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Par opposition à l’excès verbal mis en œuvre dans l’évocation de la figure des mères, on trouve dans Le Grésil une écriture fragmentaire, épurée, pour tenter de dire l’absence. Cette absence est celle du père, mort alors que Jacques Dupin n’a que quatre ans. Elle tient une place fondamentale et particulière dans l’œuvre du poète : elle est explicitement traitée dans un unique poème de la section « Chien de fusil » du Grésil, écrit en 1996 soit dix ans après Les Mères. Paradoxalement, c'est cette absence fondatrice qui donne naissance à un premier livre écrit « sans les mots, comme si je naissais »71, nous

dit Dupin. Cette expérience fondamentale, si elle n'est explicitement mentionnée que dans « Chien de fusil », traverse l'ensemble de l’œuvre de Dupin, où le spectre de la mort est tapi dans les recoins du poème. Le poète écrit, dans « Comment dire ? »72 :

71 Une apparence de soupirail, p.367.

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Pour l'avoir vue se mêler à nos jeux d'enfants, la mort, qu'elle menace un être ou la planète, ne saurait plus nous émouvoir, nous retenir73

et, encore :

Il semble que la mort en se penchant sur notre enfance nous ait donné de l'angoisse une accoutumance si folle que ses effets n'étaient plus visibles comme si elle s'était effacée ou suicidée en nous […] La mort, privée de sens, nous portant à un dénuement extrême, nous connûmes cet état d'annulation qui la renie sans la détruire, et la dépasse.74

Pourtant il semble que ce dépassement de la mort, brandi comme un étendard au sortir de l'adolescence, ne soit pas tout à fait effectif puisque le décès du père devient un point d'origine de l'écriture (et un motif que Jacques Dupin réitérera dans l'écriture du recueil

Discorde75). Mais là encore se pose une double question : parler si peu

de la mort, est-ce la marque d’une indifférence réelle ou d’une incapacité à surmonter cette expérience ? Chez Jacques Dupin, il semble que la difficulté du passage à l’écriture tienne le plus souvent à une incapacité (ou une certaine pudeur ?) à traiter tel ou tel motif, telle ou telle expérience. Cela dénote un certain système d’écriture, très cohérent : là où le souvenir se fait abondant, envahissant, la page se couvre de mots – c’est le cas dans Les Mères. À l’inverse l’absence de souvenir enclenche le processus contraire, un processus d’appauvrissement de l’écriture – les deux poèmes sur la mort du père en sont l’illustration : une écriture épurée, éclatée sur la page, chargée d’infinitifs qui disent une incapacité à l’action, une légère aphasie à l’œuvre face à l’absence, tandis que l’écriture des Mères est

73 Ibid. p.22. 74 Ibid., p.23.

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lourde, chargée de descriptions pour rendre imaginable l’indicible réel. Pour autant, l’expérience du deuil n’en est pas moins traumatisante et inscrite dans la mémoire du poète – aussi considérons nous que les expériences, aussi brièvement abordées soient-elles, ont toutes une importance dans la construction du matériau poétique.

Il est nécessaire, en prélude à l'analyse, de s’attarder sur le titre de la section étudiée : « Chien de fusil ». Nous l'avons dit, le recueil date de 1996 – il est donc de la main d'un homme âgé de presque soixante-dix ans, un homme vieillissant, dont les poèmes depuis Les

Mères se caractérisent par des réminiscences de plus en plus

fréquentes et envahissantes de l'expérience infantile. Les textes apparaissent alors comme le lieu d'une autoréflexivité du poète sur son expérience personnelle et sur les origines de l'expérience d'écriture.

« Chien de fusil » en tant que syntagme peut s'expliquer de deux manières, toutes deux riches de sens dans le cadre de cette étude : c'est à la fois le nom technique d'une pièce d'arme à feu permettant de déclencher l'explosion (chez Dupin, l'éruption ?) et le nom donné à la position du corps quand il est replié sur lui-même, à mi-chemin entre la position latérale et la position fœtale. Cela peut sembler anecdotique, mais il n'en est rien : il y a une portée symbolique dans ce titre, qui annonce un texte poétique écrit de la main d'un homme, mais dont le contenu renvoie à sa prime enfance – cette position semble alors signifier la position intermédiaire du poète qui compose le texte à la fois avec recul temporel mais sans recul émotionnel – car l'expérience est, nous l'avons vu, indélébile.

Par ailleurs, le lien avec l'arme à feu nous paraît tout aussi significatif : cet épisode de l'expérience de la mort du père est

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présenté comme un fondement de l'écriture, dans ce qu'elle a de plus violent, l'éclatement des poèmes s'apparentant alors à la détonation du langage sur la page. On peut dès lors affirmer la dimension paradoxale de la conception poétique de Dupin : le lien à l'enfance apparaît double – à la fois matière d'origine du poème, donc assomption d’une mise à nu de soi, et dans le même temps, épisode traumatique qui inspire au poète une position à mi-chemin entre celle du fœtus et celle de l'adulte couché, un repli sur soi. Cela manifeste une ambiguïté poétique, caractéristique du travail de Dupin, perceptible dans cette volonté de repli sur soi en même temps que d'ouverture sur le monde. Signalons que le poème qui clôt la section « Chien de fusil » s'achève sur les mots : « je dors en chien de fusil », ce qui témoigne de cette alternance ambiguë entre ouverture à l'autre, par l'écriture, et repli sur soi, par l'écriture, dans une circularité complexe à l’image de la condition du poète, soumis à l’éternel retour héraclitéen.

L'ouverture du recueil constitue aussi une ouverture du poète au monde, exposant l'expérience et revendiquant l'impact de la mort sur l'activité poétique. En effet, on peut lire :

J'ai quatre ans la mort du père parachève un premier livre qu'il me resterait à enfouir à désenfouir, à déterrer à dessiner

à danser

dans la tentation de vivre dans la confusion d'un cercueil immergé – et de son double :

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un berceau soulevé dans l'air76

On note d'emblée la complexité de cet épisode. L'emploi du présent actualise un procès impossible : « J'ai quatre ans la mort du père / parachève un premier livre », renvoyant le poète à sa mémoire et à la virulence du souvenir, de l'expérience prématurée de la mort toujours si présente que le décès semble à peine avoir eu lieu, laissant l'enfant- poète dans l'incertitude qui se manifeste par la succession d'infinitifs voués à l'échec, accomplis en balbutiant, en tâtonnant « dans la tentation de vivre ».

Il y a aussi la dualité de la mort du père elle-même, que l'on retrouve dans la seconde partie du poème : « dans la confusion d'un cercueil / immergé – et de son double : / un berceau soulevé dans l'air ». On peut lire dans ces fragments l'élévation du fils par la mort du père : le deuil est certes une épreuve, une perte, mais il devient immédiatement (au présent : « la mort du père / parachève un premier livre ») la source d'une création poétique – le choix du verbe « parachever » est important, qui indique un achèvement dans la perfection. Dès lors on peut considérer l'expérience de la mort du père comme matériau poétique, dont l'exploitation est réitérée dans

Discorde, un recueil datant de 2010, paru en revues puis republié

dans le recueil posthume Discorde en 2017. On peut y lire : Quel est le nom sans corps de ton père

sorti d'une pierre il s'écrit en vol une pierre par effraction

l'introduction dans l'étable où j'écris encore le mot

de la scission de ta mort insondable […]

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un père à peine entrevu

nommons-le Pierre par effraction de la tribune il apostrophe

la hanche broyée d'un crapaud 77

Ce père, quasiment inconnu, devient un objet poétique, la source d’une divagation écrite. Ou plutôt : la hantise de l’absence du père devient un objet poétique – ce « nom sans corps » surplombe le paysage poétique de Dupin, « de la tribune il apostrophe » le fils écrivant, le fils boitillant (en 1996, Dupin est infirme… « la hanche broyée d’un crapaud » peut bien être la sienne, se faisant l’écho versifié de la hanche gauche qui le fait boiter). Cette mort, « privée de sens », « insondable », est prétexte à l’ironie, l’humour noir ; en effet, ce père sans corps au nom oublié n’existe que par la « pierre » tombale : « sorti d’une pierre il s’écrit en vol […] / nommons-le Pierre par effraction ». En substantivant ainsi la sépulture, le poète la personnifie, « donnant un nom à ses poussées de fièvre », annulant la privation, donnant corps à l’inconnu paternel trop tôt disparu. Le poème devient alors « ce qui reste de cette langue d’une origine endeuillée »78 et l’écriture la seule réponse possible au non-sens de

l’expérience du deuil – « j’écris encore le mot / de la scission de ta mort insondable ».

77 J. Dupin, Discorde, [2010], in Discorde, p.166.

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