• Aucun résultat trouvé

Pour Jacques Dupin, l’acte écrire est donc étroitement lié à celui de s’exposer au danger de la lutte avec la langue. Mais, si le fondement de l’écriture réside, comme nous l’avons vu, dans une violente dissolution de « je » dans l’espace poétique, le déploiement de cette écriture se caractérise aussi par la violence faite à l’autre. En ce sens, il apparaît que Dupin élabore une véritable poétique de l’effraction physique s’apparentant au viol : le motif du corps pénétrant/corps pénétré – écartelé par un objet, souvent – se réitère en effet dans certains de ces poèmes, questionnant la fonction de la violence : il y a quelque chose de la sauvagerie chez Jacques Dupin, liée sans doute à cette incapacité d’entrer en contact avec le monde ; cependant il semble que cette poétique de l’effraction veuille nous entraîner plus loin dans la réflexion.

C’est un rapport ambigu que le poète entretient au corps de la femme : en le déchirant, en le harcelant de coups de poignard, il en avoue en même temps le mystère. Mais la sauvagerie prime, aussi factice soit-elle. Le rapport que Dupin entretient au corps féminin apparaît alors étroitement lié à celui que Giacometti entretient avec sa Femme debout : « il ne tourne pas autour des apparences, mais il les déchire, les pénètre par effraction »226. Si nous ne pouvons pas

Page 117 affirmer qu’il y a, chez Dupin, « un instinct de cruauté, un besoin de destruction qui conditionnent étroitement son activité créatrice »227,

il ressort toutefois du poème qu’un « besoin de destruction » s’y fait sentir, conditionnant – rendant possible ? – le rapport au féminin après l’expérience des Mères. En outre, il n’est pas question ici, pour nous, de parler de « haine » du féminin – quelques lignes d’Échancré suffiront à écarter une telle considération :

chaque rupture du courant d’eau, chaque éclat de rire des filles, me délivraient de la fabrique des nuages, et du fourreau de l’iris, et du four enfant… un déracinement léger, une éclosion douce-amère […]228

ou cet autre extrait, dans Gravir, où une femme tire de sa vaine rêverie le poète pour que le fantasme d’amour se mue en amour :

Un rayon dans l’eau m’offrait le ciel changé en serpent. Le cœur en eut raison. Le cœur, depuis le soir que tu m’es apparue. Depuis le soir que la chimère à jeun s’ouvrit les veines dans la grâce.229

C’est donc ailleurs, et sans doute toujours du côté de cette quête poétique infinie qu’il nous faut chercher : quête du contact originel avec les choses, quête de l’altérité. Une quête qui se détruit en s’élaborant, « négativité pour toujours » dans laquelle s’enlise l’œuvre de Dupin et qui passe par l’altération de l’autre.

Le corps féminin apparaît dès Cendrier du voyage associé au désir : « Sur l’éboulis des remparts, nous serons les danseurs à l’approche du soir, avec nos femmes relevées. »230* Il est déjà donné en

partage dans une dynamique du mouvement, associé à un épisode de transe comme nous l’avons expliqué231. Outre cet aspect il est, dès

227 Ibid., p.21.

228 Échancré, « Tiré de soie », p.19. 229 Gravir, section « Les brisants », p.48.

230 Cendrier du voyage, « Enfants du glas », p.37. * C’est moi qui souligne. 231 Partie II, 5. « Conjurer le figement » de la présente étude.

Page 118 l’origine du poème, corps que l’on invite à traverser : « Rien ne passera vivant qu’à travers nos corps. »232* Plus loin dans le recueil, Dupin

consacre un poème entier à l’effraction de ce corps. Il écrit le viol ravageur d’un corps anonyme qui apparaît comme un acte désespéré face à « ce sexe // inintelligible »233, dans un poème au titre évocateur

de cette impuissance, déjà avouée par une phrase telle que « [l]a terreur conduit sous terre ma semence ». C’est « La femme armée ». En voici des extraits :

J’aime l’accueil que réserve à l’orage la femme. L’obsession de se prostituer la tyrannise. […] Jamais elle n’a pu concevoir la hiérarchie féroce qui la rend vassale du poignard, qui la rive aux décrets obscurs de la pulsation du sang. […] Le cristal artériel qui vibre en écartant les chairs que violent doucement des effluves de fleurs géantes, m’apporte l’écho étouffé des remuements, des girations, des heurts, qui ébranlent les fondations sans déraciner les secrets des dessous de la vie. […] je sens trembler en elle le grand chaos primitif. La femme au corps sonore a trop de bouches pour parler. Qu’elle se hausse, émergeant du tumulte intérieur, c’est la rupture. Les dernières chevauchées la traversent, la délaissent et s’ennuagent, et sur sa lèvre expire une jaune écume où vient s’émerveiller le soleil.234

La métaphore de l’acte sexuel est explicite : la foudre dans Gravir, ici « l’orage » sont associés à l’organe reproducteur : « la foudre fait germer la pierre » / « l’accueil que réserve à l’orage la femme », cet orage qui la soumet au « poignard » phallique qui « écart[e] les chairs » de son corps, qu’enfin les « dernières chevauchées » traversent après l’orgasme incompris, « la rupture » qui suit le cri, la voix qui se « hausse ». Le poème s’achève sur une substance humide, épaisse, – « jaune écume » –, qui rappelle les substances rencontrées

232 Cendrier du voyage, « Enfants du glas », p.37. * C’est moi qui souligne. 233 Dehors, section « L’onglée », p.254.

Page 119 dans Les Mères. Cela nous permet d’associer le poème à la crainte de ce corps féminin fascinant, dont les rouages sont assez terrifiants pour l’homme qui en vient, s’y perd, le veut et le rejette – ambiguïté sensible dans ce poème en prose qui évoque « les fondations sans déraciner les secrets des dessous de la vie », « le grand chaos primitif » qui ne sont autres, pour Dupin, que l’origine de la vie, la chaosmie dont la femme porte le secret depuis l’origine – « magnanerie fendue / au soubassement volatil » des Mères. Il nous semble donc qu’il y a quelque chose d’une curiosité inassouvie et impossible à assouvir dans la réitération du viol poétique qui renouvelle sans cesse le questionnement : « Le corps / cache-t-il ce qu’il cache / – ou le feu ? »235, face à ce corps féminin qui répond par la négative,

l’insaisissable :

elle efface à grande eau matinale le savoir que la nuit ravinée avait imprimé sur ses reins236