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L’ÉNIGME TAVARES

s’attaque au fascisme sous toutes ses formes.

Montre qu’on ne sort jamais du labyrinthe et que les dispositifs d’archives sont précaires, le resca-pé de Terezín conte la fable des sept hommes de mémoire : « sept juifs, qui avaient mémorisé, sans la moindre lacune, toute l’histoire du XXe siècle », « sept XXe siècle » formant à leur tour sept autres en une chaîne indéfiniment prolongée, afin de garder intacte la mémoire de l’histoire.

La clarté du jeu de questions et de réponses initié avec la boîte à fiches d’Hanna, matériel pédagogique pour « l’apprentissage des per-sonnes handicapées mentales », se fonde pos-siblement sur une pierre mal taillée, entre désarticulation et détermination du lieu : Blim ou Berlim, seule réponse ambiguë d’Hanna, sur laquelle pourtant s’échafaude l’entièreté du voyage. Or, Blim ou Berlim, c’est tout un, dans la fiction et dans l’histoire, c’est un espace géométrique troublé qui ouvre sur autant d’apories que de chemins possibles, qui carto-graphie dans le territoire de la fiction une his-toire et des époques rongées par l’immensité de la perte et des drames qu’elles contiennent. De façon spectaculaire, le paroxysme de ce dispo-sitif est atteint lorsque Marius, perdu dans la géographie complexe d’un hôtel dont les chambres sont disposées selon la cartographie des camps de concentration à échelle réduite, s’illumine de joie lorsqu’il trouve enfin le nom d’Auschwitz, brillant dans la nuit.

À l’orée du livre, l’entrée en scène abrupte de Josef Berman, chasseur d’images et de visages, nous alertait déjà et créait un abîme où Hanna sans père, Hanna solaire et, déjà, Hanna la resca-pée, perdue dans la fiction de Allemagne postna-zie (« quelque part entre les années 1950 et 1970 », indiquera l’auteur dans un entretien), pouvait bien sombrer encore. Forçant les bêtes à poser pour des portraits angoissés, l’homme veut à tout prix tirer celui d’Hanna pour l’ajouter à sa collection particulière de visages particuliers :

« il n’y avait plus que des photos d’individus at-teints de trisomie 21. Des dizaines et des dizaines de visages » captés comme ceux de prisonniers pour illustrer à leurs dépens une odieuse théorie de la race. Les rôdeurs et autres stalkers du dé-sastre n’ont pas cessé de pister leur proie. La quête positive – trouver le père – se double alors d’une quête négative : fuir pour empêcher la cap-ture d’Hanna et sa classification dans la collec-tion bermanienne.

Si les camps de concentration sont le motif obses-sionnel du livre (avec eux, les protagonistes y font des formes, des plans d’hôtel, des cauchemars, des archives, des histoires), fuir le siècle en est l’autre figure récurrente : conseil avisé qui revient dans les différentes bouches des orateurs rencontrés par Marius et Hanna. Il faut prendre de la distance avec lui, ne pas s’y perdre par une adhésion aveugle ni une porosité trop grande, il faut rester séparé, solitaire, observateur. De là, décider ou non d’en être solidaire. Fascinés par l’infinitésimal et le détail, les protagonistes se sont convaincus que tout peut basculer selon des jeux d’échelles et de vélocité surprenants, et que nul n’est à même d’en réchapper, à moins peut-être de s’y préparer.

Les singulières listes et les objets qu’ils accu-mulent tiennent de ces émouvantes piles de galets assemblées sur la rive le temps d’une marée, té-moins silencieux du passage humain. Ils sont le revers de l’immensité de leurs solitudes. L’école de la survie disséminée dans la succession de leurs fables devient l’extension inquiète et le fantôme ironique de l’école à la vie en société contenue dans les fiches d’Hanna, expériences contre pré-ceptes rendant coup pour coup au cas par cas. La menace est omniprésente malgré les apparences civiles des discours et le calme olympien de la jeune fille, moins perdue qu’il n’y paraît.

Dans la bibliothèque, des échos se nouent avec d’autres œuvres : Strindberg et Le songe,  Buzzati et le cauchemar machiné dans « Le rêve de l’es-calier », Walser et ses microgrammes, Calvino et Le chevalier inexistant. Les personnages tiennent des comptabilités absurdes en soi mais pas pour soi, puisqu’elles permettent de garantir qu’on est vivant, dans l’ici et maintenant du loisir, de l’er-rance, de l’angoisse. Seule Hanna a le privilège du silence et du bonheur étal, Joconde nouvelle contemplant le siècle avec placidité, pourvue du don d’apaiser autour d’elle les esprits et les pas-sions. Celle qui sait dire oui est figure de la fragi-lité qui résiste aux injonctions de son siècle, parce qu’elle se connaît comme fragilité, annule l’idée de compétition et se rend disponible à l’autre, comme Gonçalo M. Tavares le dit dans un entretien où il revient sur la grâce et la bonté qu’il a senties chaque fois qu’il a été en contact avec des enfants affectés du syndrome de Down.

La fin, euphorique, est brutale, glaçante. Le dernier mouvement qui emporte est aussi un déport, une déportation. Une extase ou une em-prise. Elle rappelle le dernier rêve de Rosaura dans le Calderón de Pasolini.

Littérature étrangère p. 34 EaN n° 64

Pierre Chiron
 Manuel de rhétorique


Les Belles Lettres, 216 p., 17 €

Spécialiste de la rhétorique grecque, Pierre Chi-ron en a édité et traduit plusieurs traités.

Quoique peu lus désormais, certains des rhétori-ciens antiques restent connus au moins de nom, c’est le cas de Quintilien pour l’univers latin.

Un lecteur de Platon ne peut ignorer le vigou-reux combat que celui-ci a mené contre ce qu’il dénonçait comme sophistique, mais les philo-sophes savent aussi que, par anti-platonisme peut-être, Aristote a composé une Rhétorique.

Un nom qui, en revanche, n’est plus connu que d’un tout petit cercle de spécialistes est celui d’Aphthonios d’Antioche, l’auteur pourtant d’un des plus durables bestsellers de la pédago-gie occidentale. Traduits, retraduits, amplifiés, réduits, plagiés, adaptés, ses Exercices prépara-toires (le titre grec est progymnasmata) compo-sés au IVe siècle après J.-C. ont été en usage jusqu’au XIXe siècle. Un millénaire et demi ! L’adaptation qu’en a faite Reinhard Lorich au XVIe siècle a bénéficié de cent cinquante-cinq réimpressions en deux siècles, dans la plupart des villes européennes, touchant jusqu’aux États-Unis, Harvard au XVIIe siècle.

Il semble aller de soi qu’un universitaire a bien le droit de consacrer ses travaux à des auteurs à peu près universellement oubliés, et donc de juger ceux-ci intéressants, mais qu’il ne doit pas s’étonner si cela paraît vaine érudition. Ce livre-ci de Pierre Chiron est le contraire de l’étude érudite destinée aux trois collègues qui

labourent le même petit champ. Son ambition ressortit à ce que l’on pourrait appeler une dagogie politique pour la distinguer de la pé-dagogie philosophique chère aussi bien à Pla-ton qu’à Rousseau ou Hegel, et de la pédagogie scientifique que vantent les adeptes des

« sciences cognitives ».

L’enjeu en est la capacité donnée – ou non – de résister à la puissance de la communication. Il s’agit de savoir dans quelle position est mis le citoyen-consommateur face à tous les messages qui lui sont envoyés à longueur de journée et par tous les médias susceptibles de l’atteindre, pour l’inciter à admirer ceci, à craindre cela, à ache-ter telle marchandise, à voir tel film, à s’habiller et se coiffer de telle ou telle manière, et bien sûr à voter comme il convient. Quand tout est fait pour encourager la passivité, une éducation à la liberté devrait consister à susciter des attitudes actives. Le recours proposé à des méthodes ve-nues de la rhétorique grecque ne se justifie pas par un attachement excessif à une culture dont les attardés feraient mieux de reconnaître la mort définitive. Il ne s’agit pas d’opposer les anciens aux modernes mais de se souvenir qu’Athènes a inventé la démocratie. Quand nos républicains ont universalisé le suffrage, ils ont, d’un même geste, universalisé la scolarité et l’ont rendue obligatoire. À force de répéter que la démocratie athénienne était imparfaite et très partielle, on finit par oublier qu’elle fut aussi pour une large part réellement démocratique. En particulier, elle s’est souciée, comme notre Troi-sième République, de former les citoyens. C’est ainsi qu’au sommet de la formation scolaire des adolescents il y avait l’entraînement à rédiger des propositions de loi.

Essais p. 35 EaN n° 64

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