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PARTIE I – EMERGENCE DE LA PROBLEMATIQUE

2. Aborder l’entrepreneuriat institutionnel dans les associations

Les recherches évoquées ci-dessus ont généré des résultats importants qui ont contribué à asseoir le néo-institutionnalisme comme l’un des courants les plus féconds de la sociologie contemporaine, avec une influence croissante sur le management stratégique. Pourtant, il nous semble que certaines questions importantes restent en suspens. Peu d’analyses ont ainsi attaché une attention suffisante au type d’organisations dans lesquelles s’engagent des actions d’entrepreneuriat institutionnel. Une grande diversité prévaut en la matière (groupements informels, réseaux de professionnels, grandes firmes industrielles, militants politiques…), mais sans interrogation profonde sur ce qui différencie ces objets de recherche.

Y a-t-il des formes juridiques, des structures de propriété ou des modes de gouvernance qui sont particulièrement favorables à l’entrepreneuriat institutionnel ? Celui-ci est-il conduit différemment selon que l’entrepreneur est une organisation marchande ou non marchande ? Selon qu’il agisse dans un contexte politique plutôt libéral ou étatique ? Au cœur de ces questions se trouve selon nous l’un des impensés de l’agenda de recherche initié par les néo- institutionnalistes : l’association en tant qu’entrepreneur institutionnel. La notion d’association est entendue ici au sens large, tant comme principe général d’organisation de la société que comme entité organisationnelle et juridique particulière (Mintzberg et al. 2005). Il est pourtant clair que l’association est un levier potentiellement très riche d’entrepreneuriat institutionnel. En suivant les sociologues de l’association européens et américains, on prend conscience de la dimension proprement institutionnelle de l’action associative. Le renouveau associatif qu’ont connu les démocraties modernes dans la deuxième moitié du XXe siècle a incité les chercheurs à problématiser autrement des questions somme toute déjà anciennes. Toute la littérature contemporaine portant sur l’entreprise sociale nous semble pouvoir être éclairée et enrichie par la mobilisation de l’entrepreneuriat institutionnel.

2.1. Un domaine encore peu étudié

Dans la foulée de l’article classique de Meyer et Rowan, la première vague du renouveau institutionnaliste opère une distinction, souvent implicite, entre les environnements hautement institutionnalisés et les autres. Les organisations évoluant dans un environnement de ce type (hôpitaux, universités, centres sociaux…) doivent leur survie à leur légitimité, bien plus qu’à leur efficacité réelle (Meyer & Rowan 1977). Les phénomènes d’isomorphisme paraissent donc plus marqués dans les organisations non marchandes, ou du moins faiblement concernées par le jeu du marché dans leur fonctionnement quotidien.

Les premiers chercheurs intéressés par la perspective néo-institutionnaliste privilégient au début les études empiriques d’organisations publiques ou non lucratives (nonprofit) et s’intéressent peu aux entreprises privées (Galaskiewicz 1985, Tolbert & Zucker 1983). En 1991, Walter Powell expose les limites d’une telle approche. Selon lui, l’opposition stricte entre organisations marchandes en quête d’efficience et organisations non marchandes

soucieuses de légitimité est réductrice et erronée. Non seulement les phénomènes institutionnels existent aussi dans les marchés et au cœur des entreprises privées, mais la recherche de légitimité ne suppose pas nécessairement l’inefficience (Powell 1991). On ne saurait non plus ignorer la compétition parfois acharnée que se livrent les organisations non marchandes pour acquérir les ressources symboliques et financières nécessaires à leur survie. Depuis l’avertissement de Powell, le néo-institutionnalisme a quelque peu délaissé le terrain des organisations publiques et non lucratives pour se focaliser notamment sur la construction conflictuelle de marchés (Fligstein 1996) et les stratégies institutionnelles de grandes firmes motivées par la recherche d’un avantage concurrentiel durable (Lawrence 1999, Oliver 1997). Cette tendance rejoint celle qui, en matière de sociologie économique contemporaine, consiste à privilégier une « sociologie des marchés » basée sur l’analyse des réseaux sociaux popularisée notamment par Mark Granovetter (Granovetter 1985, Laville 2004).

Jusqu’à présent, l’agenda de recherche ouvert par l’entrepreneuriat institutionnel confirme ce relatif abandon du terrain non marchand. Parmi la soixantaine de travaux majeurs répertoriés dans le domaine (Leca et al. 2008), seuls quelques-uns traitent explicitement d’organisations associatives, classables en deux grandes catégories : les associations professionnelles et les associations de promotion ou de défense d’une cause.

2.1.1. Les associations professionnelles

Paul DiMaggio a été l’un des premiers à analyser l’entrepreneuriat institutionnel dans un terrain associatif, qui plus est dans le domaine de la culture. Dans un chapitre de l’ouvrage collectif qu’il coordonne en 1986, DiMaggio explique l’apparition d’organisations culturelles sans but lucratif29 à Boston au XIXe siècle par « l’entrepreneuriat culturel » (cultural

entrepreneurship) des élites locales, les Brahmins. Soucieuses de distinguer la haute culture

du divertissement populaire, ces élites urbaines ont « forgé un système institutionnel reflétant

leurs conceptions de l’art » (DiMaggio 1986a, p. 42).

Dans un article ultérieur, DiMaggio poursuit et complète son analyse en se focalisant sur la structuration du champ des musées des Beaux-Arts américains entre 1920 et 1940. Si l’émergence des premiers musées de ce type est imputable aux philanthropes de l’élite urbaine, leur développement et leur institutionnalisation au XXe siècle ont été rendus possibles par le travail d’une nouvelle catégorie d’acteurs : les professionnels salariés des musées (museum workers). Précisément, ce sont des associations professionnelles apparues peu avant 193030 qui ont servi d’espaces de débat conflictuel et ont permis de définir globalement ce que devrait être un musée d’art (DiMaggio 1991). Au sein de ces groupements

29 DiMaggio se base sur de nombreuses archives de la période 1870-1900 portant sur les cas précis du Museum

of Fine Arts et du Boston Symphony Orchestra pour étayer sa thèse.

30 DiMaggio cite expressément le rôle actif des associations suivantes : College Art Association (groupement

d’enseignants des Beaux-Arts), American Federation of Arts (organisateur d’expositions temporaires), une fédération de directeurs de musées et surtout la American Association of Museums (fédération regroupant des salariés des musées et des trustees).

à échelle nationale, les professionnels ont pu échanger des idées, définir des bonnes pratiques et forger un vocabulaire commun, ce qui a largement contribué à ce que de nouveaux musées soient construits (passant de 167 à 387 entre 1930 et 1938) et financés par les villes et les grandes fondations privées.

Dans les deux cas, le travail de DiMaggio souligne le rôle prépondérant joué par une minorité d’entrepreneurs institutionnels – même s’il n’utilise pas explicitement le concept – parmi le groupe social considéré (les Brahmins, puis les professionnels). Par la création d’associations libres, des individus particulièrement convaincus du bien-fondé de leur action ont pu augmenter la portée de leurs arguments. En diffusant leurs convictions à l’échelle nationale, les directeurs, conservateurs et salariés des musées ont contribué à l’édification de modèles organisationnels acceptés et peu remis en cause (DiMaggio 1991). Le succès de cette forme d’entrepreneuriat institutionnel associatif fut certainement facilité par la faible intervention de l’Etat fédéral en matière d’art, laissant une marge de manœuvre importante aux professionnels dans la libre structuration de leur champ (Abbott 1988).

Il reste à savoir pourquoi la forme non lucrative (nonprofit) a été choisie. Les travaux de DiMaggio apportent plusieurs éléments de réponse. D’abord, il est clair que ce choix a été fait pour protéger la haute culture des « tentations commerciales », le mélange des genres du divertissement populaire servant de repoussoir aux élites bostoniennes (DiMaggio 1986a). Il semble aussi y avoir une convergence naturelle entre « l’ethos professionnel » et la forme non lucrative, celle-ci permettant de mettre en pratique une expertise autonome et une éthique désintéressée (Majone 1984). Bâtie sur le modèle des anciennes corporations, l’association libre de professionnels correspond au type idéal de la profession autorégulée (Dubar & Tripier 1998), dont l’une des priorités est de se protéger contre la marchandisation de ses activités. Dans l’étude de cas qu’il consacre à l’institutionnalisation des musées américains, DiMaggio remarque un décalage paradoxal entre la rhétorique « progressiste » des porte-parole de la profession au niveau fédéral et leur « conservatisme » au sein de leur propre organisation (DiMaggio 1991). L’entrepreneuriat institutionnel des professionnels des musées semble donc avoir lieu à l’intersection du champ organisationnel et de l’organisation. L’entrepreneur peut jouer astucieusement sur les deux tableaux, quitte à ce que ses actes ne suivent pas toujours son discours ou que ce dernier diffère d’une sphère à l’autre. Deux degrés d’analyse se superposent : l’association comme forme organisationnelle de base, permettant d’exercer une activité non lucrative, et l’association comme outil de coopération inter-organisationnelle servant à défendre les intérêts et les valeurs de la profession (Oliver 1990).

On retrouve un constat proche dans un article plus récent qui documente le rôle des associations professionnelles pour légitimer un changement de juridiction et de pratiques managériales dans le champ de la comptabilité au Canada (Greenwood, Suddaby & Hinings 2002). A la figure de « garant de l’orthodoxie » généralement attribuée aux associations professionnelles s’ajoutent deux rôles susceptibles de précipiter le changement institutionnel : l’élaboration d’un discours officiel et la représentation de la profession vis-à-vis de l’extérieur. Greenwood et ses collègues proposent donc une vision nuancée du rôle des

associations professionnelles, qui ne se réduit pas à la reproduction de pratiques admises (isomorphisme normatif). Ces associations sont des zones de construction de normes sociales entre pairs, dont la structure souple permet la théorisation de nouveaux concepts (Lawrence & Suddaby 2006) et leur diffusion progressive par le biais de rencontres régulières, de publications et de programmes. Toutefois, les auteurs remarquent que l’innovation ne provient pas directement des associations professionnelles stricto sensu mais de certains de ses membres parmi les plus influents. L’entrepreneuriat institutionnel reste initié par des individus au sein de la profession, mais il se propage par le biais de l’organisation fédérale. 2.1.2. Les associations de promotion ou de défense d’une cause

L’autre catégorie d’associations étudiée à l’aune du concept d’entrepreneur institutionnel est constituée d’organisations militant pour la promotion ou la défense d’une cause. Contrairement aux associations professionnelles, celles-ci ne sont plus tournées vers leurs membres et leurs seuls intérêts mais en direction du grand public. Il s’agit de développer un plaidoyer (advocacy) en vue d’améliorer la légitimité de la cause soutenue et de favoriser l’accès à diverses ressources.

Hayagreeva Rao est l’auteur de l’un des rares articles qui étudie simultanément les conditions culturelles et historiques ayant rendu possible une forme d’entrepreneuriat institutionnel et son déroulement lui-même. Sa contribution suscite d’autant plus notre intérêt qu’elle repose sur une étude de cas portant sur l’émergence de deux modèles concurrents d’associations de défense des consommateurs aux Etats-Unis (Rao 1998). La première qualité de l’article de Rao est sa richesse conceptuelle. Il parvient à combiner de manière convaincante néo- institutionnalisme et étude des mouvements sociaux pour expliquer la manière dont des entrepreneurs ont réussi à créer de nouvelles formes d’organisations. Mais c’est surtout le lien entre théorie et empirie qui est remarquable car Rao avance quelques arguments qui concernent directement notre questionnement.

Dans les années 1930, deux projets rivaux d’association de défense des consommateurs voient le jour dans ce qui n’est qu’un champ en émergence : un projet « réformiste » (fournir une information scientifique et impartiale aux consommateurs pour améliorer leurs choix) et un projet « radical » (revendiquer une amélioration du pouvoir d’achat des consommateurs et des travailleurs). Chaque projet s’accompagne de la création d’une association (Consumers

Research et Consumers Union) par des petits groupes d’individus aux croyances divergentes,

chacun proposant un « cadrage » (framing) conceptuel et idéologique différent à partir d’un même problème (Snow & Benford 1992).

Rao constate que la victoire du projet « réformiste » tient moins à sa supériorité technique qu’au soutien politique dont il a bénéficié, notamment de l’Etat et des milieux professionnels (Rao 1998). Les deux fondateurs de Consumers Research ont su faire entrer leur projet en résonance (Snow et al. 1986) avec des mœurs en vogue dans la société américaine de l’entre- deux-guerres : l’idéal de service, la déontologie publicitaire, la chasse au gaspillage… Au contraire, on a suspecté Consumers Union de sympathie communiste et de desservir les

intérêts des firmes américaines. Menacée de disparaître faute de légitimité et de ressources financières (les annonceurs l’ont boycottée), l’association a répondu à ces pressions en abandonnant graduellement la cause syndicale et l’activisme politique. Cette stratégie d’intégration s’est révélée payante et Consumers Union a connu un revirement très favorable dans les années 1960.

Le cas des associations de défense de consommateurs expose deux éléments de réflexion intéressants. Le premier est que l’entrepreneuriat institutionnel est le fruit de l’action délibérée d’individus mus par un projet idéologique et d’un contexte favorable à ce projet. Rao rappelle que ces associations d’un genre nouveau ont eu des précédents (ligues de consommateurs, instituts de certification), mais que des mutations de la société américaine ont créé des opportunités de changement inédites : augmentation du pouvoir d’achat, complexité croissante des produits, nombreux défauts, essor de la publicité. Le succès des entrepreneurs institutionnels est lié à leur compréhension du contexte et à leur capacité à « bricoler » de nouveaux arrangements à partir d’éléments préexistants (Rao 1998).

Le second élément concerne la spécificité des organisations associatives. Il n’est pas innocent que les entrepreneurs aient choisi la forme nonprofit pour organiser leur action. Il s’agit d’abord d’un écart volontaire par rapport aux ligues de consommateurs, majoritairement féminines et tributaires des syndicats, et aux instituts de certification, aux mains de puissants industriels. L’indépendance politique et l’impartialité souhaitée de l’activité ont trouvé dans la forme associative une solution organisationnelle adéquate. De plus, l’association a permis à

Consumers Union de mettre en place des actions de lobbying, de boycott et de manifestation

publique, comparables à celles d’un mouvement social et qui n’auraient probablement pas été possibles avec un autre statut. Malheureusement, Rao ne développe pas suffisamment les raisons qui ont motivé le choix de la forme associative chez les fondateurs.

Dans un autre domaine, Steve Maguire, Cynthia Hardy et Tom Lawrence ont publié en 2004 une étude de cas stimulante qui documente précisément le contenu de l’entrepreneuriat institutionnel en milieu associatif, dans le champ émergent de l’activisme en faveur du traitement du Sida au Canada. L’idée-force de l’article est de montrer que des acteurs marginaux, peu légitimes et pauvres en ressources peuvent changer les institutions dans un champ émergent, en raison de la grande incertitude qui y règne, de la faiblesse de l’isomorphisme et de la quasi-absence de concurrence (Maguire, Hardy & Lawrence 2004). Même avec un faible « capital économique », on peut devenir entrepreneur institutionnel en s’appuyant sur du « capital social » et du « capital culturel » (Bourdieu 1986).

Des associations de soutien aux malades du Sida sont apparues un peu partout au Canada dans les années 1980, accompagnées d’associations plus radicales de protestation contre la faible prise en compte du problème par les autorités. Parmi les premières, certaines ont commencé à dialoguer avec les représentants de l’industrie pharmaceutique en vue de trouver un traitement au virus. En quelques années, elles se sont formalisées et professionnalisées et certains de leurs dirigeants ont décidé de se regrouper au sein d’une fédération nationale chargée de coordonner les actions de lobbying et de négociation avec les industriels. La création du

Canadian Treatment Advocates Council (CTAC) en 1997 donne un nouvel élan à la cause

(organisation de rencontres, publications, représentation du conseil à l’extérieur) et se traduit par une influence croissante des partisans d’un traitement pour le Sida auprès des laboratoires pharmaceutiques (Maguire et al. 2004).

Mais derrière le succès du CTAC se cachent en réalité deux individus particulièrement affairés et influents qui ont démontré une habileté exceptionnelle à faire coopérer tous les autres acteurs concernés (Fligstein 1997). Leur force est d’être légitimes auprès des activistes associatifs (par leur statut de militants homosexuels, expérimentés et infectés par le Sida) et des représentants de l’industrie pharmaceutique (par leur professionnalisme et leur efficacité dans la négociation). En créant un pont entre des catégories d’acteurs bien différents, ils ont été les artisans de la réussite du mouvement. Maguire et ses collègues démontrent que les deux militants ont dû « théoriser » (Lawrence & Suddaby 2006) leur projet de changement, en exposant les raisons et la manière dont ils comptaient procéder pour parvenir à leurs fins, c’est-à-dire l’invention d’un traitement pour les malades du Sida. Ils ont réussi à collaborer avec d’autres associations du champ et à fédérer les énergies autour de leur projet au lieu de susciter les rivalités.

Dans les deux cas que nous venons d’exposer (Maguire et al. 2004, Rao 1998), la forme associative a été utilisée habilement par des individus emplis de conviction pour mener à bien un projet politique d’ambition nationale. Dans les deux cas, les associations ont, au moins en partie, réussi à provoquer le changement institutionnel désiré. Pour réussir à l’échelle voulue, dans l’exemple du traitement du Sida, les militants ont dû créer une association de « second ordre » susceptible de fédérer les associations locales préexistantes. Il y a alors trois niveaux d’analyse à faire coexister : les individus, les associations locales et les associations fédérales. Les entrepreneurs institutionnels mis en lumière sont des individus (les fondateurs des associations) et non leurs organisations.

Les convictions personnelles des entrepreneurs semblent être les moteurs de leur engagement associatif. Cette propension à convaincre les autres que leurs croyances sont moralement fondées et à les imposer par le biais de nouvelles règles a été théorisée dès 1963 par Howard Becker via le concept d’entrepreneur moral (Becker 1985). Il désigne par là aussi bien les créateurs de nouvelles institutions, généralement issus des strates supérieures de la société, que ceux qui les font respecter. Parmi les cas célèbres d’entrepreneurs moraux, l’association

Mothers against drunk drivers (MADD) a réussi à imposer une réglementation plus stricte de

la conduite en état d’ivresse (Reinarman 1988). L’entrepreneuriat institutionnel dans les associations de défense d’une cause nous paraît très proche de cette « construction sociale » du problème de l’alcool au volant. Son originalité est peut-être de montrer que même des « outsiders », pour reprendre le vocabulaire de Becker, peuvent agir sur les institutions .

2.2. La dimension institutionnelle de l’association

La rareté des travaux portant explicitement sur l’entrepreneuriat institutionnel dans les associations ne saurait décourager le chercheur intéressé par ces questions. Si ce concept

récent n’a pas encore été amplement mobilisé, des penseurs de traditions aussi contraires que le libéralisme et le socialisme ont souligné la dimension proprement institutionnelle de l’association, en particulier sa capacité singulière à assurer le progrès social et la vigueur des démocraties modernes.

S’il est un penseur de l’association qui parvienne à faire l’unanimité chez les chercheurs, quels que soient par ailleurs leurs désaccords, c’est bien Alexis de Tocqueville. Son œuvre contient des lignes magnifiques sur l’esprit d’association et son rôle dans les sociétés démocratiques. Il a été l’un des premiers à penser que l’association libre de citoyens pouvait être une solution au paupérisme. Un siècle plus tard, la « question sociale » mobilise les hommes politiques, les ingénieurs sociaux et les économistes. Malgré l’hostilité dont elle a fait preuve au lendemain de la Révolution française, l’association fait partie des thèmes de débats récurrents. On s’interroge sur ses vertus et sa capacité à améliorer la condition de la classe ouvrière. La Troisième République apporte une réponse certainement décevante pour les utopistes. Ce sera désormais l’Etat qui répondra à la question sociale, les associations n’ayant plus qu’un rôle d’appoint dans la contribution à l’intérêt général de la nation.

2.2.1. L’association et la démocratie chez Tocqueville

Alexis de Tocqueville est souvent considéré comme le premier « sociologue de l’association » car une grande partie de son œuvre est consacrée au rôle primordial joué par celle-ci dans les sociétés démocratiques. Le souci qui semble traverser De la démocratie en Amérique de part en part est de faire coexister l’égalisation des conditions avec un régime politique de liberté (Chanial 2004). Il n’est pas question de sacrifier l’individualisme à la réalisation des devoirs sociaux de l’homme, ce qui renforcerait la contrainte étatique, mais de pallier les effets négatifs d’un « individualisme étroit » par une prise de conscience de l’interdépendance des citoyens dans la bonne marche de la démocratie (De Tocqueville 1992).

Or, pour Tocqueville, seule l’association libre et volontaire permet de résoudre le défi démocratique, en opérant la jonction entre la sphère privée, où commandent les intérêts