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III. Un secteur informel intégré

1. Un secteur informel imbriqué dans le secteur public

Deux entreprises publiques égyptiennes sont chargées de la filière de distribution des bouteilles de gaz : l‟entreprise Petrogas (créée dans les années 1970) chargée des phases de production et de stockage des bouteilles, et l‟entreprise Butagasco (créée en 2001) chargée de la distribution et de la vente aux clients. Ce service urbain est constitué de trois étapes. D‟abord, les bouteilles sont remplies dans une usine principale (masna’) qui compterait environ 10 millions de bouteilles, puis elles sont acheminées vers un dépôt principal (mostawda’) qui en détient environ 1 million. Enfin des camions de distribution acheminent vers chaque dépôt de vente local (mostawda’ ou koushk el anabib) les bouteilles prêtes à être vendues aux clients selon le quota autorisé pour chaque dépôt (de quelques dizaines à quelques centaines de bouteilles).

C‟est au niveau de la distribution-vente que se déploie les activités informelles. Les dépôts sont en effet de trois types différents: dépôt public géré par des fonctionnaires (Butagasco), dépôt privé sous licence, dépôt privé sans licence –soit informel. Il est difficile d‟estimer la part occupée par chaque type de dépôt dans le marché de la vente des bouteilles de gaz, néanmoins, nous estimons d‟après nos observations que l‟activité privée reste largement majoritaire169 –malgré des évolutions récentes- et que l‟activité informelle en particulier y occupe une place importante.

b) La distribution informelle L‟activité informelle170

s‟étend à divers niveaux de la distribution mais c‟est surtout dans le service direct au client (particulier ou commercial) qu‟elle est incontournable. Pour acheter une bouteille, le consommateur a deux choix : soit il se rend personnellement au dépôt le plus

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Le secteur privé compte 2700 entrepôts de bonbonnes de gaz contre 170 appartenant au secteur public au Caire. « Les foyers privés de feu », Al Ahram Hebdo, Ola Hamdi, 10 au 16 février 2010

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La plupart de nos connaissances proviennent des entretiens réalisés auprès de vendeurs informels du quartier de Boulaq Abu el „Ila en centre-ville du Caire. Cf. entretiens intitulés « la distribution des bouteilles de gaz GPL » en annexe.

85 proche, soit il se fait livrer sa bouteille. Mais devant les problèmes de transport que peut poser une bouteille de gaz, la plupart des consommateurs préfèrent se la faire livrer. Or, les dépôts publics ne fournissant pas ce service, c‟est là qu‟interviennent les vendeurs informels à vélo (4 bouteilles en porte-bagage), avec une charrette tirée par un vélo, une mobylette ou un âne (4 à 10 bouteilles) ou en pick-up (une dizaine de bouteilles). Ils circulent dans les quartiers plusieurs fois dans la journée et annoncent leur arrivée en frappant régulièrement sur le fer des bouteilles avec une clé à molette. Ces vendeurs peuvent dépendre d‟un dépôt public, privé ou informel –selon un contrat tacite- ou même s‟approvisionner à des vendeurs plus fournis (notamment ceux en pick-up).

Figure 16 : l’attelage d’un vendeur de bouteilles de gaz

C‟est là en général qu‟intervient un second acteur : le bawab -le concierge. Dans une ville où l‟appartement est la forme d‟habitat prépondérante, le concierge est une institution. Plus qu‟un concierge, il est pour ainsi dire l‟ « homme à tout faire », celui qui monte les courses ou va chercher les médicaments, qui est chargé de trouver la bonne personne en cas de moindre problème (régler la télévision, réparer la serrure, une fuite d‟eau ou un problème d‟électricité) contre, en général, un pourboire de quelques livres. Il en est de même pour la bouteille de gaz : il est chargé de veiller au passage du vendeur (ou de l‟appeler sur son portable) quand un résident lui demande, il monte alors la bouteille à l‟étage et l‟installe chez le locataire.

Autrement dit, si l‟informel concerne certains dépôts, il concerne surtout le service direct à la personne à travers la figure du vendeur ambulant et du bawab. L‟activité informelle devient

86 alors indispensable au service public de la bouteille de gaz et elle revêt ainsi deux formes au regard des activités formelles : soit un palliatif aux manquements du service public (manque de dépôts publics ou privés licenciés, notamment dans les quartiers populaires), soit un complément à son activité (service directe à la personne).

Figure 17 : dépôt privé de bouteilles de gaz 171 « Centre de distribution de bouteilles de gaz destiné au quartier de El Khoussous » « Interdit de fumer » « Prix des bonbonnes : 3,50 LE, 8 LE la grande »

c) Les activités d’un vendeur informel

Le récit de Mohamed Sayyid172, vendeur non-déclaré de bouteilles de gaz, permet alors de mieux comprendre les enjeux de l‟ « informalité », appelée aussi « marché noir » (souq el assouad) ou activité illégale (gheir qanouni).

Mohamed Sayyid a 44 ans et travaille depuis 20 ans comme vendeur de bouteilles de gaz. Il a commencé ce travail dès son retour de l’armée à 24 ans. Il est originaire du quartier dans lequel il travaille, Boulaq Abu El ‘Ila (quartier très populaire du centre-ville du Caire). « Vendeur de bouteilles de gaz est le métier le plus facile quand on n’a pas de travail ». Son foyer est composé de 7 personnes. Sa femme et lui ont 5 enfants. Un garçon et une fille sans emploi sortis avec un diplôme en commerce à environ 19 ans. Un garçon à l’armée qui

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Nous ne savons pas s‟il s‟agit d‟un dépôt formel ou informel

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87 touche seulement 100LE par mois. Deux petites filles à l’école primaire. Il est donc la seule source de revenu de la famille.

Il travaille pour le dépôt du quartier « El Faransawi » à Boulaq qui appartient à A’tayya. Par jour, il gagne environ 50-70 LE. Il est payé au résultat. Par bouteille, le patron du dépôt prend 7,5 LE et le reste constitue son « salaire ». Il est en fait un vendeur informel. Contrairement aux fonctionnaires qui touchent un salaire, lui doit travailler tous les jours, un jour sans travail est un jour sans paye. En général, il travaille de 8h à 17h. Par mois, il gagne environ 1500 LE, mais il n’est pas reconnu par l’Etat. Il n’a donc le droit à aucune assurance maladie, ni aucune aide pour lui et sa famille. Si un membre de sa famille doit aller à l’hôpital, il n’est pas pris en charge comme d’autres travailleurs reconnus, il ne sera donc pas accepter s’il n’a pas l’argent pour payer les frais d’hospitalisation ou les médicaments. Il ne pourra pas s’arrêter de travailler car il n’aura pas de pension. (Et même s’il avait une pension, elle est tellement basse qu’il devrait continuer à travailler)

Il distribue dans les quartiers de Boulaq et Wust el Balad (Downtown) entre la place Talaat Harb et El A’taba. Il tourne toute la journée dans ces quartiers. Parfois, les clients l’appellent sur son portable si besoin. Il organise sa journée comme il le veut. Il travaille surtout au moment du déjeûner (waqt el ghada – 14h-16h), c’est à ce moment-là que les gens cuisinent et tombent parfois en panne de gaz. Déjà en centre-ville, certaines rues sont raccordées au gaz de ville (rue A’dly, Taoufiqiya) mais parfois, des immeubles raccordées présentent encore des appartements non-raccordés, souvent pour des raisons économiques - les frais de connexion étant trop élevés pour certaines bourses- donc ils continuent à utiliser des bouteilles. Il vend aussi parfois à Zamalek ou Mohandissîn (quartiers aisés du Caire). Or, comme ces quartiers sont très largement raccordés au gaz et assez loin de son secteur, il ne s’y déplace que sur appel d’un client et le prix est plus cher (20 LE pour une bouteille à Mohandessîn). Zamalek est un quartier réputé riche mais il y a aussi de vieux bâtiments des siècles passés habités par des pauvres, et des appartements encore sous la loi des baux viagers173 (loyer mensuel de quelques dizaines de livres). Il estime qu’ils représentent 10% de la population de Zamalek. Il vend aussi à des propriétaires de riches villa non-raccordées au

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88 gaz naturel par peur du dépareillement et des travaux qu’occasionne le raccordement, mais aussi car les riches sont avares. Et les bawab (concierges) se chargent de gérer les bouteilles. Les bouteilles sont amenées au dépôt (son dépôt est non-déclaré) trois fois par jour par des camionnettes contenant chacune 100 bouteilles et venant des usines de remplissage. Les camionnettes viennent à 7h, 12h et 15h pour approvisionner le dépôt. Concernant son dépôt, elles viennent du grand dépôt de Petrogas à Mostorod. Son dépôt compte 10 ouvriers qui vendent chacun, chaque jour, entre 30 et 50 bouteilles. Ils vendent à vélo (4 bouteilles). Le dépôt compte environ 300 bouteilles. Le prix subventionné de la bouteille sortant d’usine est de 2,50 LE. Les vendeurs vendent la bouteille entre 10 et 12 LE (selon l’étage auquel ils doivent la monter). Chaque foyer possède environ deux bouteilles, une pour le chauffe-eau, une pour la gazinière.

Il a décidé lui-même de son secteur de distribution au regard des secteurs déjà occupés et en parlant avec les autres vendeurs. Quand un quartier est occupé par un dépôt, il est inenvisageable qu’un vendeur d’un dépôt d’un autre quartier vienne vendre dans ce quartier. Les vendeurs des dépôts des environs ne se retrouvent que dans les quartiers sans dépôt comme Zamalek, Mohandessîn ou Wust el Balad où la distribution est tacitement libre. De toute façon, il pense que si quelqu’un venait distribuer dans son secteur, les clients refuseraient de lui acheter ses bouteilles car une relation de confiance existe avec le vendeur.

2. Un secteur instrumentalisé par l’Etat