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b Le système japonais de relations de travail : modalités et idéologie 53

CHAPITRE 2   MISE EN PLACE DU CADRE DU SYSTÈME JAPONAIS

2.2   Haute croissance et hégémonie : le paradigme du « salaryman » (1945-1985) 48

2.2.1. b Le système japonais de relations de travail : modalités et idéologie 53

Loin d’être démocratique, le système « coopératif » de relations patron-employé qui s’est consolidé dans les années 1960 repose en fait sur un programme idéologique oppressant et centré sur l’entreprise – dont le but premier était a création d’une main-d’œuvre stable, loyale, et résistante au pouvoir d’attraction des syndicats (Jacoby, 1979 : 191-195). Ce modèle de relations industrielles, instauré par les Américains en collaboration avec le patronat et le gouvernement, peut être analysé comme une stratégie positive de cooptation des demandes à travers une identification des objectifs des salariés à ceux des patrons – avec, in fine, l’objectif essentiellement capitaliste de contrôle des salariés et d’augmentation des profits. Le principal moyen pour l’instauration de ce système, communément appelé « système japonais d’entreprise » ou « système japonais de relations de travail », était la rupture des solidarités sectorielles en insistant sur le caractère unique de chaque firme52. Parmi les mesures mises en place (ou systématisées), les auteurs ont noté : le recrutement direct à la sortie des écoles et la formation morale et technique des salariés à l’interne, afin qu’ils s’adaptent au mieux à leur entreprise (Bernier, 2009 :

51 Cette reprise de contrôle ne s’est néanmoins pas faite sans concessions. Dans un contexte

économique favorable grâce aux opportunités apportées par la guerre de Corée, les patrons sont revenus sur certains gains syndicaux du milieu des années 1940, dans le but de ne pas s’aliéner les syndicats modérés. Parmi ces gains, notons la sécurité d’emploi, les salaires à l’ancienneté, les possibilités de promotions ou encore la participation relative aux processus de décision (Bernier, 2009 : 109). Mais ici encore, comme nous le verrons, ces mesures peuvent être analysées plus comme faisant partie d’une stratégie globale de cooptation des demandes et de contrôle des salariés que comme de véritables concessions.

52 Chaque compagnie au Japon (du moins les plus importantes) possède un drapeau, un hymne, un

code moral et hiérarchique, un uniforme spécifique, etc., autant d’attributs qui ne sont pas sans rappeler ceux de l’armée. Ceci est notamment dû au fait que beaucoup d’anciens militaires se sont reconvertis dans les institutions économiques et à la diffusion d’une discipline militaire dans les années 1930 à 1945 (Bernier, 1996 ; 2009 : 112-113). Ces attributs ont pour but de mettre en avant l’identité et la singularité de chaque entreprise ; en plus de renforcer l’esprit de discipline (militaire) et de cohésion du groupe.

112) ; des cérémonies d’entrée très ritualisées pour marquer la nouvelle appartenance de l’individu à la firme53 (Rohlen, 1974a, 1974b) ; l’envoi des jeunes recrues dans des centres de formation « éthiques » ou des monastères zen pour briser les résistances face à l’autorité (Kondo, 1991) ; le confinement dans des dortoirs d’entreprises surveillés ; la définition d’un cadre hiérarchique strict (Gordon, 1985, 1998) ; ou encore la pénalisation salariale de la mobilité (Bernier, 2009 : 110- 113).

En fin de compte, c’est surtout sur l’insistance sur l'harmonie (supposément « organique » ou « traditionnelle »), sur le désintéressement et sur la prise en compte de l'humanité des travailleurs dans un rapport paternaliste avec le patron (bienveillance contre loyauté) – et dont la base serait le paradigme d'une modernité japonaise essentiellement différente, non pas centrée sur l'individu (kojin), mais sur la relation des humains entre eux (kanjin), qui déterminerait le fonctionnement de la société et, a fortiori, de l'entreprise – que s’est bâti le socle idéologique du système de relations de travail de l’après-guerre. Dans la plupart des cas, ces discours minimisent l’aspect capitaliste des relations de travail pour les décrire comme morales, émotionnelles, hiérarchiques54, organiques ou décentralisées. Elles seraient

53 En tant qu’ « acte d’institution » (Bourdieu, 1982b ; cf. note 31), on peut analyser la cérémonie

d’entrée dans l’entreprise japonaise comme un véhicule symbolique essentiel à l’imposition du cadre hégémonique du système d’entreprise à travers, d’une part, la mise en exergue de la distinction entre les salariés réguliers et les autres et, d’autre part, l’imposition de comportements distincts pour les salariés réguliers, découlant de l’incorporation du cadre hégémonique du système d’entreprise. Cette distinction est mise en avant durant la cérémonie à travers différents procédés rituels, notamment en soulignant le long cheminement qui a conduit les étudiants jusque-là, qui n’est que le résultat de leurs efforts constants, uniques garants de leur mérite (pour une discussion sur la « méritocratie », voir note 65). La séparation que crée la cérémonie est donc présentée comme naturelle (car résultant de la volonté, de l’effort, et non pas de forces extérieurs contraignantes), et instituant ainsi une différence entre ceux concernés par la cérémonie et les autres, en l’occurrence « moins méritants » (les femmes, les salariés non réguliers, etc.). La fonction donc de la cérémonie d’entrée, loin de simplement « célébrer » l’entrée dans l’entreprise, est de préserver un certain ordre social qui implique la dévotion des hommes à leur entreprise en insistant sur leur identification corporatiste pour contrer toute identification syndicale qui irait à l’encontre du projet capitaliste.

54 La hiérarchie est présentée ici dans son sens « organique » ou « naturel », c’est à dire comme

n’étant pas la conséquence de l’imposition d’un cadre contraignant particulier, mais plutôt la résultante de relations sociales qui lui préexistent; une hiérarchie ad hoc en somme. Cette analyse découle de trois courants intellectuels majeurs qui ont influencé les études de classe au Japon. Dans le premier, le Japon est perçu comme une communauté possédant une sorte de conscience collective, et par conséquent les Japonais comme ayant des conceptions et un mode de vie similaires. L’origine de ce

donc caractérisées par la priorité « naturelle » de la relation des hommes entre eux sur la relation des hommes aux choses (Thomann, 2008 : 17). Tous ces discours convergent vers l'image d'une société japonaise qui ne serait pas soumise à l'individualisme économique et d'une entreprise qui serait non pas un théâtre d'affrontements entre le travail et le capital, mais un lieu où tous les acteurs de la relation d’emploi seraient naturellement liés par des intérêts communs – d'où, encore, l’inutilité des syndicats pour défendre les intérêts des travailleurs (Thomann, 2008 : chap. 4 ; Kinzley, 1991 : 53-55).