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CHAPITRE 1 CONTEXTE THÉORIQUE

Un modèle opérationnel

Parmi tous les théoriciens de la différenciation de soi, Loma S. Benjamin est probablement celle dont le développement théorique est le plus empreint d’un souci d’empirisme, ce qui l'a conduit d'ailleurs à élaborer une conception de la différenciation de soi quelque peu divergente de ses collègues d'orientation psychodynamique.

Elle postule la présence de deux axes fondamentaux à partir desquels peuvent être comprises l’ensemble des transactions humaines: le continuum différenciation de soi/enchevêtrement et le continuum amour/haine (Benjamin, 1974; Benjamin, 1979; Benjamin, 1996). Toute communication verbale ou non-verbale, ou même toute

organisation intrapsychique, est classifiée dans un modèle, circomplexe i.e. en fonction de sa position respective sur ces deux axes. Elle catégorise aussi tout échange humain à partir de trois centres d’attention possibles: !’attention est fixée sur soi (en réaction à autrui), sur autrui ou encore sur !’identification à autrui (l’introjection ou la façon dont je me traite). C’est ainsi que dans ce modèle nommé l’analyse structurale des comportements sociaux (ASCS), la différenciation (allant d’une forte différenciation à sa totale absence) est une notion qui permet certes de qualifier le concept de soi mais aussi la manière de se relier à autrui.

Cependant, le modèle de Benjamin (1996) ne permet pas de dire que plus un individu est différencié, plus il est psychiquement sain. En fait, le modèle stipule plutôt que la santé se situe à l’intérieur d’une conjoncture où un certain degré de différenciation (allant de modérément faible à modérément élevé) est combiné à une valence positive sur l’axe amour-haine. Ainsi, une saine différenciation de soi se manifeste par une aisance dans l’accueil de son propre monde interne tant dans ses aspects forts que vulnérables. Elle se manifeste aussi par la présence de comportements et d’attitudes envers autrui où il y a, dans un pôle plus différencié, la promotion de l’identité d’autrui, une franche considération de son point de vue et une écoute empathique et, vers un pôle de moins en moins différencié (mais toujours bienveillant sur l’axe d’affiliation), en lui procurant protection, aide constructive et orientation. À l’inverse, une interaction peut être qualifiée de différenciée et de haineuse simultanément, ce qui est généralement malsain (tout dépendant des circonstances évidemment).

La capacité d’établissement de relations dyadiques satisfaisantes est tributaires de deux composantes: premièrement, une perception de soi ou de !’interaction se situant dans une zone intermédiaire du continuum de différenciation/enchevêtrement et, deuxièmement, la présence d'un degré positif d'affiliation. Une différenciation trop “pure” n’est pas plus adaptée, dans ce modèle, qu’un enchevêtrement trop intense. Ainsi, différents degrés de différenciation ou d’enchevêtrement peuvent être appropriés et s’accompagner d’un réel sentiment de satisfaction conjugale. L'auteure ajoute que la flexibilité des conjoints, dans le passage d’une position à l’autre sur l’axe de différenciation/enchevêtrement en fonction des besoins situationnels, est nécessaire au développement d’interactions saines.

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Bref, sont émis par Benjamin (1974, 1979, 1996) lés hypothèses de lien non linéaire entre le degré de différenciation des individus et l’ajustement dyadique, de !’applicabilité de la notion de différenciation tant aux volets intrapsychiques (définition de soi) qu’interpersonnels (types d’interactions) et, qu’à elle seule, la différenciation ne peut prédire l’adaptation dyadique puisque la valence affective de !’interaction vient nécessairement lui donner sa teinte positive ou négative. Comme mentionné précédemment, elle offre une élaboration théorique autour de la différenciation de soi qui se rapproche plus d’un concept opérationnalisé que d’une méta-notion voulant englober tous les aléas du développement humain tel que l’a fait Bowen (1978).

L'éthique relationnelle

De façon plus marginale, des auteurs, tel Boszonnenyi-Nagy, offrent une définition beaucoup plus relationnelle du soi et de son rôle dans !’établissement d’une relation conjugale mutuellement satisfaisante. Dans ce modèle (B0szormenyi-Nagy et al., 1991;

Boszormenyi-Nagy & Ulrich, 1981), la détresse conjugale y est définie comme originaire entre autres d’une non-résolution de “loyautés invisibles” i.e. d’attachement à des patrons relationnels instaurés au sein des familles d’origine des conjoints, ayant autrefois le but de compenser les limites relationnelles parentales. C’est dans le contexte d’une implication au sein d’une éthique relationnelle, i.e. une attitude où le bien de tous est activement recherché, que les conflits conjugaux trouvent une issue. Selon Boszormenyi-Nagy et ses collègues (1981, 1991), la validation de soi émerge du principe de la réception à travers le don et les soins offerts: c’est une action à bénéfice bilatéral. C’est pourquoi ils promeuvent !'acquisition du “droit de donner” comme nécessaire à tout processus d’individuation. Cette affirmation en apparence paradoxale veut, d’une part, dénoncer l’aliénation inhérente à une centration excessive sur soi, et d'autre part, souligner l’expansion du soi intrinsèque à tout engagement envers autrui où la confiance est mutuelle. Le rôle de la différenciation de soi dans l’émergence de la détresse conjugale est ici secondaire en ce sens que ce sont les engagements relationnels et la résolution des “loyautés invisibles” qui auront un rôle

primordial dans le rétablissement d’un équilibre au sein de la dyade maritale et qui auront, à titre secondaire, un effet de promotion du sentiment de valeur personnelle.

Synthèse des points de vue

Certaines convergences et divergences entre les auteurs sont ici regroupées afin d’orienter la suite des travaux.

Convergences entre les auteurs

La capacité d’individuation ou de différenciation de soi est une compétence: à connaître cognitivement et affectivement son propre monde interne;

à distinguer le monde interne des composantes de la réalité externe, tout particulièrement celles issues des relations intimes;

à accepter la réalité relationnelle pour ce qu’elle est, sans déploiement d’efforts inappropriés pour modeler autrui en fonction d’attentes personnelles.

La capacité à l’individuation ou à la différenciation de soi est directement liée à des acquisitions développementales, tout particulièrement en bas âge, dans la relation aux parents mais aussi à l’ensemble des membres de la famille d’origine (Benjamin, 1996; Bowen, 1978; Lackar, 1992; Scharff & de Varela, 2000). À ce titre, le processus de séparation-individuation tel qu'identifié par Mahler est fort probablement un déterminant majeur des capacités de différenciation de soi chez l'adulte (Bader & Pearson, 1999).

Les conflits conjugaux tirent fréquemment leur origine dans un manque général de différenciation de soi et pour une majorité d'auteurs, une relation linéaire est postulée entre les concepts: plus la personne et son conjoint seront différenciés, meilleure sera leur satisfaction conjugale (Bader & Pearson, 1990; Bowen, 1978; Scharff & Scharff, 1992; Williamson, 1982a).

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Les couples s’apparient entre autres sur la base d’un degré similaire de différenciation de soi (Bader & Pearson, 1988; Kerr & Bowen, 1988; Solomon, 1985).

La capacité à l’individuation doit être sans cesse compris en relation étroite avec la compétence à l’affiliation: une meilleure capacité d’individuation est nécessairement associée à une plus grande capacité de proximité affective à autrui. Les auteurs s’entendent pour dire que ces deux composantes (grégarité et autonomie) sont présentes au sein de toute relation humaine (Blatt & Blass, 1992) puisque tous, à travers diverses terminologies, tentent de rendre compte de la multiplicité des mouvements relationnels en les expliquant entre autres par la présence de ces deux tendances (Bader & Pearson, 1983; Benjamin, 1996; Bowen, 1978; Harvey & Bray, 1991; Kerr & Bowen, 1988).

Divergences entre les auteurs

Certains auteurs tentent d’inclure à l’intérieur d’un seul concept les tendances à l’individuation et celles à l’affiliation: on y retrouve le concept de différenciation de soi (Bowen, 1978; Kerr & Bowen, 1988) ou celui d’autorité personnelle (Williamson, 1981; Williamson, 1982a; Williamson, 1982b). Cette façon de conceptualiser a le mérite de pouvoir illuminer de vastes champs de l’expérience humaine à travers une seule notion. D’autres auteurs tentent, quant à eux, de définir cette réalité par des notions différentes dont une pour un concept s’apparentant à la capacité à être une personne séparée et l’autre pour un concept permettant de rendre compte des compétences à se relier de façon intime à autrui (Bader & Pearson, 1988; Benjamin, 1996). Le mérite associé à ces derniers est de rendre les concepts plus près d’une opérationnalisation pouvant être utilisée dans des protocoles expérimentaux.

Une seconde divergence entre les auteurs concerne !’explication des liens unissant l’individuation et la capacité d’affiliation. Est-ce en développant une éthique relationnelle où le bien de tous est recherché qu’une personne se construit une identité précise (Boszormenyi-Nagy et al., 1991; Boszormenyi-Nagy & Ulrich, 1981) ou est-ce en retournant voir ses parents pour affirmer sa différence que la capacité à l’intimité est

retrouvée (Bowen, 1978; Williamson, 1982b)? Quelle composante précède l’autre dans le temps? . Même si la plupart des auteurs affirment que l'équilibre psychique et relationnel est issu d'une juste négociation entre ces deux composantes de la vie humaine, la lecture attentive de leurs écrits fait tout de même ressortir une forte accentuation de l'individuation. Williamson est probablement celui qui insiste le plus sur le pôle de l'individuation. Le simple choix du terme d'autorité personnelle à titre de concept intégrateur des notions d'intimité et d'individuation exprime déjà une accentuation plus intense d'une des composantes. Le point de vue de Williamson (1982b) affirmant que l'évolution adéquate de l'adulte doit le conduire à considérer toutes les personnes sans exception comme des pairs semble être un gonflement inapproprié de l'individuation, refusant les liens inévitables de supériorité / infériorité présents dans toute organisation sociale.

Certaines auteures féministes apportent un autre point de vue en critiquant vivement les théoriciens/cliniciens de !’intervention familiale, tout particulièrement au sujet de l’accent trop grand porté sur la nécessité de développement des compétences à la différenciation de soi, alléguant que cette position était largement tributaire du sexe (mâle) et de la culture (occidentale blanche) des auteurs les ayant développés (Gilligan, 1982; Miller, 1994). Les femmes présenteraient une psychologie plus proche de celle développée par Boszormenyi-Nagy, en accentuant l'importance des compétences à !’affiliation comme précurseurs à l’élaboration d’une meilleure différenciation de soi. Elles se définiraient plus fréquemment et prioritairement par la qualité de leurs investissements relationnels. Bref, il y a divergence entre les auteurs au sujet de la préséance ou de la priorité à accorder à chacune des deux composantes inhérentes à toute relation humaine.

Toujours au sujet des divergences entre les auteurs on retrouve l'hypothèse émise par Bader et Pearson (1988) concernant l'existence de stades du développement de la vie conjugale associés à la différenciation de soi: aucun autre auteur ne reprend cette thèse. Ce point de vue est à la fois stimulant tout en prêtant flanc à la critique. Il est stimulant puisque l'existence de phases du lien amoureux semble bien réelle et que ces auteurs ont identifié, sur la base d'observations cliniques, un certain nombre de celles-ci. Par contre, il apparaît un peu simpliste d'appliquer à l'adulte des concepts élaborés pour expliquer la

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réalité psychique de petits enfants âgés de quelques semaines ou de quelques mois (e.g., la symbiose). Une position complémentaire et constructiviste pourrait postuler que les individus doivent poursuivre, au sein de la relation conjugale, l'amélioration de la qualité de l'intégration intrapsychique de l'individuation-affiliation, telle que débutée au sein du processus de séparation-individuation lors de la petite enfance et poursuivie au cours des autres étapes de vie (adolescence, situation conjugale précédente, etc.).

Une autre divergence entre les auteurs est la référence aux systèmes émotionnels et intellectuels par Bowen (1978) pour décrire la qualité de la différenciation de soi. En fait, Kerr et Bowen (1988) affirment que le degré de différenciation de soi est proportionnel à la capacité de se distancier des émotions afin de poser un regard réfléchi sur elles et ainsi développer la liberté de se laisser conduire par elles ou opter pour des comportements dictés par les choix cognitifs conscients. L'absence de cette capacité oblige la personne à se laisser guider par ses émotions et à en être donc prisonnière. Aucun autre auteur, s'étant penché sur la notion de différenciation de soi, n'a décrit ce type de processus.

D'autres divergences apparaissent en ce qui concerne le traitement de la détresse conjugale. Des auteurs tels que Williamson (1991) et Bowen (1978) vont favoriser, dans le traitement de la détresse conjugale, la renégociation des liens intergénérationnels directement avec les parents biologiques et en ce sens se démarquent de l'ensemble des thérapeutes d'orientation psychodynamique qui eux préfèrent travailler avec les individus ou le couple.

Finalement, plusieurs variations existent dans le choix de la terminologie: différenciation de soi, individuation, séparation émotionnelle, autorité personnelle, interdépendance, contrôle, émancipation, séparation-individuation.

Quelques choix s'avèrent donc nécessaires, au sujet des termes utilisés, pour la suite des travaux. Tout d'abord, à F encontre de Bowen (1978) ou de Williamson (1981), des termes distincts seront utilisés pour décrire les capacités d’individuation et d’affiliation. Le terme d’affiliation sera utilisé pour décrire la capacité à se relier à autrui de façon de plus en plus mature et satisfaisante et la différenciation de soi ou l'individuation pour tout ce qui concerne le développement d’une définition de soi de plus en plus positive, intégrée

et individuée. Ensuite, il apparaît pertinent de conserver le terme de séparation- individuation pour identifier le processus de maturation du petit enfant, tel qu'identifié par Mahler, Pine et Bergman (1975). Lorsque le développement de l'adulte sera mis en cause, les termes d'individuation et d'affiliation seront privilégiés.

Il convient maintenant de porter attention aux instruments de mesure de la notion de différenciation de soi ou de notions similaires.

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