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CHAPITRE 2   MISE EN PLACE DU CADRE DU SYSTÈME JAPONAIS

2.2   Haute croissance et hégémonie : le paradigme du « salaryman » (1945-1985) 48

2.2.2. a Avertissements théoriques 59

Avant d’aller plus loin – et au risque de me répéter un peu – je pense qu’il faut bien comprendre ce que j’entends par « image hégémonique » ou « masculinité hégémonique ». Comme nous l’avons esquissé dans le premier chapitre, les études des années 1980 sur les genres comprenaient la masculinité hégémonique comme un schème de pratiques sociales qui permettaient la domination de l’homme sur les femmes. Je pense que cet aspect est une condition certes nécessaire mais non suffisante à la définition d’une masculinité hégémonique57.

Il me semble que la domination sur le sexe opposé peut n’être que le produit dérivé de l’imposition d’une masculinité hégémonique – et non son but premier – pour des fins autres (économiques par exemple). Mais cette masculinité hégémonique peut éventuellement prendre la forme de relations de genres qui font primer les hommes par rapport aux femmes, ou peut renforcer et valoriser un système patriarcal dont les racines sont à chercher plus loin dans l’histoire58. Je comprends plutôt celle- ci comme une image dominante, un ensemble de comportements, de représentations et de pratiques attendus chez les hommes qui s’intègre dans un cadre hégémonique plus large (dans notre cas le système d’entreprise) qu’il définit et qui le définit. Dans notre cas d’étude, l’image du salaryman implique une série de comportements associée à la définition de ce qu’est un homme et une certaine forme de primauté des hommes sur les femmes ; mais celle-ci n’est selon moi qu’un moyen de contrôle accru – grâce au confinement des femmes dans la sphère domestique et donc à la

57 Pour une bibliographie détaillée des études sur la masculinité hégémonique, voir : Connell et

Messerschmidt, 2005.

58 Dans le cas du Japon, on constate une combinaison des deux : alors que l’image hégémonique du

salaryman s’imposait comme modèle hégémonique de la masculinité, il définissait des relations de genre à la fois en faisant appel aux relations patriarcales héritées de la tradition confucéenne qui dévalorisait les femmes et les cantonnait à la sphère domestique sous l’autorité des hommes, mais aussi en y ajoutant de nouvelles composantes dans le domaine des relations de genre, en insistant par exemple sur le rôle limité des femmes dans l’entreprise, leur retraite anticipée pour élever les enfants, etc. Néanmoins, ces dernières sont souvent expliquées en faisant référence à la « tradition », aux « valeurs » du Japon d’avant le capitalisme ; c’est-à-dire au système patriarcal idéologique en vigueur auparavant.

possibilité de l’accaparement total des hommes par l’entreprise – sur les hommes japonais par le système capitaliste d’entreprise dans le but ultime d’accumulation du capital par l’exploitation de la force de travail59. En d’autres termes, la subordination des femmes par rapport aux hommes, l’imposition (ou le renforcement) d’un cadre patriarcal, dans le cas du salaryman, est à mon sens plus un moyen qu’une fin. Il faut ici insister sur le fait que ce point de vue ne vise pas à minimiser la conséquence d’un tel système sur les femmes en mettant de l’avant les difficultés ou les contraintes auxquelles sont soumises les hommes. Ce n’est qu’un point de vue différent, un « angle » d’approche par lequel on cherche à comprendre un même phénomène.

Je partage ici le point de vue de Bourdieu (1990, 1998), selon lequel le genre est objectivé et réifié à la fois par la pratique et à travers les institutions. Ainsi, la reconnaissance de la division sexuelle comme système institutionnel implique qu’il existe à la fois dans « les choses » (division spatiale, division des objets, etc.) et « dans les esprits », c’est-à-dire sous formes de classements et de divisions, au niveau des représentations (Bourdieu, 2002 : 227). Bien que les deux soient difficilement dissociables dans le réel – la division existe objectivement à la fois sous forme de division objective, et sous forme de structure mentale organisant la perception de ces mêmes divisions objectives – dans le présent mémoire, l’emphase est mise sur le deuxième principe de division. C’est une des raison pour lesquelles la domination symbolique – des hommes sur les femmes par exemple – est difficilement contestable : elle est naturalisé, elle « s’énonce sur le mode de l’évidence » (Ibid.).

59 Certaines études iront même jusqu’à dire que la supériorité formelle des hommes est en

complémentarité avec une domination informelle des femmes. Ainsi, alors que les femmes sont exclues des sphères publiques (direction d’entreprise, politique), elles possèdent par le fait même une marge de manœuvre et une liberté que ne possèdent pas les hommes qui sont attachés à une entreprise pour laquelle ils doivent se dévouer afin de subvenir aux besoins de leur famille. Au final, les hommes seraient beaucoup plus dépendants que les femmes (Iwao, 1993 : 7 et s.). Sans adopter cette vue extrême qui tend à accorder aux femmes la place de choix, je pense que d’une certaine manière on peut considérer que la supériorité formelle des hommes n’est pas toujours synonyme d’une liberté de choix ou d’action, et qu’au contraire elle peut servir de justification a un contrôle plus grand sur la force de travail. Pour reprendre le vocabulaire d’Ortner (2006), je dirais qu’on a affaire ici a une agentivité différentielle, mais qui n’implique pas nécessairement une liberté d’action (de choix) plus grande pour les hommes que pour les femmes.

J’irai ici plus loin, et je dirai qu’il peut exister une division (ou tout du moins une différenciation) à l’intérieur d’une nomenclature de division sexuelle : entre salaryman et ouvrier chez les hommes, ou entre femme de carrière et femme au foyer, par exemple. Cette division est objectivée sur le même mode que la division sexuelle, c’est à dire qu’elle existe dans les choses et dans les esprits, et ce sont les esprits (les structures mentales ou subjectives) qui sont au fondement de la perception des choses (les divisions objectives) ; et cela implique une correspondance entre les structures objectives et les structures incorporées.

Il faut finalement préciser que la définition d’une masculinité hégémonique n’implique pas forcément d’essentialisme : la caractérisation du salaryman comme modèle hégémonique de la masculinité au Japon durant la deuxième moitié du 20e siècle n’empêche pas, même au plus fort de sa diffusion, de reconnaitre d’autres pratiques, d’autres formes de masculinité ; mais celles-ci se définissent la plupart du temps par rapport à la norme sociale, et bien souvent dans la relation triadique que définit Connell (1995) : hégémonique, complice, ou marginalisée60.