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Chapitre 4 Ces femmes qu’on observe au passage

4.1 Femmes au travail dans la cité et fantasmatique bourgeoise

Au moment où Degas commence à s’y intéresser, le ballet est devenu un genre de divertissement mineur très éloigné du grand art mis à l’honneur par le romantisme. Les danseuses, très populaires à l’époque, étaient recrutées davantage pour leurs attraits physiques que pour leur talent artistique. Étant perçues comme sexuellement indépendantes, elles incarnaient le type même de femmes suscitant toutes les passions et tous les fantasmes. L’Opéra Garnier277, où ont lieu les représentations de ballet, est d’abord et avant tout un endroit de rencontre, au décor faste et impressionnant, de la haute société parisienne. On y retrouve un foyer où les danseuses se réchauffent et socialisent - avant, pendant et après les représentations – avec un groupe sélect d’abonnés masculins qui ont un libre accès à l’arrière-scène. Une galerie supérieure à oculi, dissimulée dans l'exubérant décor du plafond, facilite le voyeurisme des beaux Messieurs qui ne désirent pas être reconnus alors qu’ils observent discrètement les membres du corps de ballet.

L’imagerie populaire et même la peinture de genre exposée aux Salons s’amusent régulièrement de cette situation. Les épisodes où des danseuses, en apparence pures et innocentes, sont entourées de protecteurs intéressés à leurs faveurs abondent à l’époque. On en trouve un exemple probant avec Les coulisses de l'Opéra de Paris, œuvre réalisée en 1889 par le

276 On doit tout particulièrement à Carol Armstrong d’avoir fait ce constat : Armstrong, Carol. Odd Man

Out : Readings of the Work and Reputation of Edgar Degas, Chicago : University of Chicago Press, 1991.

277 Le 28 octobre 1873, le vieil Opéra - qui servait de salle de spectacles provisoire à Paris depuis 1821 -

est entièrement détruit dans un incendie. Pour plus de détails, voir l’article de : Browse, Lillian. «Degas's Grand Passion», Apollo, vol. 85, Février 1967, p. 104-114.

peintre mondain Jean Béraud (figure 56), qui reprend des formules depuis un bon moment exploitées par les illustrateurs de revues à la mode et tel que Eunice Lipton le développe dans son chapitre II d’un des volumes les plus importants sur la question des danseuses de Degas «At the Ballet : The Disintegration of Glamor»278.

Figure 56. Jean Béraud, Les coulisses de l'Opéra de Paris, 1889.

Ce dernier fait voir, avec l’envers du décor, le genre de transactions auxquelles on se livrait dans l’arrière-scène de l’Opéra. Le tableau montre en effet des membres du Jockey Club, le plus souvent des nobles en perte de prestige politique, de pouvoir et d’autorité, courtiser des jeunes ballerines auxquelles ils sont en mesure d’assurer, moyennant des faveurs de nature sexuelle, une forme de patronage et un supplément de revenus. Les commentaires d’époque vont dans le même sens et révèlent à quel point la disponibilité apparente des danseuses intéressait bien davantage le public que leur véritable compétence artistique. Il arrivait même que l’on exagère leur situation de pauvreté ou leur héritage génétique douteux (surtout lorsque les parents appartenaient au milieu du spectacle) pour expliquer leur comportement vénal. Malheureusement, il n’existe pas de rapports administratifs sur les véritables conditions de travail des ballerines ou sur leur état de santé – comme on en trouve pour d’autres corps de métiers, incluant les prostituées. Quelques données éparses nous apprennent cependant que leur salaire était chèrement gagné, ce qui laisse entendre qu’elles consacraient de longues heures à l’entraînement et aux répétitions. Leur métier leur accordait cependant une certaine forme d’indépendance financière auxquelles les représentations du temps préfèrent ne pas trop s’intéresser pour exploiter l’image de femmes vulnérables et sexuellement disponibles.

On doit aussi à Eunice Lipton279 de s’être particulièrement intéressée aux blanchisseuses et les repasseuses, auxquelles Degas allait aussi consacrer plusieurs œuvres, constituaient la plus importante main d’œuvre féminine travaillant à Paris. On voyait les premières déambuler partout en ville, d’imposants ballots de linge appuyés sur la hanche. Jupes retroussées, à une époque où le sous-vêtement et la culotte n’existaient pas encore comme composante vestimentaire chez les pauvres, elles s’attiraient facilement la réputation de femmes faciles. Le fait qu’elles puissent se

278 Lipton, 1986, op. cit., p. 73-115.

279 Lipton, Eunice. «Images of Laundresses : Social and Sexual Ambivalence», ibid., p. 116-130.

rendre chez les clients et qu’elles aient accès aux dessous de l’intimité bourgeoise, n’était pas pour rien dans la fascination mêlée d’angoisse que suscitait leur métier dans l’imaginaire collectif. Si les déambulations urbaines des blanchisseuses étaient associées à une forme de disponibilité sexuelle, il en allait de même des espaces de travail destinés au traitement du linge. Les fenêtres et les portes des buanderies étaient en effet continuellement ouvertes à cause de la chaleur suffocante qui y régnait; on pouvait y apercevoir les ouvrières à demi vêtues s’affairant dans une atmosphère saturée d’humidité.

Différents rapports concernant les conditions de travail et l’état de santé des blanchisseuses et des repasseuses révèlent les contraintes et les problèmes liés à ces métiers. Le quart de corvée des blanchisseuses était long : elles travaillaient de quinze à dix-huit heures par jour, débutant vers 5h00 et terminant vers 23h00280. Elles devaient malgré tout se considérer chanceuses d’avoir trouvé une place dans un secteur où le taux de placement était faible. À la buanderie, elles devaient parfois se battre entre elles pour disposer d’un espace de travail fonctionnel. Les repasseuses, dont la besogne consistait en gestes répétitifs et ennuyeux, maniaient leur fer dans une atmosphère insalubre. Quatre-vingt-dix pour cent d’entre elles habitaient un deux pièces, dont l’une était utilisée pour le travail et l’autre pour dormir. La plupart du temps, il n’y avait pas de cuisine et elles préparaient leur nourriture au milieu du linge, ce qui créait un milieu favorable à la contamination. Les blanchisseuses et les repasseuses étaient souvent malades. Elles souffraient d’inflammations de la gorge et de l’abdomen et elles étaient fréquemment atteintes de bronchite et de tuberculose. La monotonie des tâches et la longueur des heures de travail expliquaient une forte propension à l’alcoolisme. En plus, la rémunération pour ce travail ingrat était insuffisante. Les rapports contemporains indiquent que les dépenses annuelles de ces ouvrières du linge, même réduites au minimum, dépassaient souvent ce qu’elles gagnaient. On ne devait alors pas s’étonner que certaines d’entre elles se soient adonnées à la prostitution pour arrondir des fins de mois difficiles.

Pourtant, et toujours selon Lipton, les témoignages contemporains ont très souvent tendance à occulter cette situation et à en effectuer une sorte de détournement fantasmatique plutôt qu’à la dénoncer. L’imagerie populaire, la photographie et même la peinture de genre présentent le plus souvent les blanchisseuses et les repasseuses comme des femmes aguichantes qui se laissent observer et aborder sans aucune difficulté, comme si leur occupation n’était qu’un prétexte à une suite d’épisodes de séduction. Échappant à la domesticité bourgeoise qui servait officiellement d’écrin à l’épouse et à la mère vertueuse, l’ouvrière était ainsi livrée au

voyeurisme public et à la projection érotique, que son accessibilité sexuelle ait été bien réelle ou largement imaginée (figure 57).

Figure 57. Anonyme, Repasseuse, Vers 1875.

Cette projection ne pouvait en effet servir qu’à apaiser le sentiment de culpabilité du bourgeois envers l’ouvrière exploitée en même temps qu’elle en rationalisait l’exploitation. Dès le XVIIIe siècle, la littérature pittoresque représentait les blanchisseuses comme des coquettes, dont les âmes n’étaient pas aussi propres que le linge passé entre leurs mains. Il n’était pas rare, dans l’imagerie populaire et la caricature, de voir s’échapper un homme à peine rhabillé de la chambre d’une repasseuse. De 1865 à la fin du XIXe siècle, les blanchisseuses et les repasseuses figurent aussi bien dans les illustrations de journaux comme Le charivari que sur des calendriers ou des cartes d’affaire à teneur carrément pornographique. On les retrouve aussi aux Salons officiels ou elles comptent parmi les motifs les plus prisés du public. Les repasseuses, qu’on représente comme des jeunes femmes élégantes et enjôleuses, ont surtout la cote. Dans Le Journal Amusant du 2 mars 1867281, on voit des blanchisseuses rencontrer chez eux de riches bourgeois, admirer des objets de luxe dans une vitrine ou danser avec abandon dans les bals publics. De toute évidence, elles font, tout comme les danseuses, partie de la racaille

(figures 58 et 59).

Figure 59. Anonyme, Repasseuse, 1873.

Figure 58. Édouard Menta, La blanchisseuse, 1896.

281 Ibid., p. 118.

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Même les écrivains et les artistes novateurs qui vont, dans la deuxième moitié du siècle, utiliser le thème de l’ouvrière pour exprimer une attitude critique face à la société et à la tradition, n’ont pas nécessairement réussi à s’extirper de tout préjugé. Un auteur comme Émile Zola est un bon exemple. Alors qu’il se montre concerné, dans une prose moralisatrice et un peu prosélyte, par les conditions dans lesquelles vivent les blanchisseuses et par les ravages que causent chez elles les abus d’alcool, il ne peut pas résister à décrire leurs habitudes sexuelles avec quelques détails émoustillants. Dans la veine réaliste, Honoré Daumier est peut-être le seul à avoir produit une image respectueuse de l’ouvrière urbaine : sa célèbre blanchisseuse282, gravissant les escaliers de la Seine en tenant son enfant par la main, est une mère attentive au corps alourdi par l’effort (figure 60).

Figure 60. Honoré Daumier, La blanchisseuse, 186[3 ?].

Figure 61. Pierre-Auguste Renoir, La blanchisseuse, 1877-1879.

Quelques impressionnistes comme Camille Pissaro, Alfred Sisley et Auguste Renoir s’intéresseront brièvement aux ouvrières du linge comme à d’autres types parisiens confirmant leur engagement envers le sujet moderne (figure 61). Mais leur intérêt prépondérant pour les effets d’atmosphère qui émanent du monde embué des repasseuses finit par produire une autre forme de détournement, cette fois-ci de nature esthétique: on ne trouve pas chez eux, pas plus d’ailleurs que chez des peintres comme Meissonnier et l’Hermite, des blanchisseuses s’adonnant à de durs labeurs. Elles continuent de séduire, au moins virtuellement, le spectateur devant lequel elles s’exposent.

Pour Lipton, les modistes constituent une autre catégorie de travailleuses stimulant l’imaginaire collectif auxquelles Degas s’est intéressé. Ces femmes de métier représentaient une menace sociale différente. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les modistes sont en effet de

282 Connecté à Daumier par les critiques contemporains, Degas s’est sans aucun doute référé à cette image

comme source de quelques-unes de ses blanchisseuses. L’auteure Carol Armstrong indique que la série des musiciens à l’orchestre de Degas dérive également de l’imagerie de Daumier. Armstrong, 1991, op. cit., p. 139-141.

moins en moins faciles à distinguer des bourgeoises dont elles empruntent la tournure, l’allure et les manières. Il est vrai que leurs déambulations dans les rues de Paris, boîte à chapeau sous le bras, les livrent comme les blanchisseuses à la convoitise de promeneurs masculins, surtout lorsqu’elles s’attardent dans les cafés. Pourtant, la modiste est une professionnelle fière de ses réalisations. Une série d’articles publiés par le journaliste Charles Benoist283 nous apprend que ces reines de l’aiguille se divisaient en trois groupes, les apprenties, les tailleuses de tissus et les ouvrières de la finition, mais que toutes trois se considéraient comme privilégiées par rapport à d’autres travailleuses parce qu’elles s’identifiaient aux propriétaires de boutiques dont elles se sentaient les associées. Pourtant, leurs conditions de travail étaient médiocres : les échoppes n’étaient pas suffisamment chauffées, la nourriture était inadéquate et Benoist rapporte que les modistes perdaient souvent l’appétit. Elles besognaient jusqu’à vingt heures par jour durant les saisons d’affluence. La mode étant question d’affaires saisonnières, les modistes pouvaient se retrouver sans salaire de trois à quatre mois par année, ce qui en forçait quelques-unes à recourir à la prostitution. La littérature populaire sur les modistes se plaît une fois encore à occulter leurs conditions. Alors que, fières de leurs compétences, les modistes n’arrivent pourtant pas à en tirer un revenu décent, l’imaginaire bourgeois préfère insister sur leur convoitise et sur l’envie qu’elles ont d’accéder au statut de leurs clientes : d’où leur facilité naturelle à se laisser séduire par leurs maris. Une peinture de James Tissot, La demoiselle de Magasin (1883-1885), qui exalte les rituels de la consommation faisant la réputation de Paris, met en vedette une vendeuse de mercerie laissant sortir une cliente que le tableau ne montre pas et qui pourrait, exceptionnellement, occuper la position du peintre/spectateur (figure 62).

Figure 62. James Tissot, La demoiselle de Magasin, 1883-1885.

Figure 63. Jean Béraud, La modiste sur les champs Élysées, 1902.

283 Lipton, Eunice, 1986, op. cit. Eunice Lipton cite Charles Benoist en page 160 : Benoist, Charles. Les

ouvrières de l'aiguille à Paris notes pour l'étude de la question sociale, Paris : L. Chailley, 1895. Illustration retirée Illustration retirée

Ce qu’il révèle, par contre, à travers la vitrine, c’est un personnage masculin attirant l’attention d’une autre vendeuse qu’il distrait de ses tâches. Toute la fantasmatique bourgeoise s’exprime là dans son incapacité à traiter du travail des femmes et de leur apport à l’économie autrement que sous le mode de transactions sexuelles. La force des préjugés est telle que la déambulation des modistes, jupons retroussés et boîte à chapeaux sur la hanche, comme on la voit dans La modiste sur les Champs-Élysées (non datée) de Jean Béraud (figure 63), correspond au même stéréotype que celui utilisé pour les blanchisseuses. L’homme moderne qui circule en ville est un flâneur se délectant du spectacle des rues; les travailleuses qu’il croise, elles, ne semblent avoir accès qu’à la condition de péripatéticiennes.