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Le temps du conte : « The Man in the Woods »

UN HÉRITAGE INHABITABLE : INVENTAIRE

1. Le temps du conte : « The Man in the Woods »

Avec « The Man in the Woods », Jackson s’aventure dans le genre littéraire du conte, comme elle le fait dans « Lord of the Castle » (Ordinary) ou encore dans « A Visit » (Along)1. Elle s’octroie ainsi la liberté de tailler dans le temps même un territoire mental anhistorique à première vue2, et d’inviter le lecteur à emboîter le pas à des pèlerins emblématiques pour les suivre jusqu’au cœur de la forêt sauvage. L’anhistoricité de « The Man in the Woods » s’apparente d’abord à celle d’un genre narratif dont Vladimir Propp dégage les caractéristiques essentielles dans son ouvrage, Morphologie du conte3. Ce que Propp nomme « valeurs constantes » ou « changeantes », les « fonctions4 » qu’accomplissent les personnages principaux et dont il estime qu’elles ne varient pas, s’applique aux contes merveilleux que le folkloriste russe étudie afin de distinguer les points communs, la structure que partagent ces récits de manière universelle. Bien que « The Man in the Woods » ne soit pas un conte que l’on peut ranger dans la catégorie du merveilleux, en raison d’une fin par trop ambigüe, Jackson fait usage de certains des traits propres aux contes impossibles à situer en un espace-temps précis, mais que l’influence de ses prédécesseurs place tout de même dans une tradition américaine. L’aventure de Christopher, qu’une mécanique aveugle met en route pour le mener vers sa destinée et la tâche qu’il doit accomplir, peut se lire aussi comme une épreuve spirituelle

1« Six A. M. Is the Hour » (Let Me) est un conte qui se veut fantastique dans la veine de Poe et de Hoffmann, dans lequel le sort du monde dépend d’une partie de cartes entre le diable et le personnage principal.

2 Il est toutefois fait référence à des détails qui renvoient à un monde contemporain aisément identifiable : « Christopher aproached the house as he would any house, farmhouse, suburban home, or city apartment … » (« The Man in the Wood » Let Me 175)

3 Vladimir Propp, Morphologie du conte, (1928), traduit du russe par Marguerite Derrida, Tzvetan Todorov et Claude Kahn, Paris, Seuil, 1965, réé. Coll. « Points » 1970.

semblable à celle que traverse le jeune protagoniste du conte de Hawthorne, « Young Goodman Brown 5 ».

« The Man in the Woods » s’ouvre en marche, pour ainsi dire, avec les pas lourds de lassitude que Christopher, dont le prénom sémaphorique laisse entrevoir une mission divine, traîne comme un automate le long d’une route hostile, empruntée à un moment indéterminé dans le passé.

Wearily, moving his feet because he had nothing else to do, Christopher went on down the road, hating the trees that moved slowly against his progress, hating the dust beneath his feet, hating the sky, hating this road, all roads, everywhere. He had been walking since morning, and all day before that, and the day before that, and days before that, back into the numberless line of walking days that dissolved, seemingly years ago, into the place he had left, once, before he started walking. (« The Man in the Woods » Let Me 173)

Ce pèlerinage commencé par-devers lui est tout de suite placé sous le signe d’une menace double, celle de la force centripète qui semble le happer vers une destination qu’il a d’autant moins choisie qu’il ne la connaît pas encore, et des arbres dont la présence obsédante et la sourde hostilité vont grandissant.

La forêt, annoncée par ces sentinelles antagoniques que sont les arbres qui semblent entraver le progrès de Christopher, est un espace inéluctable, que la croisée des chemins à sa lisière rend plus final encore, car le jeune homme est privé de choix.

Christopher had come into the forest at a crossroads, turning onto the forest as though he had a choice, looking back once to see the other road, the one he had not chosen, going peacefully on through fields, in and out of towns, perhaps even coming to an end somewhere beyond Christopher’s sight. (« Man in the Woods » Let Me 173)

Comme dans le poème de Robert Frost6, c’est l’autre chemin, celui qui, non emprunté, s’enfonce dans un autre lieu, un autre temps que le voyageur a délaissés,

5 Nathanael Hawthorne, « Young Goodman Brown, » (1837) Hawthorne’s Short Stories, ed. by

Newton Arvin, New York, Alfred. A. Knopf, 1946, rpt. Vintage Books,

6 Robert Frost, « The Road Not Taken » (1916), Selected Poems of Robert Frost, introduction by Robert Graves, New York, Kolt, Rinehart and Winston, 1963, p. 71. Pour mémoire, voici la première strophe du poème :

que Christopher contemple ainsi comme au-delà de toute vision humaine. Dans le conte de Jackson, le héros quitte le monde des hommes à jamais pour rejoindre celui de la selva oscura, lieu dantesque7 bien sûr, mais aussi celui de la wilderness américaine, espace des révélations et de la perdition tout ensemble. Le jeune Goodman Brown se hâte, qui se rend à une mystérieuse convocation nocturne :

He had taken a dreary road, darkened by all the gloomiest trees of the forest, which barely stood aside to let the narrow path creep through, and closed immediately behind […] His head being turned back, he passed a crook of the road, and, looking forward again, beheld the figure of a man, in grave and decent attire, seated at the foot of an old tree8.

Cet homme, qui ressemble tant au jeune Goodman qu’ils pourraient être pris pour père et fils9 est une figure diabolique, l’incarnation de l’hypocrisie puritaine qui prône la doctrine chrétienne le jour pour mieux en bafouer les préceptes la nuit venue. La vision de ses concitoyens de Salem battant ainsi sabbat dans les bois et la conversion au Mal qu’ils exigent de Goodman Brown et de Faith10, son épouse soudainement apparue, est un moment d’horreur au bord d’un gouffre spirituel.

« Welcome, » repeated the fiend worshippers, in one cry of despair and triumph.

And there they [Young Goodman Brown and Faith] stood, the only pair, as it seemed, who were yet hesitating on the verge of wickedness in this dark world11.

C’est à une autre sorte d’épouvantable baptême que Christopher, une fois arrivé à la maison de pierre nichée au cœur de la forêt, se voit convié malgré lui. Accompagné d’un chat noir, le jeune homme est accueilli par deux femmes vêtues de longues

And sorry I could not travel both And be one traveler, long I stood And looked down so far as I could To where it bent in the undergrowth […]

7 « Nel mezzo del cammin di nostra vita mi ritrovai per una selva oscura, » Chant I, L’Enfer. La

référence à Dante est renforcée un peu plus loin lorsqu’apparaît l’hôte de Christopher dans la forêt et qu’il est fait mention de son âge.

Dante, L’Enfer (1314), La Divine comédie, trad. de l’italien par Jacqueline Risset, Paris, Flammarion,

1985, rééd. GF-Flammarion Bilingue, p. 24, vv 1-3.

8 Hawthorne, « Young Goodman Brown », op. cit., p. 166.

9 Ibid., p. 167.

10 Le prénom de Faith symbolise le danger que court la véritable foi, soumise à rude épreuve en cette nuit que Goodman Brown a peut-être hallucinée.

robes vertes ceintes par de l’herbe tressée, puis par le maître des lieux, un homme dont il est spécifié qu’il se trouve « toward the end of middle age, » comme s’il se tenait sur la ligne de démarcation entre deux moments clés. Il est probable qu’il soit du même âge que la forêt, ou du moins des arbres dont il porte le nom, Oakes. Objet de vénération notamment pour les Celtes et pour les Germains, mais aussi pour les Romains qui le tenaient pour l’emblème de Jupiter et en Grèce antique où il était associé à la même divinité, Zeus, le chêne est un symbole économe12. Lectrice assidue de Frazer, Jackson associe peut-être la figure de Mr Oakes à celle du Roi de la Forêt.

But the ritual of the various Latin towns seems to have been marked by great uniformity ; hence it is reasonable to conclude that wherever in Latium a Vestal fire was maintained it was fed, as at Rome, with wood of the sacred oak. If this was so at Nemi, it becomes probable that the hallowed grove there consisted of natural oak-wood, and that therefore the tree which the King of the Wood had to guard at the peril of his life was itself an oak ; indeed it was from an evergreen oak, according to Virgil, that Aeneas plucked the Golden Bough. Now the oak was the sacred tree of Jupiter, the supreme god of the Latins. Hence it follows that the King of the Wood, whose life was bound up in a fashion with an oak, personated no less a deity than Jupiter himself. … If my analysis of this great divinity is correct, the original element in his composite nature was the oak. It was fitting, therefore, that his human representative at Nemi should dwell, as we have reason to believe he did, in an oak grove. His title King of the Wood clearly indicates the sylvan character of the deity whom he served ; and since he could only be assailed by him who had plucked the bough of a certain tree in tha grove, his own life might be said to be bound up with that of the sacred tree13.

Les vestales de Mr Oakes ne s’appellent sans doute pas Diana, ou encore Egeria, les déesses compagnes du Roi de la Forêt, mais elles sont néanmoins dotées de noms mythologiques, puisque la plus jeune s’appelle Phyllis, et la plus vieille Circe. Des signes sibyllins gravés sur le mur indiquent le cours du temps, la

12 James George Frazer, The Golden Bough, (1890), The Illustrated Golden Bough, General Editor Mary Douglas, Abridged and Illustrated by Sabine MacCormack, London, Macmillan, 1978. Le culte du chêne est en réalité universel, puisqu’on le retrouve également chez les Perses, en Inde, et en Russie.

succession de jour indifférenciés (« Another day, » she said. » Let Me 176 marquée dans cette demeure de pierre comprimée par la force aveugle, entêtante des arbres qui semblent épier, surveiller, et chercher à entrer par la fenêtre. Le nom même de Mr Oakes, dont le signe grammatical de pluralité rappelle la touffeur de la forêt, est un sujet de malaise.

« I am named Oakes ,» the old man said.

Christopher gathered himself together with an effort. Ever since entering this strange house he had been bewildered, as though drunk from the endless trees he had come through, and uneasy at coming from darkness and the watching forest into a house where he sat down without introductions at his host’s table. (« The Man in the Woods » Let Me 178)

Au détail du calendrier qui signale la prééminence d’un événement  ou d’un avènement, étant donné le prénom du héros  viennent s’ajouter des éléments inquiétants ; il est fait mention de « quelqu’un » qui était venu avec un chien, et non, comme Christopher, avec un chat. Bientôt, Grimalkin14, le familier de la maison, est détrôné et mis en déroute par son rival, le compagnon de route du jeune hôte. Le remplacement d’un chat par un autre et l’échéance d’un jour particulier sont les signes avant-coureurs d’une sinistre mission. Le lendemain matin, Oakes fait visiter à son invité la pièce où il conserve des archives qu’il n’utilise pas (« It is my sorrow … that I cannot use these things of great value. » « Man in the Woods » Let Me

183), rangées sur des étagères de pierre, et son jardin de roses que guette la forêt avide.

Christopher followed him helplessly back into the hall …and then out the front door to the tiny cleared patch before the house which was surrounded by the stone wall that ran to the road. Although for a small distance before them the world was clear of trees, it was not very much lighter or more pleasant, with the forest only barely held back by the stone

14 Les connotations de ce nom font l’objet d’une analyse un peu plus loin.

Définition du Merriam Webster: In the opening scene of Macbeth, one of the three witches planning to meet with Macbeth suddenly announces, "I come, Graymalkin." The witch is responding to the summons of her familiar, or guardian spirit, which is embodied in the form of a cat. Shakespeare's "graymalkin" literally means "gray cat." The "gray" is of course the color; the "malkin" was a nickname for Matilda or Maud that came to be used in dialect as a general name for a cat (and sometimes a hare). By the 1630s, "graymalkin" had been altered to the modern spelling "grimalkin." Le dictionnaire américain donne 1630 comme première date d’usage attestée.

wall, edging as close to it as possible, pushing, as Christopher had felt since the day before, crowding up and embracing the little stone house in horrid possession. (« The Man in the Woods » Let me 183-184)

La maison, île minérale ancrée dans une forêt difficile à contenir, et le jardin de roses lui servent de rempart dressé contre la sauvagerie. Les fleurs sont les insignes de beauté et du soin que requiert toute création arrachée à la forêt :

« I planted them myself, » he said. « I was the first one to clear away even this much of the forest. Because I wished to plant roses in the midst of this wilderness. Even so, » he added, « I had to send Circe for roses from the midst of this beast around us, to set them here in my clear little spot. » (« Man in the Woods, » Let me 184)

L’opposition entre le travail humain et celui, presque démoniaque, de la nature qui œuvre à sa destruction, est celle qui fait de Christopher l’héritier souhaité, le candidat idéal pour défendre les archives contre l’érosion du temps et de la wilderness. Comme la maison, les volumes reliés de cuir, les tablettes de pierre, semblables à celles des scribes égyptiens ou bien encore, versions miniatures de la table de la loi, et les rouleaux de parchemin, les roses ont besoin d’être protégées, d’un gardien, d’une sentinelle, et d’un interprète. Au vieil homme, probablement analphabète, il faut substituer un gardien des archives érudit comme Christopher : « You are a scholar, » … Naturally. » (« Man in the Woods » Let Me 180)

La vision des volumes effraie cependant Christopher, détail surprenant chez un personnage censé être familier des bibliothèques ainsi que de leur contenu. Quant à Oakes, il n’ignore pas seulement le contenu des archives sur lesquelles il est supposé veiller ; il confesse aussi ne pas savoir comment une grande partie du trésor a été détruite.

« At one time, » Mr Oakes said, shaking his head, there were many more. Many, many more. I have heard that at one time this room was made large enough to hold the records. I have never known how they came to be destroyed. » (« The Man in the Woods » Let Me 183)

L’archiviste illettré n’est pas le moindre des paradoxes du conte, construit autour d’oppositions binaires : le chemin non pris conduisant vers des villages et la

civilisation et le second, qui s’enfonce sous la canopée sauvage, le premier chat et son remplaçant, Christopher et Mr Oakes, Phyllis et Circe, les espaces de la maison et du jardinet et la forêt environnante. La substitution entre le premier Grimalkin, un chat tigré, et le second, au pelage noir, est le seul couplage antagonique dont le résultat n’entraîne ni un changement de nom, ni un changement de statut. Parce qu’il est archaïque, le nom de Grimalkin peut désigner n’importe quel familier de la maison ; la couleur noire est une note de mauvais augure, que les préparatifs à la confrontation finale viennent confirmer. Un festin se prépare, mais Christopher doit d’abord rejoindre Oakes près de la rivière afin de l’affronter en un duel sans merci. Le conte se clôt dans un moment d’incertitude angoissante, alors que Christopher entend résonner une voix surnaturelle.

« He’ll be down by the river, » she [Phyllis] said softly. «Go far around and come up behind him.»

The door shut solidly behind Christopher and he leaned against it, looking with frightened eyes at the trees that reached for him on either side. Then, as he pressed his back in terror against the door, he heard a voice calling from the direction of the river, so clear and ringing through the trees that he hardly knew it as Mr. Oakes’s : «Who is he dares enter these my woods?» (« The Man in the Woods,» Let Me

187)

Oakes, incarnation de la forêt et de l’archaïque terreur qu’elle suscite dans le cœur des hommes, est une sorte de dieu à deux faces, une divinité des limes. Il est tout puissant, comme la nature dont il est le prolongement et le fidèle serviteur, et son incapacité à déchiffrer les archives et à les étudier, loin de l’affaiblir comme il pourrait sembler à première lecture, le rend plus terrifiant encore. « The Man in the Woods » est un conte d’une noirceur absolue, la forêt faisant office de piège ; la pression qu’elle exerce sans cesse contre la maison est celle d’une enceinte vivante, maléfique, et dévoratrice. C’est la clôture du récit, celle de l’histoire également, qui est signifiée ici, avec le sacrifice dont on ne sait qui sortira vivant, Oakes ou Christopher, l’élu malheureux. L’histoire est en suspens, mais le conte peut recommencer dans cet espace inconnu qui est l’au-delà de la lecture, puisqu’un autre voyageur pourra toujours être envoyé pour remplacer soit Oakes, soit Christopher.

L’éternel recommencement qu’illustre « The Man in the Woods » est celui d’un temps prisonnier de lui-même, asservi aux besoins d’une lutte incessante entre

des intérêts contraires. Oakes est en réalité responsable de la lente destruction des archives qu’opère le temps. La poussière dont il déplore la présence dans la bibliothèque est un linceul, et la vigilance du vieil homme est trompeuse. Il se peut également qu’il prétende vouloir défendre ses roses contre l’invasion mortifère de la forêt, mais c’est un marché de dupes qu’il offre à Christopher, lorsqu’il lui fait promettre de bien s’occuper du jardin.

Il est vrai que l’issue du combat entre les deux hommes est incertaine, mais c’est Oakes, le druide inquiétant, qui sort muni d’un couteau redoutable. Circe, qui dans L’Odyssée transforme les compagnons d’Ulysse en pourceaux, est la cuisinière qui prépare tous les repas, y compris le festin final dont Christopher fait peut-être les frais. En effet, les indices permettent de soupçonner le pire, le meurtre sacrificiel de Christopher accompli afin de garantir la préservation de la maison et de ses occupants. Le marcassin mis à rôtir dans l’âtre semble préfigurer l’autre mise à mort, celle qui se prépare sans que Christopher ne démêle vraiment ce qu’il est attendu de lui.

La victoire de Christopher sur Oakes est-elle vraiment inenvisageable ? Contrairement à Circe qui le pousse sans ambages vers une porte qu’il ne franchira peut-être jamais à nouveau, Phyllis, dont le prénom signifie feuillage, semble désireuse de guider le jeune homme dans la nuit qui l’attend au dehors : « Go far around and come up behind him. » (« The Man in the Woods » Let Me 187) Dans la