• Aucun résultat trouvé

TROUS NOIRS ET DISTORSIONS DU TEMPS 53 positif renvoie à un excès de fonctionnement au regard de la norme. Ainsi, dans

Propédeutique d’une science de la mémoire

2.5. TROUS NOIRS ET DISTORSIONS DU TEMPS 53 positif renvoie à un excès de fonctionnement au regard de la norme. Ainsi, dans

l’épilepsie et la schizophrénie trouve-t-on la présence à la fois de symptômes néga-tifs (soit par exemple la perte de conscience ou le repli social) et posinéga-tifs (soit par exemple l’aura épileptique ou l’hallucination). Ainsi, les symptômes négatifs de la mémoire renvoient-il à l’oubli, quand les positifs évoquent plutôt les distorsions mnésiques. Les erreurs mnésiques constituent donc un champ de recherche abon-dant ayant fait émerger une idée à priori contre-intuitive, à savoir que les erreurs mnésiques ne sont pas tant des failles de la mémoire que des conséquences de ses mécanismes naturels, et nécessaires. Dans son ouvrage, Schacter (2001) donne l’exemple des péchés originels. La gloutonnerie est en effet considérée comme un péché et peut entraîner des conséquences néfastes pour l’organisme. Néanmoins la nutrition de ce dernier est en elle-même une action nécessaire à sa subsistance.

2.5.1 Sur les rives du Léthé

Celui qui ne sait pas s’installer au seuil de l’instant, en oubliant tout le passé, (...) celui-là ne saura jamais ce qu’est le bonheur.

Nietzsche, Friedrich Considérations inactuelles, p. 96

Dans son travail, Daniel Schacter (2001) distingue trois formes d’omissions, à savoir l’oubli, l’erreur d’inattention et le blocage. Néanmoins, seul l’oubli nous intéressera ici. En effet, la mémoire n’étant pas une entité cognitive ou biologique isolée, cette dernière ne jouit pas d’une indépendance fonctionnelle absolue, et son bon fonctionnement repose sur des bases saines. Ainsi les erreurs d’inattention et le blocage ne s’expliquent-ils pas tant par une faille de la mémoire que par une difficulté s’exerçant sur elle. Si l’on suppose la mémoire comme recevant et émettant des informations en provenance et à destination d’autres systèmes de traitement, cette dernière ne peut faire un travail satisfaisant si de mauvaises

informations lui parviennent, et ne saurait être blâmée si ses ouputs/sorties ne sont pas ou mal utilisées. C’est ainsi que l’attention (Hutchinson & Turk-Browne, 2012) ou le fonctionnement exécutif (Moscovitch & Melo, 1997) jouent un rôle important dans la survenue d’erreurs d’inattention et dans le blocage.

L’oubli cependant, en tant qu’atténuation voire disparition de la trace mné-sique elle-même plutôt qu’une simple difficulté à y accéder, semble directement lié à la mémoire. Depuis l’antiquité, mémoire et oubli ont toujours entretenu une rela-tion particulière dans l’imaginaire humain. Ainsi chez les Grecs, ces deux concepts partageaient-ils tantôt des liens de sang44, tantôt une proximité géographique45

(Sineux, 2014). Mais l’évanescence n’y est pas nécessairement vue comme une chose négative. L’oubli peut ainsi permettre, au choix selon les auteurs, de pro-fiter du présent ou de s’abstraire de ses erreurs passées (le cas échéant, durant sa vie mortelle). Dès l’antiquité donc, et en dépit de son caractère frustrant lors-qu’il survient, l’humanité a eu conscience du caractère potentiellement positif de l’oubli.

Depuis lors, des recherches sur l’oubli permirent de montrer le caractère fonda-mental de ce dernier pour la mémoire. Certains travaux mirent ainsi en évidence que le désinvestissement d’un souvenir pouvait servir à amplifier la mémoire de ceux qui demeuraient (Eustache, 2014). Comme nous l’avons expliqué, un souve-nir peut être figuré comme un réseau neural d’activation (Damasio, 2010). Ainsi, ce dernier est notamment renforcé dans ses activations par des mécanismes tels que la potentialisation à long terme (Bonin & De Koninck, 2015 ; Eichenbaum, 2002, 2013 ; Eichenbaum & Cohen, 2001 ; Kandel et al., 2014). Néanmoins, ce mécanisme n’est pas le seul à agir. En effet, augmenter systématiquement la po-tentialisation des synapses impliquées dans les expériences successives à retenir entraînerait nécessairement un phénomène de saturation de ces dernières (Eichen-baum, 2002). Dans un environnement bruyant, la détection du signal deviendrait

44. La Titanide Mnémosyne, incarnation de la mémoire, enfante les Muses, pourvoyeuses d’oubli qui libèrent du poids du passé, par opposition à l’oubli funeste de la déesse Léthé chez Hésiode.

45. Platon et les pythagoriciens faisant de Mnémosyne et Léthé des sources ou fleuves infer-naux auxquels les âmes peuvent venir s’abreuver.

2.5. TROUS NOIRS ET DISTORSIONS DU TEMPS 55 impossible. Un contraste est donc indispensable. C’est pourquoi, la dépression à long terme (et donc l’effacement), notamment dans les synapses voisines, est éga-lement au cœur des processus biologiques de renforcement d’un souvenir (Bonin & De Koninck, 2015 ; Eichenbaum, 2002 ; Kandel et al., 2014).

En son temps, Hermann Ebbinghaus (1913) avait déjà mis en évidence une courbe de rétention d’informations abstraites, démontrant que l’oubli d’un ma-tériel donné a tendance à augmenter avec le passage du temps. Des résultats qui furent largement répliqués depuis, avec divers types d’informations (Schacter, 2001).

Sur le plan biologique, l’oubli peut se définir comme une déstabilisation du réseau de synapses qui a été précédemment renforcé par la survenue d’une ex-périence à mémoriser (Richards & Frankland, 2017). Cela peut survenir soit par une dépression lente46, soit par un processus actif lié à des expériences ultérieures (Bonin & De Koninck, 2015 ; Eichenbaum, 2002 ; Kandel et al., 2014). Au niveau moléculaire, des études animales démontrèrent que la présence cérébrale excessive (e.g. RAC – regulator of actin dynamics –, cAMP – cyclic adenosine

monophos-phate) ou insuffisante (i.e. PKA – cAMP protein kinase) de certaines substances

pouvaient entraîner une propension anormale à l’oubli (Eichenbaum, 2002 ; Kan-del, 2006 ; Richards & Frankland, 2017 ; Squire & KanKan-del, 1999). De même, une réduction de la neurogénèse – par ailleurs observée tout au long de la vie (Eriks-son et al., 1998 ; Gage, 2002 ; Moreno-Jiménez et al., 2019 ; Mu & Gage, 2011 ; Spalding et al., 2013) – au sein de l’hippocampe participerait à la potentialisation de l’oubli (Richards & Frankland, 2017).

Mais quel est l’intérêt pour le cerveau de permettre l’oubli ? Pourquoi, d’un point de vue évolutif, est-il mieux qu’il soit pareil à un perpétuel palimpseste plu-tôt qu’il possède la capacité de tout retenir sans faille ? Intuitivement, l’on serait tenté de répondre que ce pourrait être par défaut de place. En effet, étant donné la quantité d’informations qui affluent constamment, l’on pourrait imaginer une

pos-46. Par exemple dans le cas d’une sous-utilisation des cartes neurales formées, ce qu’on re-trouve dans l’incapacité progressive à identifier les sons des différentes langues au cours du développement (Dehaene, 2018).

sible saturation. Néanmoins, comme nous l’expliquions auparavant, l’ensemble des informations reçues par le cerveau n’est pas intégralement traité par la mémoire. Une sélection drastique est notamment opérée par les systèmes attentionnels. Le restant, qui n’en demeure pas moins faramineux, n’est cependant pas suffisant pour excéder la capacité théorique de la mémoire humaine (Benna & Fusi, 2016 ; Chaudhuri & Fiete, 2016 ; Richards & Frankland, 2017).

Selon certains auteurs, la tâche principale de l’oubli serait de permettre une cer-taine flexibilité dans l’utilisation ultérieure des informations ainsi qu’une générali-sation (Richards & Frankland, 2017). L’effacement permettrait ainsi l’abstraction de l’information de ses contingences (qui ne seraient pas nécessairement perti-nentes dans le contexte de sa récupération). Par là-même, cette dernière peut ainsi être généralisée, et par exemple appliquée à d’autres situations.

Cette nécessité de l’abstraction offerte par l’oubli est formidablement illustrée par le célèbre cas d’un journaliste russe : Salomon Cherechevski, “L’homme à la

mémoire prodigieuse”, présenté par Alexandre Romanovitch Luria (1995).

Prodi-gieuse, voilà un terme qui n’était pas usurpé…

Au début des années 1920, Alexandre Luria, jeune neuropsychologue d’une ving-taine d’années, rencontre Cherechevski. Ce dernier, âgé d’une trenving-taine d’années, est envoyé par son rédacteur en chef pour évaluer sa mémoire. Non pas que ce dernier souffre de ne pas se souvenir assez, bien au contraire. Cherechevski semble ne rien oublier. Pour exemple, après douze ans de rencontres répétées et d’appren-tissages de diverses choses pour l’évaluer, il fut capable, à la demande de Luria, de récupérer une liste de mots apprise lors de leur première rencontre sans plus d’in-dices que cette consigne. Il s’agit, jusqu’à aujourd’hui, d’une des mémoires les plus impressionnantes jamais répertoriées dans l’histoire de la psychologie/neurologie (Foer, 2012). Seulement la médaille possède son revers. “Penser c’est oublier des

différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n’y avait que des détails, presque immédiats” disait Jorge Luis Borges. Pareil au Funes

de Borges, incapable qu’il était d’oublier quoi que ce fut, Cherechevski était en conséquence gêné, non seulement par de fréquentes reviviscences involontaires (ce

2.5. TROUS NOIRS ET DISTORSIONS DU TEMPS 57