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PARTIE I – EMERGENCE DE LA PROBLEMATIQUE

1. Un cadre théorique néo-institutionnaliste

Notre travail de recherche se trouve aux confins de la sociologie et du management. Plus précisément, il s’inscrit dans la perspective ouverte par le néo-institutionnalisme sociologique, un courant de recherche apparu à la fin des années 1970 aux Etats-Unis pour proposer, si l’on peut dire, de nouvelles réponses à des questions anciennes, principalement dans l’étude des organisations. Au cœur de ce renouveau réside le concept d’institution, central chez les pères fondateurs de la sociologie, qu’il s’agit d’approfondir à la lumière des développements contemporains du phénomène organisationnel.

De nouvelles lectures institutionnalistes sont apparues à peu près en même temps dans des disciplines et des perspectives différentes, parfois contradictoires. Notre attention porte ici essentiellement sur la « branche sociologique » du néo-institutionnalisme, dont le postulat de départ peut être résumé ainsi : le modèle théorique du « choix rationnel » n’est sans doute pas suffisant pour expliquer le conformisme organisationnel. Pour survivre, il semble que les organisations tendent à adopter les règles, normes et croyances en vigueur dans la société (les institutions), quitte à faire primer leur légitimité sur leur efficience réelle.

En valorisant le conformisme, le néo-institutionnalisme sociologique a peiné à fournir une explication convaincante quant à l’origine du changement institutionnel. Si les comportements des acteurs dans les organisations sont contraints par les institutions en place, il a bien fallu que celles-ci s’imposent en premier lieu. Par ailleurs, certaines tombent en désuétude, d’autres se transforment et de nouvelles institutions apparaissent parfois de manière spectaculaire. Une extension progressive de la théorie a eu lieu depuis 1990 afin de mieux prendre en compte l’action humaine dans la création, la reproduction ou la destruction d’institutions. Dans ce contexte, le concept d’entrepreneur institutionnel a ouvert de nouvelles perspectives et s’est imposé comme un agenda de recherche pluridisciplinaire et dynamique.

1.1. Le concept d’institution en sociologie

Le concept d’institution occupe une place de choix dans la tradition sociologique. En France, les pères fondateurs de la discipline lui ont accordé un grand intérêt dès leurs premières recommandations méthodologiques. En 1901, Marcel Mauss et Paul Fauconnet définissent la sociologie comme la science qui se propose d’étudier les faits sociaux, c’est-à-dire ces phénomènes spécifiques dont la compréhension échappe à la psychologie individuelle – et à l’ethnologie comparatiste. Pour eux, la sociologie n’a d’intérêt que parce qu’il existe « une vie

de la société, distincte de celle que mènent les individus ou plutôt distincte de celle qu'ils mèneraient s'ils vivaient isolés. » (Mauss & Fauconnet 1901, p. 167)

Or, pour comprendre les phénomènes sociaux, il faut observer les manières de penser et d’agir des groupes auxquels ils se rapportent soit, en quelque sorte, les règles qui organisent l’interaction des individus en société. Ils recourent au mot institution pour désigner « aussi

bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions politiques ou les organisations juridiques essentielles; car tous ces phénomènes sont de même nature et

ne diffèrent qu'en degré. […] de même que la science de la vie est la science des fonctions vitales, la science de la société est la science des institutions ainsi définies. » (Mauss &

Fauconnet 1901, p. 172)

C’est exactement le programme d’Emile Durkheim, fondateur en 1897 de l’Année

sociologique. Partageant les considérations de son neveu Marcel Mauss, il recourt lui aussi au

concept d’institution derrière lequel il regroupe « toutes les croyances et tous les modes de

conduite institués par la collectivité ; la sociologie peut alors être définie : la science des institutions, de leur genèse de leur fonctionnement. » (Durkheim 1983, p. XXII). Une fois

« cristallisées », les croyances deviennent des institutions.

S’il reste très large dans sa portée, l’exposé durkheimien a le mérite de vouloir préciser et théoriser cette notion communément admise dans le français courant. En effet, « au sens

classique, “instituer un peuple”, c’est faire passer de l’état de nature une collection d’individus mus par des passions qui les isolent ou les opposent, à l’état social où ils reconnaissent une autorité extérieure à leurs intérêts et à leurs préférences. » (Boudon &

Bourricaud 2004, p. 327) Manières d’agir, de sentir et de penser propres à un groupe social donné, les institutions sont reproduites en partie par la socialisation de l’individu : d’abord par ses parents au stade de l’enfance (socialisation primaire), puis à l’âge adulte au contact de la vie en société (socialisation secondaire).

Dans un autre registre et avec un présupposé méthodologique bien différent, les travaux de Max Weber identifiant les trois systèmes d’autorité (charismatique, traditionnel et légal- rationnel) ont jeté les bases d’une analyse institutionnelle de la société – même s’il n’utilisait pas ce terme (Weber 1958). En approfondissant son idéal-type du système « légal-rationnel », Weber s’intéresse également à l’organisation humaine en général, et à la bureaucratie en particulier, ce qui fait de lui l’un des pionniers de la sociologie économique (Swedberg 1998, Weber 1971). Pour Weber, les « institutions » que sont les mœurs, les coutumes et les règles de loi agissent sur les comportements et les structures sociales, y compris dans le domaine de l’économie. Son célèbre essai analysant l’influence du protestantisme – plus précisément, des

idées issues de la Réforme des XVIe et XVIIe siècles – sur le développement du capitalisme

moderne repose en grande partie sur ce postulat (Weber 1967).

Aux Etats-Unis aussi, le concept occupe les esprits de certains sociologues. Dans le sillage de Durkheim, Weber et de Freud, Talcott Parsons a également intégré le concept d’institution – et le processus d’institutionnalisation – dans sa théorie du système social (Parsons 1951, 1956). Pour le fonctionnaliste Parsons, les manières d’agir, de sentir et de penser qui sont internalisées par les membres d’un groupe sont celles qui leur permettent d’entrer en conformité avec l’autorité morale du groupe en question. Ce mécanisme d’intégration des valeurs collectives dans la psychologie individuelle est à la base de l’ordre social dans le modèle de Parsons.

En dépit des nombreuses avancées théoriques réalisées par les pères fondateurs de la sociologie européenne et américaine, il faut attendre l’après-guerre pour que le concept d’institution soit directement appliqué par des chercheurs en sciences sociales au

fonctionnement des organisations (Scott 1995), entendues au sens large comme des systèmes de coordination de l’action humaine, organisés afin d’atteindre un ou plusieurs objectifs et dont la survie requiert la coopération entre ses membres et l’adaptation à un environnement incertain et changeant (Scott 2001). Auparavant, l’analyse des phénomènes institutionnels restait généralement localisée à un niveau macroscopique (la société au sens large) ou microscopique (les comportements individuels).

Le niveau intermédiaire des organisations humaines (entreprises, administrations publiques, syndicats…) devient un sujet d’intérêt majeur pour les élèves de Robert Merton à l’université de Columbia. Philip Selznick est un pionnier en la matière avec son étude portant sur la

Tennessee Valley Authority (Selznick 1949). Pour Selznick, l’institutionnalisation est un

processus durant lequel les organisations – sous l’effet de leur histoire, de l’action de leurs dirigeants, des intérêts qu’elles rassemblent et de la façon dont elles se sont adaptées aux pressions de leur environnement – sont valorisées et se voient affublées d’une identité particulière que ses membres souhaitent conserver, au-delà de leur profitabilité et des exigences techniques qu’elles appellent. Les organisations sont moins des structures parfaitement rationnelles que les véhicules de valeurs particulières et les institutions chez Selznick ne sont autres que des organisations ayant atteint le terme du processus, au point d’être « gorgées » de valeurs (infused with values). L’une des fonctions majeures des dirigeants de l’organisation consiste justement à définir et à défendre ces valeurs.

Si Selznick et ses proches continuateurs, notamment Arthur Stinchcombe, représentent historiquement le premier courant sociologique « institutionnaliste » dans l’étude des organisations, leur influence à l’époque reste limitée. Le concept d’institution entre dans les encyclopédies des sciences sociales et devient utilisé par plusieurs courants de pensée, mais peu de travaux se proposent d’aller plus loin dans l’exploration théorique et d’ouvrir la « boîte noire » de la mécanique institutionnelle.

1.2. Le néo-institutionnalisme sociologique

C’est à la fin des années 1970 que l’on voit apparaître un étonnant renouveau qui replace les phénomènes institutionnels au cœur de la recherche universitaire. C’est ce qu’on appellera quelques années plus tard le new institutionalism.

Plusieurs économistes, politologues et sociologues partagent un certain scepticisme envers l’étude figée et peu contextualisée des « équilibres » et le modèle utilitariste du choix rationnel qui domine alors les recherches depuis 1950. Ils reprennent à leur compte les travaux fédérateurs de Herbert Simon sur la rationalité limitée des acteurs et l’importance des routines et des procédures dans les organisations (March & Simon 1958, Simon 1945) pour envisager la nature et le rôle des arrangements institutionnels dans les phénomènes économiques, politiques et sociaux contemporains. Tous croient également à l’influence de l’environnement (entendu au sens large comme tout ce qui est extérieur à l’organisation et interagit avec elle) sur les organisations, et en particulier au rôle primordial des « règles du jeu » qui guident l’interaction des hommes en société (North 1990).

1.2.1. La première vague du néo-institutionnalisme sociologique

Malgré une apparition simultanée et des affinités communes, des différences importantes existent entre les trois branches du néo-institutionnalisme. Si les économistes de l’école des coûts de transaction comme Oliver Williamson et certains politistes comme Terry Moe restent attachés à un individualisme méthodologique selon lequel les institutions sont les résultats intentionnels de la rationalité, même limitée, des acteurs (Moe 1984, Williamson 1985), la branche sociologique du renouveau institutionnaliste se démarque nettement de cet axiome. Pour ces sociologues, si les institutions sont des résultats de l’action humaine, elles ne procèdent pas automatiquement de l’intention consciente et de l’intérêt bien compris des acteurs concernés. Les motivations des individus semblent plutôt subordonnées à des facteurs cognitifs ou culturels, de nature collective, qui échappent en partie à leur volonté (DiMaggio & Powell 1991a, Scott 1995).

En 1977, deux articles majeurs ouvrent la voie à ce renouveau institutionnaliste en sociologie. Le premier est signé John Meyer et Brian Rowan, de l’université de Stanford. Ils considèrent les institutions comme un ensemble complexe de règles culturelles que produisent l’Etat, les professions ou encore les médias dans les sociétés modernes. Pour subsister, les organisations ne doivent pas seulement être efficaces. Elles acquièrent la légitimité et les ressources nécessaires à leur survie en se conformant aux « mythes » et aux « cérémonies » en vigueur dans la société. En particulier, les organisations publiques (les auteurs insistent sur le cas des hôpitaux et des universités) semblent presque intégralement dépendre des « mythes rationnels » qui définissent ce qu’on attend d’elles (délivrer les soins attendus, un diplôme prestigieux, etc.), indépendamment de leur efficacité technique (Meyer & Rowan 1977). C’est cet apparent « découplage » entre la structure et les activités réelles qui étonne les deux sociologues. La légitimité de la structure d’une organisation fortement institutionnalisée peut faire oublier l’inefficacité de ses activités.

Le second article est l’œuvre de Lynne Zucker, élève de Meyer, et se situe à un niveau plus microscopique que le précédent. Les résultats de l’expérience décrite par Zucker, inspirée de l’ethnométhodologie (Garfinkel 1967), soulignent le pouvoir des arrangements institutionnels sur le comportement humain. Plus une règle est acceptée culturellement, plus elle suscite l’uniformité au sein d’une population humaine. Le statu quo est maintenu et plus forte devient la résistance au changement. L’institutionnalisation d’une connaissance, par exemple, favorise sa transmission au sein d’une population d’individus. Zucker introduit plusieurs éléments qui deviendront récurrents dans la sociologie néo-institutionnaliste, en particulier la difficulté à changer les institutions une fois celles-ci largement acceptées (Zucker 1977).

En 1983 paraît l’article le plus célèbre de cette première vague du néo-institutionnalisme sociologique. On le doit à Paul DiMaggio et Walter Powell, deux sociologues de l’université de Yale, qui partagent avec Meyer et Rowan un intérêt pour le conformisme des organisations vis-à-vis des « mythes rationnels ». Ils élisent cependant un niveau d’analyse intermédiaire, inférieur au niveau macroscopique. Selon DiMaggio et Powell, c’est au niveau du champ

champ est un ensemble d’organisations en interaction fréquente et régulière qui forment entre elles une zone reconnue de « vie institutionnelle » (DiMaggio & Powell 1983). La définition est proche du concept de champ chez Bourdieu, ces « espaces structurés de positions » où des acteurs diversement dotés en capital spécifique s’affrontent pour améliorer leur position respective, tout en acceptant les règles du jeu propres au champ (Bourdieu 1980). D’après DiMaggio et Powell, ce sont des pressions de nature institutionnelle (et non concurrentielle) qui expliquent l’homogénéisation croissante des champs.

L’intuition de ces auteurs les amène à distinguer trois types d’isomorphisme institutionnel : la coercition (la pression exercée par l’Etat, la Loi ou toute organisation ayant autorité, sous peine de sanction), le mimétisme (l’attractivité exercée par des organisations modèles, particulièrement légitimes et reconnues) et la normativité (l’influence des pairs, des normes professionnelles et des accréditations). L’isomorphisme est considéré par DiMaggio et Powell comme un phénomène global et croissant, comparable en cela à la bureaucratisation étudiée jadis par Weber, ce qui justifie le clin d’œil du titre à une nouvelle « cage de fer » (Weber 1967). L’un des domaines où l’isomorphisme institutionnel semble le plus fort concerne les politiques publiques dont l’Etat délègue en partie l’exécution, notamment dans le secteur social. La crainte sous-jacente est une homogénéisation croissante au sein des champs, dans lesquels il devient de plus en plus difficile de concevoir l’innovation ascendante, initiée par des acteurs organisés (DiMaggio & Powell 1983, Zucker 1987).

C’est sur ces bases qu’une première vague de travaux a consisté par exemple à analyser la diffusion progressive de formes organisationnelles (Tolbert & Zucker 1983) ou la construction de croyances partagées au sein d’une communauté professionnelle (Galaskiewicz 1985). En 1991, DiMaggio et Powell coordonnent le premier ouvrage visant explicitement à recenser les avancées théoriques et empiriques du new institutionalism. L’opus reprend les articles fondateurs depuis 1977 et propose une série de nouvelles contributions destinées, entre autres, à stabiliser un vocabulaire partagé et des références communes à ce nouveau courant (DiMaggio & Powell 1991b). Partant de la définition généraliste du concept d’institution (les « règles du jeu » de la société), Ronald Jepperson s’efforce de préciser, dans l’un des meilleurs chapitres de l’ouvrage, les éléments qui peuvent servir de socle à une véritable théorie (néo)institutionnelle : la reproduction des institutions par effet de routine, leur nature de « construit social » et les différentes étapes qui jalonnent le processus d’institutionnalisation.

Richard Scott a proposé en 1995 une première synthèse globale des néo-institutionnalismes, prenant en compte non seulement les travaux sociologiques (Scott est lui-même sociologue à l’université de Stanford) mais aussi ceux des économistes et des politologues affiliés à ce renouveau théorique. Après avoir balayé un large éventail de recherches empiriques conduites depuis 1980, il distingue ce qu’il appelle les « trois piliers » (voir tableau 4) du néo- institutionnalisme : le régulateur, le normatif et le culturel-cognitif (Scott 1995) et prolonge ainsi les propositions initiales de DiMaggio et Powell (DiMaggio & Powell 1983).

Eléments Régulateur Normatif Culturel/Cognitif

Conditions de conformité

Opportunisme Obligation Compréhension

partagée, allant de soi

Conditions d’ordre Régulations Attentes sociales Schéma constitutif

Mécanisme Coercitif Normatif Mimétique

Logique Instrumentale Appropriée Orthodoxe

Indicateurs Règles Lois Sanctions Certifications Accréditations Croyances et actions communes Isomorphisme

Affects – Peur, culpabilité + Innocence – Honte + Honneur – Confusion + Certitude Conditions de légitimité

Consacrée par la loi Gouvernée par la

morale

Compréhensible Indiscutable

Tableau 4 – Les trois piliers du néo-institutionnalisme, d’après (Scott 1995)

Par pilier, il désigne un registre cohérent d’idées, d’activités matérielles et de ressources par lequel les institutions émergent, se maintiennent et se reproduisent. Scott remarque que le premier pilier est privilégié par les économistes comme Williamson, dont les travaux portent en grande partie sur la définition, l’observation et la sanction des règles du jeu capitaliste. Les acteurs qui élaborent et suivent ces règles le font en suivant leur intérêt, considérant les coûts de transaction propres à chaque activité. Le second pilier est favorisé notamment par la sociologie des professions. Les « pères fondateurs » de la sociologie que sont Durkheim et Parsons ont presque exclusivement décrit le caractère normatif des institutions. Enfin, le pilier culturel-cognitif semble le plus prisé parmi les sociologues néo-institutionnalistes.

1.2.2. Le paradoxe de l’action encastrée et l’extension de la théorie

De manière générale, une institution est définie comme une convention sociale qui, ayant acquis un statut de règle (a rule-like status), contraint les comportements humains (Jepperson 1991). Cette contrainte s’exerce de manière plus ou moins formalisée. Les règles sanctionnées par la loi et les croyances les plus intériorisées constituent deux extrémités d’un continuum présentant une infinité de situations intermédiaires. En limitant l’éventail des choix disponibles, les institutions réduisent l’incertitude et servent ainsi de guide à l’action humaine. Elles ouvrent et ferment des possibilités. Leur pouvoir est contraignant (constraining) mais aussi habilitant (enabling), ce qui peut se révéler paradoxal et compliquer l’analyse (Powell 1991, Scott 1995).

Le véritable paradoxe apparaît lorqu’on cherche à comprendre la nature du changement institutionnel (DiMaggio & Powell 1991a). En effet, si l’action humaine est fortement contrainte par les institutions en vigueur, deux séries de questions se posent simultanément :

→ D’où viennent les institutions ? Dans quelles conditions et par qui sont-elles créées ? Peut-on imaginer un environnement social vierge de toute institution ?

→ Comment expliquer que certains comportements déviants finissent par être acceptés ?

Pourquoi de nouvelles institutions voient perpétuellement le jour, y compris dans une situation où l’isomorphisme semble à son paroxysme ?

En d’autres termes, le problème central du néo-institutionnalisme sociologique est qu’il semble incapable de fournir une explication cohérente au changement institutionnel. L’innovation institutionnelle paraît difficilement concevable si les croyances et les actions des acteurs (individus ou organisations) sont encastrées dans un environnement institutionnel dont il s’agit précisément de s’extraire. Plusieurs auteurs estiment que ce paradoxe de l’action encastrée (the paradox of embedded agency) est la difficulté majeure sur laquelle bute le néo- institutionnalisme sociologique (Holm 1995, Seo & Creed 2002).

Au même moment, les « anciens » institutionnalistes que sont Selznick et Stinchcombe font entendre leur voix et apportent chacun un éclairage intéressant sur ce paradoxe dans lequel le néo-institutionnalisme paraît s’enfermer. Pour eux, les institutions sont le produit de l’action intentionnelle d’acteurs disposant d’un certain pouvoir dans la société, comme les magistrats ou les dirigeants d’entreprise. Ce sont avant tout des créations dépendantes du leadership de leurs créateurs et qui revêtent ensuite un pouvoir normatif. Cette conception s’enracine d’ailleurs dans l’individualisme méthodologique des auteurs.

Les différences avec le néo-institutionnalisme sont nombreuses. Celui-ci insiste sur le caractère fortuit et diffus de la création d’institutions ainsi que sur leur reproduction tacite et presque sans effort. Dans un article de 1997, Stinchcombe critique sévèrement la faiblesse des liens de causalité et l’opacité « durkheimienne » des processus de changement chez les tenants du renouveau institutionnaliste (Stinchcombe 1997). Il souligne l’absence d’individus concrets dans leurs propositions théoriques et le caractère évasif et autoréférentiel de l’isomorphisme. « Y a-t-il un pilote dans l’avion ? » semble demander Stinchcombe aux néo- institutionnalistes. Selon lui, il n’y a pas que des « cérémonies » (Meyer & Rowan 1977) vides de sens dans les processus institutionnels mais aussi l’empreinte du jugement, de l’appréciation et de la volonté des personnes impliquées dans ces processus.

Philip Selznick se montre plus clément. Il voit davantage de continuités que de ruptures et plaide en faveur d’un rapprochement des deux traditions de pensée. Plus précisément, il propose d’enrichir l’institutionnalisme « nouveau » à l’aune des arguments de l’« ancien » (Selznick 1996). D’une part, il réhabilite la capacité des acteurs organisés à agir délibérément et leur inclination à choisir une solution convenable à un problème donné, dans la limite de leurs capacités cognitives. Il remarque que l’isomorphisme mimétique théorisé par DiMaggio et Powell obéit à une forme d’anxiété face à l’incertitude qui pousserait les acteurs à faire des