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Ubiquité du crime

La cellule familiale ou la scène du crime

1. Ubiquité du crime

La robinsonnade de la famille Halloran pose l’axiome inhérent à la cellule familiale ; la survie n’est en effet garantie qu’à la condition sine qua non d’une obéissance absolue au chef du clan, lequel peut exercer son autorité délétère au-delà du cercle restreint sur le reste de la communauté sous la forme d’une puissance invisible, qu’elle soit d’ordre politique ou culturel. La méchanceté, qu’il faut distinguer de la simple faute, écrit Vladimir Jankélévitch, n’est ni accidentelle ni le fruit de l’ignorance, comme elle l’est dans sa conception socratique, elle pose « un problème psycho-ontologique » :

La méchanceté est malveillance par nature et malfaisante par accident : car elle ne nuit à l’autre que selon l’occasion, et la malignité, qui est une méchanceté pernicieuse et très réussie, y ajoute simplement ce qu’à l’intention ajoute les œuvres […] Ainsi notre problème est le méchant que l’on est, non point le mal que l’on fait1.

Dans l’œuvre de Jackson, l’élément ontologique de la méchanceté enferme les personnages dans un monde où on s’entretue de toutes les façons possibles.

Comment s’acquitter d’une dette sanglante autrement que par le sang ? Une fois encore, les prophéties de Habbacuc telles que Mrs. Mack les énonce jour après jour dans Road devraient figurer au frontispice de chacune des demeures de Pepper Street. Le mur d’iniquité qui encercle le domaine Halloran est celui que bâtissent les pères criminels ; la dichotomie entre le discours officiel et son substrat impensé, ainsi que le culte de la propriété privée tel qu’il est montré chez Jackson, sont une preuve

1 Vladimir Jankélévitch, L’innocence et la méchanceté. Traité des vertus III, Paris, Bordas, 1970,

supplémentaire de la perversion d’un idéal religieux conquérant, voué à un matérialisme insatiable.

Les symboles du serpent dans le jardin d’Eden et de la dette au père, réel ou imaginaire, sont intimement liés. L’étude que Gérard Pommier2 consacre au nom propre et à ses diverses généalogies montre les modalités de nouages. Ce qui constitue l’héritage est d’ordre spirituel, psychique, et matériel, imbrication souvent confuse dans lequel le don est générateur de tourments :

De sorte que la parole peine à faire acte. Au fur et à mesure de leur énonciation, le sens des mots se dégonfle : ils perdent leur fiducia, c’est-à-dire leur créance3.

Les travaux de Marcel Mauss ont démontré que le don n’est jamais gratuit ; il s’effectue sous forme d’échange, le potlach, dont les conventions varient selon les personnes concernées. Dans l’œuvre de Jackson, les valences de cette économie sont effroyables, la dette contractée auprès des aînés payable seulement en livres de chair4, taillées à même le corps physique ou mental.

L’opposition entre potlach et monnaie, rappelle Roberto Calasso, repose dans « l’incommensurabilité de l’unité de mesure5 », et tout échange, fondé ainsi sur une valeur fétiche, est voué à l’excès. Le don ne peut que se rappeler au mauvais souvenir de l’obligé, il devient dette à régler. Comme le pharmakon, il est remède et poison, et ne délivre de bienfait que de façon fort provisoire, comme le démontre Derrida :

Si le pharmakon est « ambivalent », c’est donc bien pour constituer le milieu dans lequel s’opposent les opposés, le mouvement et le jeu qui les rapportent l’un à l’autre, les renverse et les fait passer l’un dans l’autre (âme/corps, bien/mal, dedans/dehors, mémoire/oubli, parole/écriture, etc6.

2 Gérard Pommier, Le nom propre. Fonctions logiques et inconscientes. Paris, PUF, coll. Philosophie d’aujourd’hui, 2013, p. 86.

3 Ibid., p. 86.

4 Dans « The Honeymoon of Mrs Smith, » cette livre de chair apparaît de manière subreptice sous la forme d’une livre de café, comme nous le voyons un peu plus avant dans ce chapitre. Cette expression est intrinsèquement liée à l’étrange requête de Shylock dans la pièce de Shakespeare :

« The pound of flesh which I demand of him, Is dearly bought, ‘tis mine, and I will have it. »

William Shakespeare, The Merchant of Venice (1600), The Works of William Shakespeare, London, Frederick Warne and Co., Coll. « The Chandos Poets », 1879, p. 207.

5 Calasso, Quarante Neuf Degrés, op. cit., p. 54.

6 Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon », La dissémination, Paris, Editions du Seuil, 1972, rééd. Points, Coll. « Essais », 1993, p. 166.

Chez Jackson, cette inflation dépend des enjeux psychiques des personnages ; pour Eleanor Vance, le prix exorbitant de l’hospitalité de Hill House dans Haunting

est sa vie même. Dans « The Lottery », le sacrifice rituel ne remplit son office apotropaïque qu’à moitié, puisque s’il garantit la récolte, il perpétue aussi la transmission d’un héritage maudit. La dette réglée par la mise à mort de la victime, du pharmakos, ne fait en réalité qu’augmenter le dû originel.

Dans Nest, Elizabeth Richmond est l’héritière d’un des hommes les plus riches d’Owenstown, petite ville imaginaire dont le nom pointe d’ailleurs dans la double direction de la propriété (own) et de la dette (owe). C’est à Morgen, la tante maternelle d’Elizabeth, qu’est revenue la tâche de préserver un legs dont elle tire des bénéfices à plus d’un titre, puisqu’elle peut en même temps profiter de l’aisance matérielle de sa nièce et savourer sa vengeance posthume, c’est-à dire d’avoir survécu à sa sœur, qui lui a volé son fiancé, et d’une certaine façon, hérité de sa fille. Morgen fait par ailleurs partie du clan des « Owenstown Joneses » (Nest 222), de ce genre de personnes qui ne s’en laissent pas conter (ou compter) et, malgré le mariage manqué à cause de sa sœur, n’est devenue ni gouvernante ni adepte de la peinture sur porcelaine7.

Le contexte du roman permet de jouer sur les mots, une incitation qu’arbore le titre Nest, que l’on peut entendre d’au moins deux façons, en plus des sens suggérés par la comptine. Le nid en question n’est pas uniquement le corps maternel de la première Elizabeth, créateur de l’enfant du même nom, mais il est possible de l’entendre aussi dans le sens de l’expression voisine et implicite de « Nest egg », laquelle ajoute à la notion de l’enfantement celle des économies accumulées au fil du temps, de la tirelire pour les plus jeunes épargnants. On sait également que l’expression « nest egg » désigne aussi un œuf artificiel déposé dans un nid afin d’inciter une poule à y pondre, ce qui dans le roman prend une tout autre dimension, avec la reproduction spontanée des identités d’Elizabeth, la fille désormais tout à fait orpheline, et laissée en tutelle à sa tante Morgen, en quelque sorte mère de substitution et administratrice du legs paternel. Nest est aussi le roman des comptes et des dettes réglés tant bien que mal, et à tout prix.

7 « A woman well-educated when a good education was still thought of among her mother’s friends as somehow the best possible occupation for an unmarried girl – better, surely, than going out as a governess, or taking up the painting of china- she has been bred to reason and comprehend and read whatever she pleased […] » (Nest 222).

Dans Road, Miss Fielding s’affole à l’idée que les intrusions intempestives de ses voisins peuvent ruiner son pauvre dîner, sa pitance de thé, de pain grillé et d’œuf au plat. Alors qu’elle tâche de renvoyer l’importun venu frapper à sa porte, la seule pensée qui l’occupe est celle de son infusion de thé vouée à l’épuisement, une forme de denrée qui se dépense en vain, comme en pure perte, « the tea spending itself. »

(Road 120) Le maigre dîner, les émotions à vif, les économies libidinales comme les appétences inavouables pour le malheur d’autrui, forment la trame de la communauté de Road, grevée par le chancre du mal le plus ordinaire, celui que la circulation pervertie des affects et des valeurs offre comme semblant de récompense.

Le jeu perfide d’une économie familiale, qui dans Sundial mène à la perte de la raison, de même qu’aux fausses ruines qui s’abîment avec l’usure du temps, illustre non seulement le pouvoir que peut exercer l’architecture rêvée par Michael Halloran sur ses descendants, mais l’enlisement dans une dette sanglante qui se répète de manière circulaire. Comme le mur d’enceinte du domaine pourtant censé protéger la famille, la richesse s’est transformée en dette et en incarcération.

Constance et Merricat, les sœurs recluses de Castle, devenues presque hors-la-loi malgré l’acquittement de l’aînée après la mort de toute la famille par empoisonnement, vivent selon les principes d’une économie rendue à une simplicité primordiale. L’argent paternel, tout d’abord dûment placé à la banque lors du vivant de Mr. Blackwood, devient une monnaie singulière lorsqu’après le procès, les sœurs se retrouvent livrées à elles-mêmes, avec pour seule compagnie l’Oncle Julian, l’unique rescapé de l’assassinat en masse, et le chat Jonas. L’argent, retiré de la banque et mis dans un coffre-fort dans l’ancien bureau paternel, se voit investi dans une forme de capitalisme primitif ; il sert bien sûr à acquérir des denrées indispensables, mais la jeune Merricat s’en sert aussi en guise d’offrandes qu’elle accroche aux branches d’arbres, ou qu’elle enfouit, comme pour le rendre à la terre. Cette tutelle naturelle se voit également dans la fonction nourricière de Constance, figure maternante attachée aux lieux symboliques et pratiques de la cuisine et du potager Ce qu’il reste de la fortune paternelle est remisé dans le coffre-fort, tandis que le cellier renferme le legs féminin, les bocaux de nourriture en conserve préparés par les mains des femmes Blackwood de génération en génération, un mélange de capital et d’archives alimentaires.

The entire cellar of our house was filled with food. All the Blackwood women had made food and had taken pride in adding to the great supply of food in our cellar. There jars of jam made by our great-grandmothers, with labels in thin pale writing, almost unreadable by now, and pickles made by great-aunts and vegetables put up by our grandmother, and even our mother had left behind six jars of apple jelly. Constance had worked all her life at adding food in the cellar, and her rows and rows of jars were easily the handsomest, and shone among the others. (Castle 460)

La valeur de Constance transparaît dans le travail qu’elle fournit afin de contribuer à l’épargne alimentaire instituée par ses aînées ; l’éclat de ses bocaux contraste avec les étiquettes à peine déchiffrables (« labels in thin pale writing, almost unreadable by now » Castle437) et la fierté possessive qu’en retire Merricat est évidente : « easily the handsomest, and shone among the others. » (Castle 437) La jeune fille établit d’ailleurs un parallèle entre ses trésors et ceux de Constance, tout en insistant sur le caractère létal des denrées laissées par les femmes de la famille Blackwood.

« You bury food the way I bury treasure, » I told her sometimes, and she answered me once : « The food comes from the ground and can’t be permitted to stay there and rot ; something has to be done with it. » (Castle 460)

Si la nourriture est ainsi empêchée de pourrir en terre, et que le labeur de Constance est générateur de vie, le double mouvement d’enfouissement et de déterrement rappelle l’effet mortel que l’acte de manger peut constituer un hommage poétique, les bocaux laissés en héritage ne peuvent être consommés.

All the Blackwood women had taken the food that came from the ground and preserved it, and the deeply coloured rows of jellies and pickles and bottled vegetables and fruit, maroon and amber and dark rich green stood side by side in our cellar and would stand there for ever, a poem by the Blackwood women. Each year Constance and Uncle Julian and I had jam or preserve or pickle that Constance had made, but we never touched what belonged to the others ; Constance said it would kill us if we ate it. (Castle 460

Dans la permanence et la fidélité que son prénom évoque, Constance perpétue une tradition dont elle protège cependant ceux dont elle a la charge des conséquences mortelles. Grâce à elle, nourrir et manger n’est plus passible de mort, et ce qu’elle exhume de terre pour l’enterrer dans le cellier est sans danger. À l’opposé, Merricat, qui ne jardine ni ne cuisine, utilise la nourriture à des fins sinistres.

L’argent et la nourriture jouent un rôle prépondérant dans ce roman où le système économique, l’équilibre entre oikos et domus, sur lequel les deux sœurs fondent leur réclusion est celui d’une liberté acquise au prix du meurtre, ce dernier accompli à la table familiale, où les relations de pouvoir et de soumission prennent une importance considérable. Privée de dessert un soir par son père sans doute exaspéré par une de ses sottises, et inquiète à la pensée d’être placée dans une institution, Merricat, alors âgée de douze ans, met de l’arsenic dans le sucrier, sans toutefois mettre en danger la vie de Constance, dont elle sait qu’elle ne sucre jamais ses fraises. Le règlement de comptes, on le voit, est sans merci. Constance règne sur un monde de nourriture et de domesticité dont Merricat, la jeune criminelle restée puérile malgré ses dix-huit ans, et l’Oncle Julian, retombé en enfance après son empoisonnement manqué, sont les principaux bénéficiaires. Elle est l’organisatrice suprême, dont les attentions culinaires n’ont d’égal que les soins qu’elle prodigue à tout ce qui l’entoure, aux êtres aussi bien qu’à la maison et au jardin. Aux séances de nettoyage, qui ont toujours lieu le lundi, correspondent les actes propitiatoires de Merricat, ainsi que les comptes qu’elle tient avec une grande rigueur dans le petit carnet où son père consignait autrefois ses dettes : « a little notebook of our father’s, where he used to record the names of people who owed him money, and people who ought, he thought, to do favours for him […] » (Castle 471)

L’équilibre économique et psychique est littéralement rompu avec l’arrivée du cousin Charles, prophétisée par un signe de mauvais augure :

My book nailed to a tree had rusted away and the book […] was useless now as protection. I had wrapped it very thoroughly in heavy paper before nailing it to the tree, but the nailed had rusted and it had fallen. (Castle 471)

La combinaison de l’extermination de la couvée de serpenteaux, de l’image de la crucifixion cocasse, et par ailleurs peu efficace, du carnet de dettes consignées par le père, et du feuilletage temporel qu’offre la perspective narrative

post-évènementielle (« It was really too late, although I did not know it then » Castle 471) enrichit les thématiques monétaires et mortuaires. Une façon de condamner l’enfance sà mort par procuration est signifiée ici, avec Merricat massacrant les jeunes serpents par dégoût, mais aussi dans le fol espoir d’échapper elle-même à la sentence qui pèse comme l’épée de Damoclès sur l’enfant, personnage particulièrement symptomatique dans l’œuvre de Jackson. Les figures parentales, dotées de la double fonction que Merricat a interprétée dans un sens tout aussi littéral que magique, ont été tout simplement éliminées physiquement, leurs vestiges symboliques investis d’une puissance protectrice dont ils n’ont pas fait usage de leur vivant. Le carnet de dettes gît au pied de l’arbre, et les trois mots que Merricat a choisis pour renforcer son bastion magique, dont elle a ingéré le dernier, « melody », après l’avoir tracé sur sa tartine de confiture8 ne peuvent prévenir la catastrophe qu’incarne le cousin Charles.

C’est Constance à présent, qui lorsqu’elle s’éloigne de Merricat, « leaving the heart of the house unguarded » (Castle 473) l’expose aux dangers du monde alentour, et surtout à la menace de celui qui est d’abord désigné par un pronom impersonnel « there’s one outside. » (Castle 473)

Non content de s’approprier les effets personnels de son oncle défunt, Charles, le fils du troisième frère Blackwood, un renégat parti autrefois faire fortune loin de sa famille, tente de mettre la main sur l’argent. Sa rivalité avec Merricat est de prime abord de nature affective, puisque Constance devient rapidement un objet de convoitise, mais aussi d’ordre matériel. Il faut également à l’usurpateur récupérer les sommes que Merricat distribue dans ses cachettes et sur ses autels sauvages, et faire fructifier à son propre avantage ce qu’il estime lui appartenir d’ores et déjà, la maison et tout ce qu’elle contient. L’anarchie apparente qui règlemente les oblations superstitieuses de Merricat déroute ce voleur pour qui la valeur de l’argent, des biens et des jeunes femmes se réduit à son expression marchande, dans l’acception la plus étroite du terme. Bien entendu, nous développerons plus avant cette facette de

8 « I decided that I would choose three powerful words, words of strong protection, and so long as these great words were never spoken aloud no change would come. I wrote the first word –melody- in the apricot jam on my toast with the handle of a spoon and then put the toast in my mouth and ate it very quickly. I was one-third safe […] I carried my breakfast dish to the sink and set them down ; I was deciding on my second magic word, which I thought might very well be Gloucester […] » (Castle 461-462).

Le troisième mot est avalé dans un peu d’eau : « I thought of using digitalis as my third magic word, but it was too easy for someone to say, and at last I decided on Pegasus. I took a glass from the cabinet, and said the word very distinctly into the glass, then fille dit with water and drank. » (Castle 463)

l’inhabitable dans l’œuvre, mais les trocs psychiques qu’opère Merricat dépendent d’un système inclassable, hors-norme, celui de la psychose et d’un amour fou envers une sœur non moins moins ambiguë pour être maternante.

La thématique de l’incestuel, avec ce retour du père mort sous les traits d’un neveu qui lui ressemble trait pour trait, et désire l’aînée des filles, s’accompagne ici de la répétition du drame originel, avec une variante centrale qui met cette fois-ci en danger la demeure, le château nécessaire à la survie de la dyade, et non la seule Merricat qui redoute l’envoi en asile d’aliénés. En effet, les tentatives de la jeune fille pour se défaire de Charles donnent lieu à un incendie, suivi d’une mise à sac par les villageois après le passage des pompiers et leurs trombes d’eau.

Entre l’empoisonnement et l’incendie, que sépare un intervalle de six ans, l’enjeu est la perpétuation de l’enfance par l’éradication de l’ennemi, d’abord le père détenteur du pouvoir absolu que représente sa puissance foncière et financière, puis Charles l’imposteur qui met en péril la liberté qu’octroient un argent et propriété immobilière sans autre maître à bord que Constance, guidée par le bon plaisir de Merricat et les desiderata alimentaires de l’Oncle Julian.

La liberté est savoureuse, qui peut se déguster sous forme de mets favoris et d’escapades avec le chat Jonas jusques aux confins de l’immense jardin