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Chapitre 3 Petits drames bourgeois : de l’incommunicabilité à la menace

3.4 Intérieur : une œuvre réaliste?

Selon Susan Sidlauskas248, la remarque de Degas «Vous connaissez mon tableau de genre» pourrait donner certains indices sur l’intention de l’artiste, indices qui rappellent certaines prises de position radicales de Louis-Edmond Duranty en matière de réalisme. Degas rencontre Duranty vers 1865. L’écrivain militait en faveur du renouvellement de la peinture d’histoire par l’emprunt de sujets tirés de la vie contemporaine249, positions qui seront maintenues dans son pamphlet le plus célèbre, La Nouvelle Peinture250, publié en 1876 à l’occasion de la Deuxième Exposition Impressionniste. Afin que l’art demeure bien en prise sur la réalité, Duranty insiste sur la nécessité, pour les personnages, de maintenir un rapport étroit avec leur environnement immédiat. Pour lui, la nouvelle peinture met l’emphase sur l’intimité des intérieurs ; elle est engageante plutôt que didactique ; elle s’intéresse aux états psychologiques et à une expression morale qui n’est toutefois pas moralisante; elle rejette les conventions académiques telles la symétrie, les arrangements équilibrés et la lisibilité absolue de toutes les parties de l’œuvre. Même si Duranty n’a pas élaboré le programme complet des nouvelles conventions visuelles caractérisant le projet réaliste en peinture, il déconseille l’utilisation de la composition pyramidale251 qui évoque pour lui l’une des principales limitations de la représentation académique. Ainsi, passer de la peinture d’histoire à la peinture de genre ne suffira pas à renouveler la vision si les structures formelles de l’ancien système ne sont pas changées; le risque est grand, autrement, d’aboutir à de simples drames anecdotiques. Cependant, il lui semble qu’on pourrait conserver les attributs les plus valables de la peinture de genre traditionnelle, tels l’indépendance, par rapport à des textes sources extérieurs, d’une narration qui s’attache aux aspects modestes de la vie quotidienne; ce sont de tels sujets qui permettent d’observer les modifications subtiles du caractère et de l’état d’esprit d’une personne, lesquelles se révèlent par les vêtements, les poses, les gestes et les expressions faciales. Duranty croit que les détails doivent livrer des informations sur l’âge des figures représentées, leur sexe, leur profession, leur classe sociale et leur histoire personnelle. On peut alors facilement

248 Sidlauskas, December 1993, op. cit.

249 Duranty écrit à ce sujet «L’idée, la première idée a été d’enlever la cloison qui sépare l’atelier de la vie

commune, ou d’y ouvrir ce jour sur la rue.» Duranty, Edmond et coll. La nouvelle peinture ; à propos du groupe d'artistes qui expose dans les galeries Durand-Ruel (1876), Nouv. éd., Paris : Floury, 1946, p. 20.

250 Ibid., p. 19-25.

251 La composition pyramidale est absente de la trame structurale d’Intérieur, ce qui indique une prise de

comprendre qu’un tableau comme Intérieur puisse répondre aux exigences de Duranty252 sans nécessiter la médiation du roman réaliste.

John House253 souligne pour sa part que l’essai sur la physionomie, publié en 1867 par Duranty, renforce cette position et permet en plus d’expliquer l’apparente méfiance de Degas envers une utilisation trop codifiée du langage des signes et des expressions. Dans cet essai, Duranty insiste en effet sur le caractère unique permettant à tout individu de transcender les classifications physionomistes. Intérieur viendrait confirmer cette conception : l’individualité des deux figures a ici pour résultat la relative illisibilité du drame qui les unit - ou qui les désunit : ce drame n’est pas celui d’un rituel social mais celui de deux personnes particulières observées dans le cadre de leur intimité. Intérieur irait donc à l’encontre des standards de la peinture de genre contemporaine dont les sujets sont ceux de la vie moderne ; ces derniers portent d’ailleurs rarement, avant 1870, sur les relations homme-femme. Lorsque l’occasion se présentera, les rôles associés aux deux genres demeureront très distincts et somme toute assez conventionnels. House prend pour exemple l’œuvre d’Eugène Feyen, La lune de miel, présentée au Salon de 1870 (figure 50). Même si l’image saisit un moment de tendresse réciproque entre de jeunes époux, les protagonistes n’ont pas abandonné les activités qui les distinguent comme appartenant à des sexes opposés : elle s’adonnait à la broderie, c’est-à-dire à un art d’agrément, et lui, à des activités apparemment professionnelles, à un brain work254.

Figure 50. Eugène Feyen, La lune de miel, Salon de 1870.

Ce type de représentation s’avère cependant assez rare et on remarque plutôt l’absence presque constante d’une figure masculine dans la peinture de genre contemporaine à sujet intimiste. La représentation de la domesticité du couple semble avoir été, même pour les peintres de la vie moderne, incompatible avec le sens de la beauté auquel l’art aspire. La présence de l’homme d’Intérieur, la nudité partielle et inappropriée de la jeune femme ainsi que le décor sans ostentation bourgeoise – sont autant d’éléments qui transgressent la représentation conventionnelle de la domesticité.

252 Armstrong, Carol. «Duranty on Degas : A Theory of Modern Painting», 1991, op. cit., p. 73-100.

253 House, John. Impressionism : Paint and Politics, New Haven : Yale University Press, 2004.

254 Ibid., p. 87.

Qu’on cherche à l’interpréter par la voie des sources littéraires ou par une modernisation de la scène de genre, il semble qu’on n’arrive pas, en bout de piste, à rendre parfaitement lisible la scène représentée par Degas. Pour Carol Armstrong255, l’œuvre contredit à la fois l’élaboration des intérieurs informatifs qu’aurait appréciés Duranty aussi bien que la restitution de circonstances explicatives empruntées à la narration littéraire. Le langage des gestes et de l’ensemble des déterminants physiques retient l’information plutôt qu’il ne la divulgue. D’une certaine façon, l’œuvre met en abîme les positions réalistes de Duranty.