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CHAPITRE 3   CRISE ET MASCULINITÉ : TRANSFORMATION DES PRATIQUES

3.2   Travail hors-norme : freeters et parasite singles 82

Comme nous l’avons vu, le succès économique du Japon durant les années 1980 a été expliqué à travers la spécificité de son système d’emploi, reposant sur l’emploi « à vie » et sur le salaire à l’ancienneté. Avec l’éclatement de la bulle spéculative, deux positions majoritaires se sont affrontées pour tenter de dépasser cette impasse. D’un côté les tendances plus conservatrices, qui prêchaient pour un renforcement du système en place, seul moyen selon eux de sortir du marasme économique. De l’autre, les défenseurs du néolibéralisme qui militaient pour une dérégulation massive ; le salaire à l’ancienneté et l’emploi à vie étant vus comme les sources de la récession. Dans les faits, malgré une réduction drastique du nombre

d’employés réguliers et une augmentation du volume d’employés irréguliers, les pratiques d’emploi ont peu changé (Genda, 2006).

Aujourd’hui, les conséquences de la crise reposent principalement sur les épaules des jeunes, principalement avec l'aggravation du chômage chez les moins de 30 ans et l’augmentation du nombre de « freeters » et de « parasite singles ». Souvent décriés par les médias comme étant la preuve du manque d’autonomie des nouveaux jeunes, de leur manque d’aspiration, voire de leur égoïsme, l’augmentation de ces phénomènes, selon Genda (2006 : chapitre 2), n’est pas tellement le reflet d’un changement de l’éthique du travail chez ces jeunes ou d’une plus grande dépendance vis-à-vis des parents que le résultat d’un système d’emploi rigide, incapable de composer adéquatement avec la nouvelle génération et la conjoncture économique des dernières années.

Les discussions sur le problème du chômage qu’a engendrées la crise se sont surtout focalisées sur une catégorie de travailleurs, les travailleurs « d’âge moyen » (45-54 ans), et ce alors que les jeunes sont quantitativement plus touchés. La raison pour laquelle les pouvoirs publics n’ont pas pris le problème du chômage des jeunes au sérieux repose sur le fait que le chômage des jeunes est vu comme « volontaire » – ce qui, d’un point de vue macroéconomique, a moins d’impact sur la productivité que le chômage « involontaire », qu’il faut donc régler –, et sur le fait que l’augmentation du chômage des jeunes n’est pas encore liée, au Japon, à une augmentation de la criminalité. D’après Genda (2006 : 4-5), la distinction « volontaire/involontaire » cache bon nombre d’ambigüités et d’appréciations subjectives qui la rendent non pertinente. Par ailleurs, la faiblesse des statistiques sur le chômage, notamment chez les jeunes qui, ne trouvant pas d’emploi, ont arrêté d’en chercher et ne sont donc plus comptabilisés dans les chômeurs84, retardent d’autant plus la reconnaissance du problème qu’a engendré la crise sur cette catégorie

84 P. ex. le groupe « out of the labor force », qui comprend des personnes qui ont cherché un emploi

socioéconomique. Aussi, une baisse légère du taux de chômage ne reflète pas forcément une augmentation de l’emploi des jeunes, mais peut n’être qu’une conséquence indirecte de l’abandon de la recherche d’emploi par les jeunes qui sont découragés, ou du vieillissement de la population (qui fait en sorte que plusieurs ne sont plus considérés comme jeunes) et de la baisse du taux de natalité (qui fait diminuer le nombre de jeunes).

Selon de nombreux analystes, l’augmentation du chômage chez les jeunes est due à leur « éthique » nouvelle face au travail, et à un environnement familial qui les incite à rester chez leurs parents plus longtemps (pour ne pas voir baisser leur niveau de vie), à retarder l’âge du mariage et, in fine, à engendrer moins d’enfants85. Ici encore, cette théorie implique que le chômage et la grande mobilité soient « volontaires » (Masahiro, 2000). Ainsi, la détérioration du marché de l’emploi pour les jeunes serait expliquée par un « choc de l’offre ». Au contraire, selon Genda (2006 : 30 et s.), la contraction du marché de l’emploi serait la conséquence d’une baisse du recrutement des jeunes couplé à une économie déprimée ; c’est-à-dire d’un « choc de la demande ». Avec ce que Genda appelle un « effet de déplacement », face à une force de travail vieillissante et forte de ses droits acquis de longue date (limitations légales du licenciement, emploi à vie, etc.), les entreprises ont décidé de couper dans les couts de main d’œuvre en réduisant drastiquement le recrutement de jeunes employés réguliers. Le déclin de l’emploi des jeunes serait donc créé non pas par un changement dans l’offre, mais par un déclin majeur de la demande lorsque les compagnies décident de conserver une bonne partie de leurs employés âgés dans lesquels elles ont investi : les « parasite singles » ne seraient donc pas la « cause »

85 Un des tenants de cette théorie est un sociologue assez réputé au Japon, Yamada Masahiro, qui a

écrit en 1999 un livre qui a fait grand bruit : Parasaito shinguru no jidai (« L’ère des parasite singles »). Yamada, entre autres, accusent par exemple les jeunes femmes qui restent chez leurs parents tout en ayant un emploi de nuire à l’économie japonaise en ne dépensant pas pour leur propre appartement ou pour des électroménagers. Il déplore aussi le fait qu’elles se marient tard, retardant ainsi des dépenses qui aideraient l’économie japonaise.

mais bien la « conséquence » de l’augmentation du chômage des jeunes et des changements dans l’environnement de l’emploi.

Tout comme les « parasite singles », les « freeters » sont le résultat de la baisse d’opportunités d’obtenir un emploi stable et bien payé ou de la perspective d’une carrière dans laquelle s’accomplir et développer ses compétences (Genda, 2006 : chapitre 3 ; Bernier, 2009 : 224-225). Dans les deux cas, ce n’est pas un changement dans leur rapport face au travail qui est en cause vis-à-vis de leur incapacité à trouver un emploi stable, mais un changement structural dans leur environnement : la réduction drastique des opportunités leur permettant de s’accomplir dans un emploi à temps plein.

Depuis le milieu des années 1980, avec la crise économique et la mise à mal du modèle – ou plutôt de l’idéologie86 – de la « méritocratie » et de la grande mobilité sociale, on constate au Japon une augmentation de la reproduction sociale selon les couches ou classes sociales, que ce soit au niveau de la transmission du statut, de l’éducation, ou encore de l’accès aux nouvelles formes de savoirs (Ishida, 1993). Dans les faits, alors que le discours met toujours l’emphase sur l’égalité des chances, ce serait, selon Genda (2006 : 95-98) une véritable « société asymétrique » qui serait en train de naitre, réduisant d’autant plus les chances de développer un sens de la responsabilité sociale pour ceux qui, désireux de ne se reposer que sur leurs compétences, sur leur « mérite », sont vite rattrapés – et dépassés – par ceux qui sont « bien nés ».

86 Selon Bourdieu, la méritocratie est essentiellement une idéologie, et le système scolaire, loin d’être

un instrument d’élévation sociale sans distinction d’origine ou de classe, serait plutôt une instance de sélection et de ségrégation sociale au profit de la classe dominante (Bourdieu et Passeron, 1964). En naturalisant des inégalités sociales, en les transformant en dons ou en inégalités « naturelles » (pour les mathématiques, pour l’écriture, etc.), l’école transforme des privilèges « aristocratiques » – fruit de la possession différentielle de capital culturel – en droits « méritocratiques », et donc en droit d’exercer un pouvoir légitime (Bourdieu et Passeron, 1970 : 252-253).

Quoi qu’il en soit, on constate que les changements dans les attitudes des jeunes face au travail sont bien souvent le résultats de changements structurels plus larges : bouleversements économiques, restructurations, baisse des opportunités d’emploi, politiques sociales. Fruits des luttes idéologiques dans un contexte hégémonique plus « ouvert », les transformations dans les représentations d’une masculinité liée presque exclusivement au travail jusque dans les années 1990 sont la conséquence de ces bouleversements, et non la cause.