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IDÉAL-TRAÎTRES

moins essayaient de sortir du récit héroïque et personnalisé.

Par exemple, aucun effort n’est fait pour essayer d’expliquer comment une bonne partie de l’his-toire des intellectuels français et de leur surinves-tissement dans le politique et le journalistique tient à la faiblesse, dans notre pays, de l’universi-té (qui explique à bien des égards la crise de 1968, mais aussi le désir permanent des intellec-tuels de lui échapper pour refonder ailleurs leur légitimité – sans parler de Sartre, Aron au Figaro, Revel à L’Express, Althusser au Parti, Deleuze à Vincennes, Derrida aux États-Unis). Aucun effort n’est fait pour comprendre comment, dès les an-nées 1970 et 1980, avec notamment l’épisode, grotesque mais si significatif, des « nouveaux philosophes », une culture encore ancrée dans les revues et les bastions intellectuels éditoriaux s’est transformée en satellite des émissions de télé.

Régis Debray avait raison quand il a fustigé l’empire de Bernard Pivot et d’Apostrophes. Il a compris qu’on avait changé d’époque. Nous nous sommes moqués des neocons américains, et rions aujourd’hui de Trump, mais nous avons oublié que Deleuze et Bourdieu avaient soutenu la can-didature de Coluche à la présidentielle de 1981.

Et pourtant, malgré ses défauts, le livre de Fran-çois Dosse est utile. Il nous rappelle en creux combien, d’une part, les intellectuels français sont provinciaux, et surtout combien la définition de l’ « intellectuel » dans notre pays est biaisée et erronée. Quant au provincialisme, que n’aborde jamais Dosse, il est accablant. Il l’est d’autant plus que les Français n’ont cessé, sans le dire, de lorgner outre-Rhin ou outre-Atlantique. François Dosse ne dit rien du véritable magistère de Hei-degger sur la philosophie, mais aussi sur la gent intellectuelle française, qui est pourtant une don-née fondamentale de l’histoire des andon-nées 1944-1989 et au-delà. Simone de Beauvoir a certes existentialisé le féminisme, ou féminisé l’existentialisme, mais bien peu encore notent ce que Le deuxième sexe doit à Margaret Mead.

Certes, dans le domaine phare pour les Français, la théorie politique, Raymond Aron a fait le tra-vail nécessaire en introduisant Weber, Simmel ou Veblen, en revisitant Tocqueville, et, par son as-sociation avec les libéraux américains, il a été l’un des rares français de la période à prendre ses références ailleurs que dans l’hégélianisme et le marxisme. Mais comment est-il possible que John Rawls n’ait été traduit qu’à la toute fin des

années 1980, ce dont ne dit mot François Dosse ? S’il s’était interrogé sur les raisons pour les-quelles un livre aussi fondamental que la Theory of Justice a été, pendant vingt ans au moins, zap-pé par les protagonistes de son histoire, celle-ci eût été plus juste. Cela ne s’explique pas seule-ment par le fait que ce livre ait été perçu comme

« libéral », par les Français, mais par le fait que les moyens intellectuels de le comprendre leur manquaient, y compris pour s’y opposer.

Pourquoi, par ailleurs, François Dosse ne dit-il mot de Bourdieu, dont les travaux et la revue Actes de la recherche en sciences sociales ins-pirent la sociologie dès les années 1970 ? Pour-quoi ne dit-il rien non plus de sociologues comme Raymond Boudon, qui sont du bord

op-posé, mais si peu provinciaux

intellectuellement ? Pourquoi des intellectuels qui n’ont cessé de critiquer le modèle de l’intel-lectuel à la française qui fait l’objet de ce livre, comme Jacques Bouveresse, en sont-ils si obsti-nément absents ? Pourquoi le seul titre de gloire de Georges Canguilhem dans ce livre est-il d’avoir patronné la thèse de Foucault ? Pourquoi aucun mot n’est-il dit de philosophes comme Jules Vuillemin ou Gilles Granger, qui ont incar-né le courant rationaliste envers et contre tous ? Étaient-ils trop « universitaires » pour figurer ici ? Dans les rares passages où Dosse discute un peu la philosophie des sciences, c’est pour traiter de La nouvelle alliance de Prigogine et Stengers, et célébrer avec eux la complexité et le hasard, ou pour vanter le relativisme pluraliste de Michel Serres ou de Bruno Latour. Mais pourquoi des économistes  comme Gérard Debreu ou Maurice Allais, pourtant Prix Nobel, ne sont-ils même pas mentionnés ? Est-ce parce que leurs travaux sont surtout lus aux États-Unis ? Pourquoi les mathé-maticiens ne figurent-ils dans cette saga qu’avec Grothendieck, au titre de la révolte écologique et soixante-huitarde?  Pourquoi n’y est-il pas au titre de la géométrie algébrique ? Pourquoi Laurent Schwartz, pourtant très engagé, n’est-il pas considéré, lui et ses collègues, comme un intellectuel à part entière dans ce livre ? Maurice Audin ne fut-il pas autant mathématicien que mi-litant ?

La faiblesse principale du livre de Dosse ne tient pas tant aux erreurs factuelles ou aux omissions ponctuelles qu’à la définition même  de son sujet.

Ce n’est pas entièrement sa faute : dès l’époque de l’affaire Dreyfus, on a pris l’habitude d’appe-ler « intellectuel »  un type d’individu, et de rôle social, supposé intervenir dans la sphère 


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politique, au nom de son savoir (supposé), mais surtout au nom des idéaux et des causes poli-tiques. Péguy le premier déplora que ceux-là se perdent dans celles-ci, quand il regrettait qu’on commence en mystique pour finir en politique.

Benda souleva la question principale : le rôle des intellectuels, des clercs, est-il de suivre les pas-sions politiques de leur époque, au détriment des idéaux de justice et de vérité ?

La longue histoire du début du XXe siècle a mon-tré que ceux qu’on appelait les intellectuels avaient renoncé à incarner ce rôle. Dosse l’identi-fie à celui de l’intellectuel « prophétique », mais cette notion même implique qu’on tienne la fonc-tion de l’intellectuel pour celle d’intervenir, dans des situations historiques, au nom de valeurs elles-mêmes historiques, ou messianiques. Même les intellectuels chrétiens qui apparaissent ici où là dans la chronique de Dosse semblent en être convaincus. Mais il n’est pas évident que le rôle de l’intellectuel soit de s’occuper et d’épouser les passions de son époque, pour les servir dans un camp ou dans un autre. N’est-il pas plutôt de les critiquer et de les combattre, au nom d’idéaux qui dépassent l’époque et le temps qu’il vit ? N’est-il pas de faire des travaux qui s’élèvent au-dessus du journalisme ? La fonction même des intellec-tuels n’est-elle pas de dire : «  Je ne suis pas de ce temps-ci » ?

Dosse cite à un moment la fameuse discussion de 1972 entre Deleuze et Foucault sur les intel-lectuels et le pouvoir, prônant un changement de paradigme de l’intellectuel : il faudrait, selon eux, passer de l’intellectuel « universaliste », qui parle au nom de la vérité et de l’idéal, à l’in-tellectuel « spécifique » qui intervient dans des luttes concrètes, situées, et sans se réclamer d’un savoir surplombant. Foucault dit   :

« Chaque époque a son régime de vérité ». Mais comment peut-on être un intellectuel, non pas dans sa posture, mais dans ses tâches les plus quotidiennes de vérification des faits et, s’il y a lieu, de révolte contre les injustices si l’on ne reconnaît pas l’objectivité du vrai indépendam-ment des « régimes » ? Comment peut-on pro-tester contre l’oppression si l’on pense que la vérité est toujours relative à des cultures, des langues, des situations ? Nombre des auteurs mentionnés ici en ont eu certainement conscience, mais ils se sont interdit toute possi-bilité d’être autres que de leur temps. Le pro-blème des intellectuels, depuis 1944, Sartre en tête, est qu’ils sont devenus historicistes et rela-tivistes. Par là même, ils ont trahi leur propre cause, qu’ils aient été ou non marxistes. Il n’y a pas d’intellectuel s’il n’y a pas d’universel, et les meilleurs d’entre eux l’ont compris, malgré leurs contemporains. La saga racontée par Dosse est une Berezina.

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Georges Forestier
 Molière


Gallimard, 541 p., 21,80 €

Loin de rêvasser dans une retraite solitaire, Mo-lière s’agite sur tous les fronts. Comme Shakes-peare, acteur, auteur, metteur en scène, entrepre-neur de spectacles et homme d’affaires avisé, il emprunte abondamment à une ample variété de sources, anciennes ou récentes, savantes ou popu-laires, et fait fructifier les bénéfices de ses œuvres par des prêts à intérêt. À la différence de Shakes-peare, il tient le rôle principal dans ses comédies, intercalées entre des séjours à Saint-Germain-en-Laye ou Versailles où il organise les divertisse-ments royaux, s’intéresse de près à la publication de ses œuvres, et s’exprime abondamment dans des préfaces, réponses aux critiques, placets contre ses détracteurs.

Comme une biographie de Shakespeare, la vie de Molière doit être ponctuée de peut-être et de pro-bablement. Ici, l’ouvrage se donne pour but un

« récit biographique vraisemblable ». D’abord, débarrasser la scène des scories accumulées de-puis l’école, de-puis démonter les effets de réel, les jeux de miroir d’autant plus subtils que, dans L’Impromptu  de Versailles par exemple, l’auteur-acteur feint de se mettre à nu en interprétant « Molière tel qu’en lui-même ».

Nous gardons l’image d’un homme consumé par une longue maladie et des déboires conjugaux, aspirant à une retraite isolée. Or aucun document jusqu’à sa mort ne permet de douter que son ma-riage avec Armande Béjart fût heureux, souligne

Forestier. Jalousie et cocuage font partie de sa thématique comique depuis le début, déjà dans Le Dépit amoureux quand Armande n’était encore qu’une enfant. Les médisances et les récits dif-famatoires, tous posthumes, sont calqués sur ses propres intrigues. Même le fameux registre de La Grange n’est pas à l’abri des erreurs. Principal fautif, Grimarest, premier biographe de Molière, dont Boileau a averti qu’« il se trompe dans tout, ne sachant même pas les faits que tout le monde sait », suivi par les historiens du XIXe siècle, qui décèlent une amertume de l’auteur derrière la noirceur de certaines pièces. Pour Michelet, « Georges Dandin est douloureux ».

Outre une connaissance intime des pièces – il a dirigé avec Claude Bourqui la nouvelle édition en Pléiade des Œuvres complètes –, Georges Fores-tier appuie son enquête sur les volumineux re-cueils de textes, documents et témoignages pu-bliés, les œuvres majeures ou mineures contem-poraines, et les recherches des historiens du théâtre. Son « récit vraisemblable » procède par étapes chronologiques, l’arrière-plan familial, l’éducation, la tentative échouée d’implanter une troupe à Paris, les longs séjours en province des comédiens ambulants, les patronages aristocra-tiques, puis, année par année, la conquête de la cour et la reconquête de Paris. On voit Molière composer dans l’urgence Les Fâcheux pour une somptueuse fête de Fouquet, et jouer lui-même successivement tous les importuns qui retardent le rendez-vous des jeunes amoureux. La Fon-taine, qui était parmi les invités, le félicite de

« ramener en France / Le bon goût et l’air de Térence ». Quinze jours après, l’intendant du roi est arrêté, mais Forestier passe assez vite sur le 


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