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Se pose alors la question de dire ce que l'espace contraint à taire : sous la dictature de la folie et de la claustration permanentes, nul espace pour la parole, pour le langage :

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Dès le premier jour de ma vie, derrière les barreaux des fenêtres de la folie, une note de lumière, – l'allégresse de respirer, de téter, de vomir, – avec l'interdiction de salir, ou de rêver, de marquer, d'écrire – de refuser le lange, de regarder le jour... – le dur devoir d'être seul, d'écrire à genoux dans le sable pour attendre le jour, pour jouir du corps et du jour...58

Il s'agit donc par l'écriture de prendre la parole pour retranscrire l’impossible oralité. L’asile ayant instauré l'aphasie comme règle de vie, le poète face à la page se voit pour la première fois en mesure d’exploiter la langue, mais reste soumis à la « cage indélébile » de l'expérience : ainsi le passage à l'écriture se trouve être une étape éprouvante, sorte de marche « sur le versant abrupt »59 de la

mémoire, dans l'espoir de franchir le fossé qui sépare le poète-enfant de la langue. C’est probablement ce qui explique le fait que le passage à l'écriture se caractérise par des échecs successifs, un éclair de lucidité suivi d’une infertilité paralysante :

La terreur conduit sous terre ma semence, L'éclaire et la refroidit.

J'attends la déflagration.60

En effet, on constate que chaque pas vers la mise en mots du grand cri intérieur se trouve contrarié par la tentative même de cette mise en mots – le poète, véritable Sisyphe contemporain, roulant la pierre de sa mémoire et de sa peur jusqu'au sommet de la montagne pour dévaler ensuite la pente sous son propre poids :

Les gerbes refusent mes liens. Dans cette infinie dissonance unanime, chaque épi, chaque goutte de sang

58 Échancré, op.cit., section « Fragmes », p.27.

59 C’est le titre d’un essai de Ph. Jaccottet sur la poésie de J. Dupin. 60 Gravir, « L'angle du mur », p.61.

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parle sa langue et va son chemin. La torche qui éclaire et ferme le gouffre, est elle-même un gouffre.61

À ce stade de l'écriture, les « champs de pierre [qui] s'étendent à perte de vue »62 demeurent infertiles : la foudre ne les a pas encore fait

germer, le cri se renfrogne, redescend dans la gorge, dans l’attente de la « déflagration ». Ce qui est mis en lumière par « la torche » ne l’est que provisoirement ; l’obscurité de la langue domine le poème, ce qui se caractérise par l’immédiat reniement du propos sans opposition marquée : c’est la conjonction de coordination « et » qui fait le travail d’obscurité – « la torche qui éclaire et ferme le gouffre ».

Mais la nécessité du passage au-dehors par l'écriture est avouée, et même réitérée sans cesse, de Gravir au Grésil… Dans le même temps, l'aspect contradictoire de ce travail sur la langue est mis en évidence au cœur des poèmes – la (con)quête de la parole commence à peine et le poète a conscience de l’ampleur, de la complexité de la tâche :

Ce que je vois et que je tais m'épouvante. Ce dont je parle, et que j'ignore, me délivre. Ne me délivre pas. Toutes mes nuits suffiront-elles à décomposer cet éclair ?63

Là encore, la contradiction inhérente à Dupin est perceptible : la mise en mots est vacillante, incertaine. Le poète tait ce qui suscite chez lui la terreur, et exprime ce qu’il ignore, incertain de l’effet cathartique de l’écriture sur lui-même – « me délivre. Ne me délivre pas. » Est-ce à dire que le simple acte d’écrire est un remède aux insomnies du poète ? Il semble plutôt que la tentative d’écrire ce qui cause le tourment soit la clé pour envisager la nuit en amie. La recherche de dicibilité de l’expérience apparaît alors au cœur de la démarche

61 Gravir, section « Lichens », p.68. 62 Ibid.

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poétique de Dupin, qui s’accommode presque des obstacles à la mise en mots, dans une quasi-assomption de la folie – là encore l’influence d’Antonin Artaud est perceptible.

C’est pourquoi nul renoncement n’est envisagé ; malgré la conscience aiguë de l'impossibilité temporaire de cette parole, le poète ose croire en une renaissance langagière qui permette le dépassement de la claustration, de l’oppression, de l’expérience :

Paupières asservies au bleu incohérent du large, Ailes paralysées au cœur du tourbillon de l'air ; Vous ne vous lèverez désormais que pour un regard Qui poignardera mes amours millénaires,

Et ce sera comme au premier jour de ma vie. Les oiseaux de l'hiver jouiront seuls de l'embellie, Et je passerai pour dormir sous l'affaissement De la voile inutile... Mais sera-t-il un astre Pour sombrer à ma place, et pacifier la mer ?64

L'emploi du futur dans ce poème permet l’expression d’une rêverie, celle d'un futur débarrassé du poids de la mémoire, et présente de manière frappante l'extrême lucidité du poète sur sa propre condition : malgré le désir naïf d'une nouvelle naissance, la conscience de l'impossibilité de se débarrasser du fardeau mémoriel est clairement exprimée par la phrase interrogative qui clôt le poème. Cela n'est pas anodin : en effet, qui assumerait la mémoire du poète pour lui permettre une renaissance dégagée du passé, sinon lui- même ? C'est ainsi que l'importance de l'écriture devient perceptible ici : c'est par elle, et par elle seule, que le travail de tabula rasa mémorielle peut se réaliser, en se faisant le lieu d’expression du cri intérieur. Il y a une dimension cathartique de l’écriture chez Jacques Dupin, mais qui reste une « impossible catharsis »65 à ce stade.

64 Gravir, « L'oubli de soi », p.33. 65 L’expression est de Bernard Siméone.

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Puisque l’oubli est impossible, le poète doit assumer le souvenir et en tirer la substance poétique, afin de s’en dégager pour permettre « l’articulation du récit, le pas suivant »66. À terme, son espoir est que

« s’ouvre dans le réel un espace irréductible, une jouissance équilibrée, plus haute que la pleine mer »67, mais dans cette attente

il n'y a que

la ligne infinie, cassée, renouée, infinie – que je hais, dont je défaille, la crissante […] sa rengaine monotone, sa comptine sans paroles [...]68

et cet acharnement, ce « babil ensanglanté » mentionné dans Les

Mères, qui témoigne de l’incapacité de dire. C’est au prix d’un travail

de fond sur la langue que le texte prend forme, une fois passée la tentation de la technique pure à laquelle Dupin reconnaît avoir, pendant un moment, succombé. Malgré l'écholalie abrutissante du souvenir et des voix, le travail de dés-écriture de la mémoire permet la production du cri poétique dans sa pleine intensité :

Les mots captifs que j'exhume sont la soif d'un monde décomposé. Les mots-mères, le haut-mal, par la brûlure de la gorge, et la torsion de la voix, qui les chargent, qui les projettent...69

Ainsi,

l'espace du récit s'éclaire

la mémoire est emportée70

Emportée, et dans le même temps omniprésente, puisque la mémoire est la genèse même de l’écriture – on entre ici dans le paradoxe, au

66 Dehors, section « Un récit », p.310. 67 Ibid.

68 Échancré, « Tiré de soie », pp.18-19. 69 Les Mères, p.35.

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cœur de l’écriture de Jacques Dupin. La mise à l’écart de la mémoire, but ultime de Dupin qui revendique une écriture détachée de soi, est peut-être le paradoxe le plus aisément perceptible puisque le souvenir (ou l’absence de souvenir) devient fréquemment matériau poétique chez lui. L’expérience de la mort de son père en est une autre illustration, que nous souhaitons détailler.