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Chapitre 2 Le portrait d’une famille désunie

2.3 Une famille dans son réseau iconographique

La famille Bellelli est, pour le journaliste contemporain de Degas, André Michel, une œuvre qui n’a pas été conçue, peinte et présentée par son auteur dans le but de plaire et elle demeure « sans la moindre concession au goût moyen du public ».165 C’est en concordance avec Petites filles spartiates… et plus tard, vers 1868-1869, avec Intérieur dit aussi Le viol166, que Degas aborde un portrait de famille qui met en opposition les genres féminin et masculin, dans une composition à la fois centrifuge et fragmentée, une pratique qui contraste fortement avec la représentation unifiée et harmonieuse du même sujet par des peintres plus conventionnels de l’époque. La famille Bellelli est donc unique, ce qui ne veut pas dire qu’on n’a pas réussi à lui trouver des sources d’inspiration ou, à tout le moins, des images apparentées. C’est peut–être une caricature d’Honoré Daumier167, intitulée Un propriétaire, qui offre le plus d’affinités avec la mise en scène et avec l’aspect conflictuel de La famille Bellelli, même si le médium et le format des deux représentations diffèrent substantiellement (figure 38). Dans une perspective plus générale, le caractère faussement conventionnel de l’arrangement géométrique du tableau, rationalisé par des triangles se découpant sur des objets aux formes rectilignes en arrière-plan, n’est pas sans rappeler les dessins de la première époque d’Ingres, que Degas admire profondément. Cependant, lorsque nous considérons la dimension expressive du portrait de

165 Boggs, 1988, op. cit, p. 82.

166 L’iconographie d’Intérieur sera examinée au chapitre 3 et mise en relation avec des sources littéraires

contemporaines.

167 Degas avait pour Honoré Daumier une grande admiration; se portant à sa défense, il déclara un jour à

Gérôme qu’il y avait eu trois grands dessinateurs au XIXe siècle : Ingres, Delacroix et Daumier. Reff, 1976, op. cit., p. 39. Cette citation apparaît également dans Jeanniot, Georges, «Souvenirs sur Degas», Revue Universelle, 55, 1933, p. 171. Par contre, l’emprise de Daumier, qui se fait sentir après celles d’Ingres et de Delacroix, est évidente pour les thématiques de la vie urbaine, surtout lorsqu’elles sont en rapport avec la physiognomonie que Degas aborde entre les années 1870 et 1885.

famille de Degas, nous nous retrouvons dans un univers tout à fait étranger à Ingres dont les modèles portraiturés habitent des intérieurs bourgeois chaleureux et opulents168 (figure 39).

Figure 38. Honoré Daumier, Un propriétaire, 1837.

Figure 39. Jean-Auguste-Dominique Ingres, Comtesse d'Haussonville (détail), 1845.

La difficulté d’identifier des précédents contemporains à La famille Bellelli a porté les auteurs à se tourner vers des sources plus anciennes, dont on ne s’étonne pas de les trouver nombreuses à cause du mode de formation des artistes encore en vigueur à l’époque de Degas et de l’importance accordée au séjour italien. On doit à Jean Sutherland Boggs de s’être livrée à la compilation méticuleuse de ces sources présumées. Ainsi, la fortune critique du peintre révèle que l’on a tour à tour évoqué les primitifs italiens, Hans Holbein l'Ancienet Jacopo (Carucci Pontormo. Agnolo di Cosimo) Bronzino aurait pu inspirer la figuration de Giovanna qui, avec ses mains croisées sur son ventre, rappelle le Portrait d’Eléonore de Tolède de 1545, ou encore Lucrezia Panciatichi (vers 1545), des tableaux conservés à la Galerie des Offices à Florence que Degas a certainement vus. Giovanna apparaît «telle une sorte de pur esprit, avec la pâleur mystique et embuée qu’éclairent deux yeux bleus, très grands et très doux »169. La blancheur du tablier qui recouvre sa robe noire accentue cet air angélique qui, pour Jean Sutherland Boggs, n’est pas sans rappeler, par son calme monumental, certaines figures de Piero della Francesca170. La figure de Laura Bellelli pourrait trouver ses sources dans la peinture de Sir Anthony van Dyck que Degas aura également vue lors de son passage à Gênes en avril 1859 et se

168 Nochlin, 1999, op. cit., p. 61, note 3. Voir également, pour La famille Bellelli : Sidlauskas, Susan.

Body, Place, and Self in Nineteenth-Century Painting, Cambridge ; New York: Cambridge University Press, 2000, p. 33. Aussi dans : Sidlauskas, Susan. «Resisting Narrative : the Problem of Edgar Degas's Interior», The Art Bulletin, vol. 75, December 1993, p. 679-680.

169 Boggs, 1983, op. cit., p. 15. 170 Ibid.

Illustration retirée

rapprocherait du portrait de Paolina Adorna Marchesa Brignole–Sale (1627)171. Pour l’écrivain symboliste Sâr Péladan172, qui s’exprima lors de l’acquisition de la toile par le Musée du Luxembourg après le décès de Degas, La famille Bellelli évoque «l’embêtement à l’égal d’un intérieur flamand.»173 Pour Theodore Reff174, le petit portrait de René-Hilaire Degas représente quant à lui une image dans l’image qui adhère à une longue tradition de la représentation d’ateliers d’artistes ou de cabinets de collectionneurs, pratique populaire dans l’art européen depuis le XVIe siècle. Il pourrait aussi s’agir d’un portrait d’ancêtre tel qu’on le concevait depuis la Renaissance, tout spécialement dans la tradition hollandaise. Le portrait joue ici, au-delà des considérations spatiales et compositionnelles qui ont pu motiver sa présence – le père est placé au-dessus de la tête de la fille dont il renforce l’élan vertical - un rôle symbolique. René Hilaire- Degas est à la fois l’origine et le couronnement d’une dynastie familiale : le grand-père, les parents, puis les enfants se succèdent du haut vers le bas de la toile. À la fois présent et absent, il inaugure une lignée dont le dernier chaînon se devine dans le ventre de Laura. Cette célébration générationnelle, appuyée par des nuances de structure et de style, ferait référence à la tradition aristocratique du portrait qu’ont si bien illustrée un van Dyck ou un Bronzino. Degas s’écarte cependant de cette tradition en se concentrant plutôt sur l’intimité de ses modèles dans leur décor bourgeois. Pour le groupe de Laura et de ses filles, des similitudes sont apparues avec Francisco de Goya et La famille de Charles IV (1800-1801). On a également évoqué Rembrandt ainsi que Philippe de Champaigne. Degas lui–même, dans sa correspondance, cite pêle-mêle les noms de Giorgio Barbarelli dit Giorgione, Sandro Botticelli, Vittore Carpaccio et Andrea Mantegna (Boggs et Coll. 1988). La critique a aussi associé l’œuvre à Las Meninas (1656-1657) de Diego Velázquez, dont on se rappellera qu’elle était aussi nommée La famille de Philippe IV.

Mais ces références nombreuses à l’héritage du passé témoignent d’un système de valeurs en voie de disparition. Degas doit réinventer le portrait de famille s’il veut lui injecter une sensibilité et des préoccupations contemporaines. Ce qui nous amène, dans une perspective plus sociale, à évoquer la crise généralisée de la famille qui frappe à l’époque tous les milieux et particulièrement les milieux bourgeois. Cette crise se nourrit des rôles changeants dévolus aux

171 Musei di Strada Nuova, Galleria di Palazzo rosso à Genèves.

172 Sâr Péladan ambitionnait d'extirper la laideur du monde moderne. Il s'opposait au matérialisme ambiant

et, à ce titre, il fut un porte-parole typique du courant symboliste. Il rédige plusieurs manifestes qui témoignent d'une grande culture artistique et d’une saisissante réfutation esthétique de Taine qui accompagne son ouvrage majeur, L'Art idéaliste et mystique (1894). [En ligne] : Article Joséphin Peladan de Wikipédia en français http://fr.wikipedia.org/wiki/Jos%C3%A9phin_Peladan. Page consultée le 8 janvier 2013.

173 Boggs, 1988, op. cit., p. 82. 174 Reff, 1968, op. cit.

hommes et aux femmes dans l’organisation du social. C’est sur elle que vient se greffer le drame particulier mis en scène par La famille Bellelli.