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Contrairement à ce qu’il avait annoncé (« je multiplie les manip »), Marc décida soudain de changer de type de recherches, et bien qu’il se lançât souvent dans des domaines de stricte biologie, il éprouvait dans la réalisation physique de l’activité chirurgicale comme un équilibre.

- «Au diable la biologie, faisons un peu de chirurgie », se disait-il à ce moment là.

Et cette autre sorte d’activité était souvent fructueuse.

Déjà dans le passé il s’était complètement polarisé sur la conservation des organes, et en particulier du cœur, et même il avait cessé toute autre activité pendant quinze jours comme pour franchir un point difficile et avait effectivement franchi une étape : garder 24 heures dans un frigidaire un cœur de cadavre en perfusion, capable d’être transplanté ensuite, en 1968, ce n était déjà pas si mal. Surtout il avait beaucoup appris sur la composition des liquides de perfusion, la quantité de ceux-ci qui devaient être minimum…

Bien qu’heureux du résultat il en était sorti saturé et il s’était précipité pour une nouvelle technique qu’il avait imaginée de transplantation cœur-poumons :

« Puisque la transplantation du bloc cœur et deux poumons ne marche pas, essayons le cœur et un seul poumon. Après tout, lorsqu’on fait une transplantation pulmonaire, un seul poumon est transplanté. »

Et cela avait marché : très rapidement les plus longues survies du monde en transplantation cardio-pulmonaire apprirent le synchronisme des rejets des deux organes, le meilleur comportement du cœur dans ces conditions…

Dans ce changement d’activité, il passait d’une activité purement intellectuelle à une activité purement physique. C’est peut-être là qu’il était davantage un enseignant que dans d’autres recherches :

« Tu as le droit à toutes les erreurs, mais une seule fois » disait-il parfois aux jeunes internes qui l’aidaient, parfois simples passagers, parfois pendant plusieurs années réalisant de véritables disciples en recherche.

Cette dure règle, il se l’appliquait lorsqu’il mettait au point une nouvelle intervention.

Cette fois il s’était attaché à une nouvelle technique de cure chirurgicale de la transposition des gros vaisseaux. C’était la deuxième fois qu’il s’attaquait à ce problème. La première fois, il y avait près de 10 ans, il avait exploité une erreur de jeunesse survenue lorsqu’il était dans un

laboratoire américain, réalisant des transplantations cardiaques en série chez le chiot. Ce jour là il avait étourdiment commencé à suturer le cœur à l’envers, la partie supérieure vers le bas et vice versa.

Au moment de suturer l’aorte et l’artère pulmonaire, il se rendit compte de sa méprise, mais du coup, il en profita pour l’exploiter :

« Voyons s’il est toujours possible dans ces conditions de suturer l’aorte et l’artère pulmonaire.. »

C’était parfaitement réalisable…

Et, si ce jour là bien sûr le cœur ne put redémarrer, car les cavités cardiaques étaient inversées, du moins avait-il acquis la connaissance d’une possibilité chirurgicale audacieuse, certes, mais parfaitement utilisable pour les cardiopathies qui comportent précisément cette inversion de façon congénitale.

Il existait bien depuis quatre ou cinq ans une intervention proposée par un canadien qui permettait de beaux succès. Mais, à cette époque, on se posait beaucoup de problèmes sur le comportement de cette opération dans la croissance.

Marc pensait que son intervention ne poserait pas ce genre de question, car aucun tissu supplémentaire n’était ajouté et qu’il s’agissait d’un simple problème de découpe et suture après rotation de 180°.

Premier problème : réaliser cette opération pour correction d’une anomalie congénitale chez le chien, qui n’en présentait pas et obtenir cependant une survie suffisante pour juger l’opération.

Marc résolut en rétablissant le cloisonnement séparant les oreillettes : obtenant ainsi un mélange de sang compatible avec la survie, comme on le réalise chez le nouveau-né de façon palliative. Une rotation inférieure à 180 ° améliorait ce mélange et donc la survie. A chaque échec, il recommençait : une seule règle, jamais deux fois la même erreur…

Bientôt les animaux commencèrent à survivre… Puis l’un exprima tous les signes d’un « long survivant » par sa vivacité et sa « normalité ». En raison de son cœur croisé, il fut dénommé « Playtex » 1par les techniciennes. Il grandit et prospéra et même eut de nombreux descendants dans le laboratoire où il vécut plus de 4 ans après cette intervention.

Un jour le service de cardiopédiatrie proposa à Marc de réaliser cette opération sur un nouveau né : le problème était difficile ; il s’agissait d’un nouveau-né de quelques jours chez lequel l’intervention palliative habituelle s’était révélée inefficace : il fallait donc tenter une intervention correctrice

1 En référence à la publicité d’une marque de soutien gorge de ce nom

d’emblée, mais la technique habituelle n’était pas réalisable chez le nouveau-né : l’intervention de Marc était une possibilité raisonnable…

Marc était partagé : désireux bien sûr d’appliquer « chez l’homme » cette technique, validation ultime de toute technique chirurgicale expérimentale, mais en même temps terriblement scrupuleux de cette position d’initiateur et de réalisateur, s’interrogeant sur la légitimité de l’opération. Il savait bien, évidemment, qu’il était le mieux placé pour la réussir, même dans des conditions difficiles : il avait répété ce geste maintes fois et cette opération s’apparentait beaucoup à la transplantation cardiaque dont il avait réalisé plus de 500 chez le chiot.

Mais il s’agissait là d’une chose différente, un certain passage à l’inconnu, dans lequel il ne voulait pas que le chercheur force la main du clinicien. Les modèles animaux ne sont jamais superposables à l’homme et en particulier aux circonstances pathologiques.

-« Gaby, qu’en pensez-vous ? »

Gaby, c’est une technicienne du bloc opératoire.

Entrée plus de six ans auparavant à l’unité de recherche avec une formation nulle, elle était devenue pleine d’expérience dans l’anesthésie, les soins des bêtes. Mais surtout elle alliait à une humilité parfaite un

bon sens terre à terre basique, fondamental, fruit de toute une sagesse populaire qui s’exprimait de temps à autres d’une manière toute simple et définitive à la fois par son évidence. Elle avait une confiance aveugle dans la capacité chirurgicale technique de Marc, considérant de 5 minutes en 5 minutes ses temps de passage au cours des interventions qui ne variaient guère que de quelques secondes à chaque fois, mais elle n’en gardait pas moins les pieds sur terre pour déclarer parfois :

-« C’est pas au point ! ».

Pour elle pas de problème de publications, de gloriole, de coup d’éclat sans lendemain.

Le « c’est pas au point ! » simple et définitif exprimait bien des choses qui n’étaient pas que le geste chirurgical, mais la répétitivité des succès, le comportement des suites opératoires, leurs difficultés, la qualité de la survie …

et Marc avait plus confiance dans son jugement que dans le sien propre…

-« Je crois que vous pouvez y aller » avait-elle répondu cette fois.

Et Marc s’était décidé.