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Les types de diffamation examinés se rapportent tous au domaine politique. En effet, c’est surtout dans ce dernier domaine que la liberté académique court le plus grand risque d’être restreinte de manière illégitime. Les actions en diffamation servent souvent moins à protéger l’honneur et la réputation des responsables politiques qu’à réduire au silence des critiques peu appréciés par l’Etat.91 Mais comme l’énonça brillamment la CourEDH dans l’arrêt Handyside contre Royaume-Uni92, la liberté d’expression « vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » ac-cueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population »93. Vu la fonction démocratique de la liberté académique, les restrictions de cette dernière par le biais des actions en diffamation illustrent aussi le degré de démocratisation dans un pays concerné. Il con-vient d’examiner, dans la présente section, la nature de la diffamation et ses formes (1.), avant de passer aux cas particuliers de la diffamation envers le chef d’Etat ou du gouvernement (2.), envers

87 Arrêt Association Ekin, par. 24.

88 HRCD, Association Ekin v. France, p. 559.

89 Arrêt Association Ekin, par. 46.

90 Arrêt Pakdemirli, par. 40.

91 MÜLLER/SCHEFER, Grundrechte in der Schweiz, p. 391.

92 Arrêt CourEDH dans la cause Handyside contre Royaume-Uni du 7 décembre 1976, Série A, n° 24.

93 Arrêt Handyside contre Royaume-Uni, par. 49.

un chef d’Etat ou un gouvernement étranger (3.) et finalement la diffamation envers la nation (4.).

Chaque type sera illustré à l’aide d’arrêts de la CourEDH. Puisque cette dernière n’a jusqu’à pré-sent que très rarement statué dans des affaires contenant du discours académique en rapport avec les actions en diffamation, des exemples similaires seront présentés. En effet, la CourEDH a de maintes fois jugé dans des affaires où, par des actions en diffamation, la liberté de presse ou la liberté d’expression d’un parlementaire ont été restreintes de manière illégitime. Bien qu’il existe des différences entre ces types de discours, il est judicieux d’examiner ces exemples pour ensuite pouvoir raisonner par analogie en vue du discours académique. On pourrait même aller plus loin, en affirmant que si un journaliste ou un parlementaire est protégé, un professeur est d’autant plus protégé. La liberté académique, si applicable, confère donc plutôt une protection plus large.94 1. Propos généraux

La diffamation est l’action de diffamer ; diffamer signifie « chercher à porter atteinte à la réputa-tion, à l’honneur de quelqu’un »95. Puisque l’atteinte à la réputation se fait par la parole ou une autre forme d’expression, elle est couverte par la liberté d’expression. Pourtant, l’action de diffa-mer est souvent interdite dans nos sociétés. Le but légitime servant à justifier cette ingérence dans la liberté d’expression est avant tout la protection de la réputation d’autrui. Dans le domaine des diffamations « politiques », l’on peut citer également des buts légitimes tels que la protection de l’ordre public ou la sûreté nationale. En soi, l’interdiction de l’action de diffamer est donc admis-sible et même souhaitable pour protéger l’honneur et la dignité des personnes. En effet, il ne serait pas judicieux de faire prévaloir de manière constante la liberté académique sur la protection de l’honneur.96 Etant donné que l’interdiction de la diffamation repose sur une base légale et qu’elle poursuit un but légitime, toute la controverse tourne autour de la question si, dans un cas d’espèce, une restriction est nécessaire dans une société démocratique. La pesée des intérêts en jeu est donc primordiale.

La restriction de la liberté académique par le biais des actions en diffamation intervient souvent soit sur la base du droit pénal, soit sur la base du droit civil. En Suisse, par exemple, il existe aussi bien des normes pénales (art. 173 ss et art. 296 ss du Code pénal suisse97) que des normes civiles (art. 28 ss du Code civil suisse98 en rapport avec les art. 41 ss du Code des obligations suisse99) qui posent une base légale à l’interdiction de la diffamation. D’autres Etats prévoient des systèmes similaires. Les conséquences varieront en fonction de la voie empruntée. Les Etats peuvent entre autres infliger des amendes ou des peines privatives de liberté, condamner l’intéressé à payer des dommages et intérêts, émettre une interdiction de publication, ordonner une confiscation d’une publication, obliger l’intéressé de publier une rectification ou le licencier.100

94 Cf. supra chap. I, B., 3. et 4.

95 ROBERT, Le nouveau Petit Robert, p. 746.

96 SCHWANDER, Grundrecht der Wissenschaftsfreiheit, p. 246.

97 Code pénal suisse du 21 décembre 1937 ; RS 311..

98 Code civil suisse du 10 décembre 1907 ; RS 210.

99 Loi fédérale du 30 mars 1911 complétant le code civil suisse (Livre cinquième : Droit des obligations) ; RS 220.

100 ZIHLER, Die EMRK und der Schutz des Ansehens, p. 41.

2. Diffamation envers le chef d’Etat ou le gouvernement

La diffamation envers un chef d’Etat est transposée dans les ordres juridiques par les délits tels que « offense à chef d’Etat »101, « lèse-majesté »102 ou « dénigrement du Président de la Répu-blique »103. La diffamation du gouvernement est souvent incriminée dans une base légale à part, mais avec un contenu très similaire.104 L’interdiction peut, selon les pays, couvrir aussi bien les injures que les insultes, les calomnies, les menaces ou seulement une partie de celles-ci. Dans tous les cas, l’Etat peut agir par la voie pénale en inculpant les personnes concernées. En plus de cela, si le chef d’Etat est visé par la diffamation, il est également possible que ce dernier agisse person-nellement et pour son compte par la voie civile.

L’affaire Castells contre Espagne105, qui date de 1992, est fondamentale pour le domaine des dif-famations. Dans cet arrêt relativement ancien, la CourEDH devait juger d’un cas de diffamation contre le gouvernement. Le requérant, M. Castells, était sénateur du parti Herri Batasuna, une formation politique prônant l’indépendance du Pays Basque. Il avait publié un article dans lequel il émettait de fortes critiques contre le gouvernement. Celui-ci ne s’était jamais occupé des assas-sinats fascistes dans le Pays Basque. Ces critiques ont été jugées diffamatoires par la juridiction d’instruction compétente. Celle-ci, après avoir prié le Sénat espagnol de lever l’immunité de Cas-tells, l’a inculpé d’injures graves au gouvernement.

Dans un arrêt de l’année 2005, l’arrêt Pakdemirli contre Turquie106, M. Pakdemirli, un professeur d’université, vice-président du parti de l’opposition actuellement et à l’époque des faits, avait émis des critiques contre le Président Demirel. A l’occasion de la mise en service d’une autoroute, il avait tenu, entre autres, les propos suivants : « menteur ! », « calomniateur », « Demirel est poli-tiquement invalide » ou « que ses pneus crèvent ! ». Comme la CourEDH le constate à raison, il s’agit là plutôt d’une salve d’injures et des imprécations qu’une critique politique sérieuse.107 Puisque le Parlement a refusé de lever l’immunité de Pakdemirli, le Président Demirel a agi par la voie civile en intentant une action en dommages et intérêts « pour diffamation et injures contre sa personne et son titre de Président de la République »108.

L’arrêt Artun et Güvener contre Turquie traite du même sujet. La CourEDH devait apprécier la proportionnalité de la condamnation d’une journaliste et d’un rédacteur en chef du quotidien turc Milliyet pour dénigrement du Président de la République. Artun avait écrit plusieurs articles criti-quant la négligence des autorités et du Président de la République, Süleyman Demirel, en rapport avec le séisme du 17 août 1999 qui avait provoqué la mort de plusieurs milliers de personnes.

Güvener, en tant que rédacteur en chef du quotidien, a publié ces articles dans son journal. Les

101 Cf. arrêt CourEDH dans la cause Colombani et autres contre France du 25 juin 2002, Recueil 2002-V.

102 Cf. l’exemple donné dans l’introduction (supra).

103 Cf. arrêt CourEDH dans la cause Artun et Güvener contre Turquie du 26 juin 2007.

104 Cf. par exemple l’Espagne : il y a une base légale pour l’injure au roi (arrêt Otegi Mondragon) et une base légale pour les injures au gouvernement (arrêt Castells c. Espagne).

105 Arrêt CourEDH dans la cause Castells contre Espagne du 23 avril 1992, Série A, n° 236.

106 Arrêt CourEDH dans la cause Pakdemirli contre Turquie du 22 février 2005.

107 Arrêt Pakdemirli, par. 46.

108 Arrêt Pakdemirli, par. 11.

articles contenaient entre autres les passages incriminés suivants : « [q]uel homme politique […] a transformé le système du marché public en Turquie en un système de pillage ? »109, « [i]l est vrai que cette personne et la mentalité qu’il s’approprie sont responsables de la mauvaise administra-tion, du favoritisme, de l’islamisme réactionnaire, de la guerre entre les frères, de la lutte entre la gauche et la droite »110. Cela suffisait aux yeux du procureur général pour inculper Artun et Güvener pour avoir dénigré le Président de la République.

Finalement, la CourEDH a très récemment jugé dans l’affaire Otegi Mondragon contre Es-pagne111, un autre exemple de diffamation envers un chef d’Etat. En l’occurrence, Otegi Mondra-gon, le porte-parole du groupe parlementaire de la gauche indépendantiste basque au Parlement de la Communauté autonome du Pays basque, avait accusé le roi d’Espagne d’être responsable pour des actes de torture contre des citoyens basques. Peu de temps après, le ministère public a inculpé Otegi pour « injure grave au roi ».

3. Diffamation envers un chef d’Etat ou un gouvernement étranger

La diffamation envers un chef d’Etat ou un gouvernement étranger est très similaire à la diffama-tion décrite ci-dessus (chap. II, B., 2.). Toutefois, en vertu du principe de territorialité du droit pé-nal, c’est l’Etat dont le diffamateur est ressortissant qui doit poursuivre ce dernier pénalement. Le chef d’Etat diffamé pourra cependant toujours agir par la voie civile.

La CourEDH était confrontée à un tel scénario dans l’arrêt Colombani contre France de 2002.

Dans cette affaire, le journal français Le Monde a publié des parties d’une étude de l’Observatoire géopolitique des drogues (OGD) qui a été menée en vue de l’examen de la candidature du Maroc à l’Union européenne. L’étude et par conséquent l’article publié dans Le Monde ternissaient l’image du Maroc et contenaient des passages mettant en rapport le roi Hassan II avec le trafic de drogues. Il est allégué que les autorités chérifiennes ne veulent pas vraiment mettre un terme à ce trafic. Suite à la publication de l’article, le roi Hassan II a adressé au ministre français des Affaires étrangères une demande officielle de poursuites pénales contre le journal Le Monde. Peu de temps après, Colombani (directeur de publication) et l’auteur de l’article ont été cités à comparaître au tribunal pour offense proférée à l’encontre d’un chef d’Etat étranger.

4. Diffamation envers la nation

La diffamation de la nation se différencie par rapport aux deux types de diffamation précédents (supra point 2. et 3.) par le fait qu’elle n’est pas dirigée contre une personne ou des personnes dé-terminables. Il s’ensuit qu’en cas de diffamation envers la nation, seule la voie pénale est ou-verte.112 Pour reprendre les mots des chambres pénales réunies de la Cour de cassation turque, ce

109 Arrêt Artun et Güvener, par. 8.

110 Arrêt Artun et Güvener, par. 8.

111 Arrêt CourEDH dans la cause Otegi Mondagron contre Espagne du 15 mars 2011.

112 Il est à noter que plusieurs Etats européens connaissent des législations spéciales qui interdisent de manière (trop) stricte le discours ou la propagande séparatiste. C’est typiquement le cas des Etats dont une ou plusieurs régions sont autonomes ou/et aspirent à l’indépendance. Un conflit ethnique peut mener à la même situation.

type de diffamation protège « l’ensemble des valeurs nationales et morales, composées des va-leurs humaines, religieuses et historiques ainsi que de la langue nationale, des sentiments natio-naux et des traditions nationales »113. Cependant, une telle définition est très délicate, notamment face à une société avec plusieurs ethnies ou une société multiculturelle. Les tribunaux nationaux pourraient être enclins d’interpréter la notion de « nation » comme reflétant la politique concrète des institutions de l’Etat sur un point précis. Il est très difficile de définir la « nation » et partant, les Etats doivent veiller à ce que l’infraction de diffamation envers la nation soit formulée d’une manière assez précise et qu’elle soit suffisamment prévisible.

Bien que de tels articles existent dans d’autres Etats membre de la CEDH, par exemple en Po-logne ou en Roumanie, c’est en Turquie où la diffamation envers la nation a causé le plus de con-troverses. Cette dernière incrimine à l’article 301 de son code pénal le dénigrement public de la nation turque et sanctionne ce délit par une peine privative de liberté allant de deux à six ans.114 L’art. 301 du code pénal turc a remplacé l’ancien art. 159 qui sanctionnait le dénigrement public de la « turcité » (Türklük).115 Ces articles ont suscité beaucoup de critiques en Turquie et à l’étranger. Dans ce contexte, l’organisation non gouvernementale Amnesty International a même émis une déclaration officielle soulignant le danger de cet article pour la liberté d’expression, ne fût-ce que par l’effet inhibiteur.116 Très récemment, la CourEDH devait juger d’une condamnation sur la base de l’ancien art. 159 et l’actuel art. 301 du code pénal turc. Dans l’affaire Dink contre Turquie, le requérant principal, le journaliste Fırat Hrant Dink, avait publié dans le journal bi-lingue turco-arménien Agos une série de huit articles sur l’identité des citoyens turcs d’origine arménienne.117 La phrase la plus controversée est libellée comme suit : « le sang propre qui se substituera à celui empoisonné par le « Turc » se trouve dans la noble veine reliant l’Arménien à l’Arménie, pourvu que l’Arménien en soit conscient »118. Suite à la publication de cette phrase, le parquet à Istanbul a inculpé le requérant de dénigrement de la « turcité » sur la base de l’art. 159 du code pénal turc. Après épuisement des voies de recours internes mais avant qu’il ait pu se dé-fendre devant la CourEDH, Dink a été fusillé en pleine rue au début de l’année 2007 par un natio-naliste turc. Ce sont entre autres sa veuve et son frère qui l’ont représenté devant la CourEDH.

5. Conclusion

Dans toutes les affaires citées ci-dessus, la CourEDH a jugé en faveur de la liberté d’expression et contre la restriction de cette dernière par le biais des actions en diffamation. Quoique la CourEDH Même si les délits dans ces législations ne s’appellent pas « diffamation envers la nation », la raison d’être de ces derniers est la même : la protection de la Nation contre des critiques dangereux ou tout simplement gênants. Les Etats justifient ces restrictions de la liberté d’expression souvent par des motifs comme « l’indivisibilité de l’Etat » (Arrêt CourEDH dans la cause Ba!kaya et Okçuo"lu contre Turquie du 8 juillet 1999, Recueil 1999-IV, par. 13) ou la cohésion nationale. Les critères d’appréciation de la proportionnalité sont les mêmes.

113 Arrêt CourEDH dans la cause Dink contre Turquie du 14 septembre 2010, par. 28.

114 Wikipedia, Article 301 (Turkish Penal Code), http://en.wikipedia.org/wiki/Article_301_%28Turkish_Pe-nal_Code%29 (état au 23 avril 2011).

115 Arrêt CourEDH dans la cause Dink contre Turquie du 14 septembre 2010.

116 AMNESTY INTERNATIONAL, L’article 301 menace la liberté d’expression, p. 1.

117 Arrêt Dink, par. 8.

118 Arrêt Dink, par. 16.

ait basé son raisonnement de la proportionnalité sur des arguments différents dans les cas présen-tés, elle n’y a jamais jugé prépondérant l’intérêt de la protection de la réputation. Il en découle qu’il est, en théorie, très difficile d’être condamné par la CourEDH pour avoir critiqué un chef d’Etat, un gouvernement national, la Nation ou encore un chef d’Etat étranger. Il convient donc maintenant d’examiner de plus près les critères d’appréciation de la proportionnalité et ceci d’un point de vue de la liberté académique. Bien que les arrêts cités ne relèvent en grande partie pas du discours académique, ils illustrent les implications et problèmes que pose cette sorte de restriction de droits fondamentaux. En effet, la CourEDH n’a que rarement jugé dans des cas contenant et la liberté académique et une action en diffamation. Cependant, comme mentionné ci-dessus (chap.

II, B.), les arrêts présentés peuvent servir à un raisonnement par analogie. Les critères présentés ci-dessous seront donc orientés vers l’appréciation de la restriction du discours académique.

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