèles contre-utopiques, l’identification par un système de code numérique est critiquée parce que cela contribuerait à déshumaniser les individus. Néanmoins, si on comprend qu’un numéro ne peut pas représenter une identité, cette méthode est moins réductrice que d’identifier quelqu’un par quelques critères. C’est justement parce qu’on a confondu les données d’identification avec l’identité qu’un numéro apparaît déshumanisant. En effet, un être humain n’est pas un numéro. Mais un code numérique est très clairement assigné de manière aléatoire ou du moins n’a pas de signification. Il est de toute évidence une création pour organiser ou administrer et ne prétend pas nous définir ou porter notre identité. Il n’y a donc pas le risque qu’une personne pense que son identité se limite à l’existence de son code numérique. Un numéro est neutre contrairement à un nom, une adresse ou un lieu de naissance. Il est évident qu’un numéro ne suffit pas pour identifier quelqu’un en toutes circonstances. La première méthode ne peut donc pas être évitée complètement.

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Cependant, avec les avancées des techniques scientifiques, on peut aller vers des procédés d’identification efficaces et sans prétention de refléter le caractère unique de l’identité d’une personne. Certaines caractéristiques corporelles comme les empreintes digitales ou l’ADN sont effectivement uniques. Pour prouver qu’il est réellement qui il prétend être, il suffira à l’individu de faire valoir que son ADN correspond bien à l’ADN associé au numéro d’identification qu’il présente.

Idéalement, l’État devrait permettre aux individus de s’identifier au moyen d’étiquettes qui leur correspondent. Chacun devrait pouvoir qualifier sa propre catégorie et ne pas simplement se classer dans des cases déterminées au préalable. Le ou les critères de classification retenus ne devraient pas non plus être établis à l’avance, pour permettre à chacun de souligner la ou les parties de son identité qu’il veut mettre en avant. Évidemment, il n’est pas réaliste d’envisager que l’État accepte de mettre en place des formulaires à questions ouvertes où chacun pourrait répondre à sa manière. Les réponses risqueraient d’être tellement variées qu’il serait impossible de les regrouper et de les organiser pour administrer la population efficacement. Imaginer la manière idéale d’aborder l’identité n’est malgré tout pas inutile parce que, même si l’État ne peut effectivement pas suivre ce modèle, il peut en revanche introduire plus de souplesse dans les catégories. De façon plus générale, la société devrait reconnaître à chacun la possibilité de se définir de manière unique.

Si, dans l’idéal, les individus devraient pouvoir déterminer leur(s) catégorie(s) d’identification, il me semble aussi important d’accorder cette la liberté à ceux qui ne souhaitent pas se classer dans une catégorie. Pour certains, leur identité réside justement dans le fait d’être dans l’« entre-deux ». D’autres peuvent refuser le principe de classification ou ne se reconnaissent pas dans les options offertes. Laisser le choix de ne pas choisir, c’est donc respecter le souhait d’individus qui se veulent hors-système. C’est notamment le cas des « gender

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queer » qui ne rentrent pas dans la dichotomie masculin/féminin traditionnelle. Selon la définition du Centre de ressources sur l’équité des genres de l’Université de Berkeley, un « gender queer » est une personne qui « redefines or plays with gender, or who refuses gender altogether. A label for people who bend/break the rules of gender and blur the boundaries »33. Si de tels exemples restent marginaux, et certaines personnes valorisent cette marginalité comme un aspect essentiel de leur identité, il n’en demeure pas moins que la société devrait accorder cette possibilité de l’ « entre-deux ».

L’État a eu un rôle dans la popularisation d’une conception substantialiste de l’identité. Il me semble qu’il est aujourd’hui nécessaire qu’il réintroduise de la souplesse dans les catégories identitaires même si, pour des raisons pratiques, l’administration étatique ne peut pas aller aussi loin qu’il serait souhaitable. Néanmoins, un regain de flexibilité donnerait une impulsion dans ce sens à d’autres aspects de la société qui pourraient suivre cette tendance et l’approfondir. Avant de développer véritablement une conception plus souple et ouverte de l’identité dans la société, l’État doit d’abord remettre en question certaines politiques multiculturelles. En effet, nous avons vu que celles-ci contribuent parfois à mettre en avant une certaine conception de l’identité où l’appartenance à une communauté culturelle est essentielle. De plus, elles incitent selon moi à concevoir son identité de manière trop limitée par rapport à la réalité. C’est pourquoi, nous verrons à présent en quoi les politiques multiculturelles (telles qu’elles sont définies dans le Multiculturalism Policy Index Project de Queen’s University) font obstacle au processus de construction d’une identité autonome.

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3.3.3. La promotion d’une identité du possible plutôt qu’une