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Inflation euphémique et variation

Dire l’ineffable ou la mise à l’épreuve des limites du possible du dire

5- Inflation euphémique et variation

Le recours à lřeuphémisme afin dřéluder le tabou, indique à lřauteur de soumettre la langue à une régime particulier, où exposée à rude épreuve, elle devra jouer à lřéquilibriste pour concilier dans son dessein euphémique entre, voiler et dévoiler le mot tabou. Cette pression qui la contraint à un juste équilibre entre suggérer le tabou tout en le taisant, consiste à chercher une adéquation son/sens, à communiquer le signifié sans attirer lřattention sur le signifiant. La rupture a lieu quand cet équilibre fragile cesse.

Lorsque le mot est employé en guise de substitut euphémique, il contracte immédiatement un sens nouveau, celui dřune part qui le fera rejoindre la galerie des autre recrues ayant servi dřexpédients utiles pour déjouer la charge tabouée, dřautre part, associé à lřexpression des interdits et de lřindicible, il fini par coller à ce signifié dérageant et tomber par cela dans lřinnommable. De mot innocent et rangé, un rattachement à la zone de la prohibition pour servir de couverture lénifiante le précipite dans les sèmes du tabou. Cřset ainsi que des termes comme : la queue, la verge, le gland…etc., de leur renvoi à des parties de fruits, dřobjet, leur usage métaphorique pour désigner des partis du corps, ils en sont venus à tomber dans le continent du trivial.

Dřeuphémismes utiles, ils sont devenus tabou à leur tour.

Cet effet de contagion qui affecte les mots, comme par un effet de boule de neige, est dicté par cette exigence, sans cesse appelée à renouveler, à parfaire, qui caractérise le tabou gourmand en matière de glissement, de travestissement, et de ce fait de substitution. Parce quřil est le lieu

dřexpression de lřinénarrable, lřeuphémisme est soumis à une tension continue, devant faire preuve dřétanchéité entre le signifié de lřobjet désigné et le signifiant qui se présente comme garant de discrétion pudique, laquelle préservation cède peu à peu face à lřusure des euphémismes de plus en plus éphémères devant la tabouisation qui les gagne une fois radicalement devenus des indices qui révèle le signifié alors quřils étaient censés le cacher. Une sorte de péremption linguistique qui annule lřefficacité passée de ces ersatz et en appelle à en forger dřautres, une fuite à lřavant où le tabou est constamment évacué vers une nouvelle couverture, dirigé pour une autre échappatoire. La vulnérabilité des stratégies euphémiques est présentée par Bannour comme

Un désarroi de la langue face à cette course poursuite […] l’effet de l’euphémisme est vite perdu, c’est l’objet qui à chaque fois se substitue à son enveloppe. Trop visible pour être caché, l’objet dépasse son habit […] c’est le cas du corps exhibé (en métaphore) qui lieu de l’interdit par excellence, sollicite moult détours pour l’approcher et parler de lui : on en est arrivé pour certains mots, à ne

126 plus être en mesure de dire quel était le mot propre ; s’il en eut jamais : poitrine, sein, tétine, mamelle…puisque tout est appelé à devenir tabou422

.

Cette situation dřintermittence qui ne dure pas plus que la vie des roses a dřailleurs pour effet une sorte de surenchère dans les succédanés, où lřon est acculé à multiplier les expressions de subrogations, à fructifier notre capital euphémique par le biais de variété de mots écran pour pallier à toute carence, en remplaçant les mots devenus tabou.

La variation devient ainsi un signe du tabou. A cet effet, Bannour considère la diversité des euphémismes comme lřun des critères linguistiques pour identifier et relever la trace du tabou : la variation des signifiants, c'est-à-dire des dénominations, afin dřexprimer un même signifié. Pour ce faire, Bannour convoque lřexemple dřun insecte nocif, calamité pour les cultures, il sřagit de la sauterelle, assortie en chaldéen de 14 mots pour la désigner. Dans La Nuit sacrée, la mort se voit attribuée des expressions euphémiques variées puiser pour lřessentiel dans la langue de lřaffecte : « son heure, comme on dit est arrivée, j’éteignis la bougie », mais la manifestation insigne du nombre dřeuphémismes, est celle impartie à lřexpression de lřintimité féminine quand Ben Jelloun énumère 18 appellations « […]L’huis, la bénédiction, la fissure, la miséricorde, le mendiant, le logis, la tente, le chaud, la coupole, la folie, l’exquis, la joie, la vallée, le rebelle…423

. ». 422

Zlitni-Fitouri, Op. cit., pp. 385-388.

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128 Le sacré est problématique car pouvant donner lieu à diverses manifestations qui renvoient à une facture que nous avons analysé sur pièce, et constaté comme étant hétéroclite et fuyante. Nous nous sommes intéressés pour notre part, à deux visages du sacré qui se profilaient et déteignaient sur le roman de La Nuit sacrée, tout en conditionnant au passage le portrait et

lřitinéraire du protagoniste Zahra : un sacré se réclamant de la Parole essentielle de Dieu, le Coran, et un sacré se référant à la tradition mystique soufie.

Par la convocation, manifeste ou implicite, que Ben Jelloun fait du texte coranique dans le roman, mêlant texte profane au texte sacré, et par les choix thématiques quřil arrête, lřécrivain programme et oriente le parcours initiatique de Zahra. Du fait quřil sřest attelé à des sujets comme lřirrévocabilité du destin, lřinanité du mensonge et de la supercherie identitaire que subit Zahra face à une vérité qui devait regagner ses droits, Ben Jelloun se situe dřabord dans la lignée des auteurs qui reconnaissent dans le texte coranique un modèle, aussi, il réussit à forger un personnage qui sřinitie aux difficiles vertus de lřéquilibre entre ce drame personnel quřa été lřastreinte à une identité masculine spécieuse et son acceptation tant comme un faix inéluctable que comme la cheville ouvrière à un vital recouvrement de son identité de femme.

Par les allusions que fait Ben Jelloun dans La Nuit sacrée aux poètes soufis (Al-Hallaj, řIbn řArabi424), par lřemprunt de certains termes qui tiennent du vocabulaire mystique soufi, ainsi quřà travers lřanalyse des parcours parallèles de Zahra et du Consul, où nous nous sommes penchés sur lřentreprise de lřoubli et de lřamour à la lumière de lřinterprétation soufie, nous constatons que ce roman dénote lřintérêt et lřinvestissement que témoigne Ben Jelloun à lřendroit du soufisme

comme lřune des facette de lřislam et comme cadre récipiendaire de la quête identitaire de Zahra et de la métamorphose du Consul.

Lřanalyse du prénom de Zahra renvoie à cette volonté de lřécrivain dřétablir une

correspondance et une réciprocité entre un personnage en quête de son identité féminine occultée et cette même identité que consacre un nom aussi féminin.

Le recourt à la rhétorique nous a permis dřétablir cette dialectique qui subsiste entre la chose sacrée et la chose marquée par le tabou : cřest ainsi que des sujets que la mort, les intimités, le suicide…etc sont passés sous silence, édulcorés par des substituts euphémiques, du fait de

lřambivalence qui les place tantôt sur le continent du sacré tantôt sur le continent du profane.

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Un passage à la page 173 révèle une concordance avec un vers du XIII ème siècle dřřIbn řArabi cité également par De Vitray-Meyerovitch en première de couverture de son ouvrage Anthologie du soufisme.

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Bibliographie