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Une typologie du sacré

Zahra qui cherche après son identité originelle. Autant que La Nuit du Destin est vénérée par les croyants, elle est dřune importance cruciale pour cette personne abusée par lřaveuglement de son père, puisque Zahra voit en elle la dissipation de la nuit dřun être privé de sa féminité. La sacralité pour Zahra réside dans ces retrouvailles avec cette part vitale et essentielle de soi qui est restée longuement occultée et dont la révélation au grand jour la placerait par delà toute mystification, déni et préviendrait de ce fait lřinexistence de son identité de femme. Cřest pourquoi Zahra était fermement résolue à dépasser lřère de la dissimilation et du travestissement, à faire aboutir sa démarche de quête de soi pour pouvoir enfin vivre comme une femme « Adieu gloire factice, à nous deux la vie […] je vivrai c’est décidé80. ». Cřest cette ténacité, cette conviction de faire triompher la vérité de son histoire, qui lřanime et la motive dřaller de lřavant dans son entreprise réhabilitation de son véritable visage, quřelle considère comme hautement significative et

salvatrice, Roger Caillois juge dřailleurs quř « Est sacré l’être, la chose ou l’idée à quoi l’homme suspend toute sa conduite, ce qu’il n’accepte pas de mettre en discussion, de voir bafouer ou plaisanter, ce qu’il ne renierait ni ne trahirait à aucun prix81

. ». Rien ne compte pour Zahra plus que de se faire admettre comme femme car « Ce qui importe c’est la vérité82 . », phrase que Ben Jelloun place comme fronton à lřincipit de son roman, comme un préalable liminaire à la démarche de démystification et de quête de Zahra.

3- Une typologie du sacré

Les différentes facettes qui le constituent, les diverses dimensions à travers lesquelles il sřexprime et se manifeste, font que le sacré peut renvoyer à des pans distincts, mais qui traduisent une seule réalité, celle de la transcendance divine.

En procédant dřune même démarche contrastive, pour Eliade le sacré réfère à un monde « transcendantal et exemplaire83. » qui le situe aux antipodes dřun monde relatif et commun. La transcendance est cette qualité essentielle et fondatrice qui identifie et assoient la nature et lřautorité des dieux, qui les place au delà de toute appréhension rationnelle directe. La

transcendance est de ce fait une réalité qui surpasse et déclasse tout discours ou prise tangible sur cette Intelligence Suprême, source et origine de tout, Démiurge par excellence, essence

inintelligible et innommable de lřunivers dont les fervents adorateurs sentent la présence, vérifie la force surnaturelle dans ce rapport avec le Tout-Autre, elle est à la fois inaccessible et immanente à la vie de lřhomme qui aspire à la comprendre sans, en avoir une connaissance claire. La

transcendance fait échec à toute herméneutique qui tente de dévoiler le mécanisme qui régit cette

80 N.S., pp. 57-77.

81 Roger Caillois , L’Homme et le Sacré, Paris, Gallimard, coll.« Essais», 1950, pp 176-177.

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N.S., p. 5.

38 nature extraordinaire, elle revoie à cette impossibilité quřaccuse lřexégèse qui ne lui reste que la possibilité de la description : les dieux en tant quřentités transcendantales renvoie à cette réalité tutélaire et indéfinissable qui surpasse lřentendement humain.

La démonstration de pareille force qui impose respect, vénération et effroi, fait que

lřexpression de la transcendance se pose en modèle infaillible pour lřhomme, qui doit orienter toute sa vie vers lřimitation et la réactualisation des gestes divins, compris comme une entreprise

originelle parfaite et parachevée. Les mythes cosmogoniques se présentent comme archétype divin par excellence, à partir duquel, lřhomme doit reprendre et reproduire la structure cosmique

primordiale. Les dieux sont donc la manifestation dřune force surnaturelle qui à la fois, passe au-delà du savoir humain limité et déficient, se posent en parangon.

La transcendance divine trouverait selon Eliade écho dans la vie religieuse dominée par les figures célestes imposantes et inaccessibles, marquée et fondée sur les mythes et rites dřascension, émaillée de symboles propres au monde dřen haut : ciel, montagne, arbre cosmique…etc. Tout cet univers qui consacre une montée vers lřEmpyrée, siège des dieux, non conserve non seulement une place prépondérante dans lřéconomie du sacré, mais traduit également lřimage exemplaire de la transcendance, de lřélévation et du transport quřelle charrie déjà étymologiquement. Dans La Nuit sacrée, le conteur Bouchaïb désigne clairement la sphère céleste comme espace divin vers lequel il sřen remet pour signifier que tout ce quřil raconte est pure vérité « Le regard porté sur une ligne haute et lointaine. Il parlait à quelqu’un, invisible, mais qui serait juché sur un trône posé sur les nuages. Il s’adressait à lui comme pour le prendre à témoin84

. ».

Théologien et historien des religions de son état, Ralf Otto sřintéresse au sacré an tant quřexpérience religieuse imprégnée de crainte et de fascination, devant lřexpression dřune terrible et imposante puissance, celle la plus à même de rendre compte dřune réalité dřun tout autre ordre : celle de Dieu.

Dans son livre Das heilige85 , Otto sřinterroge sur les modalités de lřexpérience religieuse où Dieu figurerait, non pas comme une notion abstraite ou à travers une allégorie morale, mais serait lřexpression dřune expérience terrifiante et exceptionnelle dans sa démonstration, où

lřhomme découvre « Le sentiment d’effroi devant le sacré, devant ce mysterium tremendum, devant cette majesté qui dégage une écrasante supériorité de puissance, il découvre la crainte religieuse devant le mysterium fascinans86. ». Otto décrit ici lřétat de lřindividu mis en présence de la puissance divine, ce dernier est saisi dřappréhension et de tremblement devant ce que suscite ce

84 N.S., p. 10.

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[das haylige] qui signifie en langue allemande ce qui est sacré et saint.

39 mystère à la fois majestueux et fascinant par son ascendant et sa suprématie sans égale. En employant le terme tremendum, il pointe la dénotation et la connotation que la terreur provoque devant la révélation de la « colère » divine et dont on relève la présence récurrente dans le Coran, qui mentionne à satiété la manifestation de la crainte des fidèles devant Dieu qui Fait frémir la peau des croyants87 , ou rappelons nous encore lřépisode coranique et biblique lorsque Moïse demandant à voir le Seigneur, Ce dernier prit une apparence dřune radiance telle, quřelle fit crouler et sřeffriter une montagne jetant à terre son envoyé qui sřest pâmé devant ce spectacle incroyable et saisissant. Rank désigne les différentes attitudes partagées entre peur et fascination, face au mystère tutélaire de Dieu, par ce qui est de lřordre du numineux88, un sacré qui révèle lřexpérience que lřon fait en présence dřune entité qui « Se singularise comme quelque chose de ganz andere, de

radicalement et totalement différent : il ne ressemble à rien d’humain ou de cosmique […] le langage est réduit à suggérer tout ce qui dépasse l’expérience naturelle de l’homme par des termes empruntés à celle-ci même89. ».

Pareille sentiment empreint dřétonnement terrorisé et admiratif à la fois, se donne à lire et sřexprime dans lřattitude quřarborent respectivement le Consul et lřAssise dans La Nuit sacrée. Lřun et lřautre traduisent malaisément cette sensation que le Nuit du Destin fait sourdre en eux, en tant que nuit exceptionnelle, spéciale, confinant au mystère, cřest ainsi quř « Au fond, je ne sais pas si c’est votre histoire ou celle d’une conjoncture qui nous dépasse tous, quelque chose qui découle en faisceaux de lumière de la Voie Lactée, parce qu’il est question de lune, de destin et de

déchirure du ciel90. ». Si cet aveu dřincompréhension stupéfaite devant un spectacle

étrange/étranger à la chose humaine et normale, se fait presque accompagner dřune exclamation religieuse chez le Consul, lřAssise le vit sur un plan plus sensible, comme faisant lřexpérience, frôlant de près une force mystérieuse quřelle redoute et qui peut tout, précisément en cette Nuit

Une nuit où la lune était incertaine, une nuit où les étoiles étaient à potée de tous les espoirs […] nuit terrible où les destins sont scellés, nuit où tous musulman sent passer dans son corps le frisson de la mort […] La fameuse vingt septième nuit du ramadan, j’ai eu une vision très claire et qui m’a serré le cœur. Moi aussi, même si je ne suis pas une bonne musulmane, j’ai senti le frison léger de la mort traverser mon corps d’en haut en bas91

.

Le numineux sřoppose aux phénomènes sensibles et tangibles quřappréhende

traditionnellement lřhomme par sa logique cartésienne. Foncièrement irrationnel, il ne tient de rien

87 Essai de traduction de Berque. Sourate XXXIX (Par Vagues), verset 23.

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Du latin numen, qui signifie dieu. Cette conception du sacré peut être rapproché du mana dont parle lřethnologie, en tant quřinterjection traduisant une stupeur que ressent lřindividu devant une force surnaturelle.

89 Mircea Eliade, Ibid., p.16.

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N.S., p. 169.