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POUR EN FINIR 


AVEC LES DROITS DE L’HOMME

mondiale démocratique, ‘’décroissante’’ et res-pectueuse des meilleures traditions populaires ».

Cette société future reposant non pas sur les droits de l’homme mais sur un processus délibé-ratif imposant l’auto-limitation et discriminant

« ce qui se fait de ce qui ne se fait pas ». Avec

pour socle, « une modeste Magna Carta », comme le dit le philosophe, citant Le Capital et, bien sûr, la « common decency » dont l’auteur en orwellien fidèle s’est toujours réclamé.

Le loup dans la bergerie sait mobiliser des exemples frappants et souvent très drôles pour donner l’impression d’une société dominée par 


Essais p. 38 EaN n° 64

Jean-Claude Michéa © Hannah Assouline

POUR EN FINIR 


AVEC LES DROITS DE L’HOMME

les droits de l’homme. Voire… Le sort réservé aux migrants à travers le monde ? Des Roms en Europe ? Les reculs des libertés fondamentales en France depuis l’instauration de l’état d’ur-gence ? De tout cela, pas un mot. De fait, cet ouvrage tend à prendre la prégnance rhétorique des droits de l’homme pour leur réalisation ef-fective. Michéa dénonce un supposé culte des droits de l’homme à l’instant précis où ceux-ci sont piétinés.

Sous un autre angle, associer développement ca-pitaliste et expansion du libéralisme culturel n’a rien d’évident, au regard des situations chinoises et indiennes, pour ne pas parler de la Russie. De fait, la question aujourd’hui n’est pas tant l’infla-tion des droits que d’arriver, pour reprendre les mots de Castoriadis, à « instaurer des conditions réelles permettant à tous l’exercice effectif de ces droits. » On en est loin. Plus profondément, Michéa identifie exigence de droits et amplifica-tion de l’individualisme. Comme si ces revendi-cations ne pouvaient pas produire de l’auto-or-ganisation populaire. En pratique, les mobilisa-tions pour les droits peuvent être politiques, c’est-à-dire créer du collectif au lieu de renfor-cer l’atomisation. À cet égard, les expérimenta-tions kurdes offrent l’exemple de l’articulation de luttes hétérogènes progressant d’un même front : combat féministe, organisation autogérée de la production, et écologie. Certes, l’expé-rience en cours au Kurdistan est fragile et incer-taine. À ne pas idéaliser en tout cas. Peut-être.

Elle tend en tout cas à dessiner un nouvel imagi-naire. N’est-ce pas ce dont manque l’époque ? Plus proche de nous, les luttes syndicales des sans-papiers des dix dernières années manifestent une interpénétration là où Michéa voit des activi-tés antagonistes. On regrette qu’il prenne tant de temps à se gausser de certains faits divers plutôt que de consacrer des pages à ce type de tenta-tives. De manière symptomatique, l’auteur ne dit quasiment rien sur les luttes sociales actuelles.

De fait, le pamphlétaire l’emporte parfois sur le marxiste. Excellant dans l’essai et la phrase as-sassine, mais plus court comme stratège. Dit au-trement, il est moraliste, c’est-à-dire écrivain, là où par exemple Luxemburg ou Gramsci étaient journalistes. Sa lecture en est rendue plus plai-sante que celle de ces illustres figures. Et en bon polémiste, Michéa a ses cibles préférées. En cela, il a d’ailleurs des points communs avec le style

tout aussi percutant mais dissemblable d’Houria Bouteldja, la porte-parole du Parti des Indigènes de la République. Idéologiquement, tout semble les séparer. Michéa consacre même plusieurs pages à démonter les thèses de Bouteldja. Et pourtant ! Chez l’une comme l’autre, on retrouve un même goût pour l’écriture, l’ironie et une re-marquable virulence verbale. Positionnés à des angles opposés, les deux visent les mêmes cibles, à savoir les droits de l’homme.

Surtout, ces auteurs s’appuient sur et parlent de-puis un groupe dont l’homogénéité ne fait pas de doute pour eux. Depuis « le peuple » pour Mi-chéa, à savoir tout ce qui n’est pas les « lecteurs de Libération » et autres suppôts du libéralisme métropolitain. Ou depuis les « indigènes de la République » pour Bouteldja. De manière concomitante, l’une et l’autre se réclament à divers degrés d’un retour aux « traditions » :

« populaires » et socialistes pour l’un, prémo-dernes et non-blanches pour l’autre. Deux at-taques de la modernité, ici nommée « libérale », là « blanche ». Deux conceptions qui, pour de-venir des perspectives révolutionnaires, pos-tulent la cohérence à la fois sociale et culturelle d’un groupe d’appartenance. Bref, l’unité orga-nique contre l’atomisation (supposée) résultant de l’idéologie des droits de l’homme. De manière significative, le précédent ouvrage de Michéa s’intitulait Notre ennemi, le capital et celui de Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Chez ces deux penseurs, le « nous » se présente comme un donné. Et gare à ceux qui mettent en doute son existence ! Ainsi, et quoique rivales (en apparence ?), ces tendances prennent un bloc social comme base à des projets révolu-tionnaires. Projets qui exigent l’adhésion à des normes culturelles : d’un côté la « décence » po-pulaire, de l’autre « l’attachement à la famille et à la communauté » célébré par Bouteldja.

Ces horizons ont-ils quoi que ce soit de réalistes ? Pas sûr, tant il paraît problématique de faire reposer des objectifs politiques sur des stratégies identitaires. En tout cas hic et nunc, dans des sociétés où vivent des groupes aux in-térêts et cultures, justement, si différents. On serait tenté de suggérer que la reconnaissance mutuelle de droits hétérogènes pourrait être une base à l’élaboration de tentatives concrètes de refaire du commun. Tout expérimentaux et fra-giles que soient ces essais. En d’autres termes, refaire bloc oui, mais sans prérequis.

Essais p. 39 EaN n° 64

Nathalie Piégay
 Une femme invisible


Éditions du Rocher, 347 pages, 19,90 €

Une femme invisible n’est pas une biographie.

L’auteure, Nathalie Piégay, a abandonné sa robe d’universitaire pour endosser une voix plus in-time. Elle prend la parole à la première personne.

Discrète, elle se met en scène à la recherche d’une femme qui ne fut jamais légitime, ni au regard du droit de la famille, ni au regard du droit de la littérature.

Louis Aragon était le fils naturel de Louis An-drieux et Marguerite Toucas-Massillon. Le pre-mier est un notable bourgeois, anticlérical, père de famille respectable d’un XIXe siècle qui va sombrer avec la Première Guerre mondiale. Il a 57 ans quand il tombe sous le charme de Margue-rite Toucas, 24 ans, qui, elle, tombe enceinte. Na-thalie Piégay ne s’appesantit pas sur la bourgeoi-sie sûre d’elle que représente le père. Elle a rai-son, cette bourgeoisie a dominé, elle domine en-core, elle a été peinte maintes fois par les plus grands, avec aménité ou férocité. Elle livre plus d’informations sur la « bourgeoisie aigre et désargentée » de la famille maternelle. Le père de Marguerite, Fernand, a tout largué, femme, enfants, profession, pour Constantinople, « rêve de l’aventurier ordinaire ». Là encore, Nathalie Piégay passe très légèrement sur le rapproche-ment tentant entre l’absence du père et le choix d’un amant de 33 ans plus âgé que soi.

À la psychanalyse sauvage, elle préfère l’empa-thie de son corps de femme qui rappelle l’expres-sion de l’époque, « faire passer l’enfant », utilisée en lieu et place d’« avorter », quand on faisait pression sur les futures filles-mères pour éviter

qu’elles le deviennent. En creux, elle souligne la force et l’indépendance d’esprit de Marguerite, mais aussi son amour pour Louis Andrieux qu’elle reverra toute sa vie, maîtresse courageuse, obligée de cohabiter avec sa propre mère et de mentir à son fils.

Sur le mensonge, l’art du trucage et de l’affabula-tion, les rapprochements sont également subtils, peu appuyés. Comment ne pas relier la fable ra-contée à un enfant sur ses parents biologiques qui seraient morts (Blanche et Jean Aragon) et l’œuvre de ce fils qui serait le fruit d’une imma-culée conception sans dieu ? Le propos de Natha-lie Piégay n’est pas de livrer un nouvel art du roman ni une réflexion intellectuelle et critique sur Aragon, père de Blanche ou l’oubli, du Men-tir-Vrai…. Elle lance quelques pistes, souvent au détour d’un paragraphe plus factuel, plus infor-matif, parfois avec grâce. « Rien n’est vrai, tout est inventé, mais l’enfant est baptisé, écrit-elle après avoir débrouillé les fils de la filiation du bébé Andrieux-Aragon. Il a tôt compris que la vérité n’existe pas, qu’il faut lui préférer l’entre chien et loup de l’invention. D’autres en auraient perdu la raison. Il y a gagné le battement de l’imagination. »

Elle aborde le versant sociologique de l’histoire de Marguerite sans avoir recours au vocabulaire scientifique de cette discipline. Elle est pourtant loin d’éluder le décrochement entre la bourgeoi-sie qui affiche les apparences et celle qui vit au bord du déclassement, encore moins les malen-tendus entre mère et fils : la honte d’avoir honte de sa mère, sentiment caché et douloureux chez l’écrivain. C’est le fil rouge de tout ce livre, sans doute celui qui nous a le plus touchée. Une femme invisible est une enquête qui ose s’adres-ser à la corde purement sensible du lecteur, la plus délicate à émouvoir sans risquer d’être 


Essais p. 40 EaN n° 64

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