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: la femme et le fils de Christian

Annexe : Billy

Chapitre 4 : la femme et le fils de Christian

Ginette s'activait dans sa villa ce dimanche matin. Pierre devait venir déjeuner et passer l'après-midi avec eux.

Paradoxalement, étant donné le contexte avec un mari qui devait se faire changer le cœur, elle était presque heureuse. Elle s'en voulut un instant en réalisant qu'elle était sur le point de chantonner tout en faisant la cuisine.

Les enfants lisaient tranquillement dans un coin de la salle de séjour, et Christian bricolait dans son garage. Il faisait beau, tout était tranquille, et pourtant...

Elle réalisa soudain qu'il y avait longtemps qu'elle n'avait ainsi ressenti une telle quiétude, et ceci, malgré la maladie de son mari. Bien sûr, Christian ne sortait pratiquement plus de la maison, en dehors de son travail qu'il avait dû même aménager. Dans ce rapprochement obli-gatoire, elle avait vu renaître peu à peu des liens qui s'étaient rompus depuis longtemps...

Très tôt, Ginette avait dû apprendre qu'elle ne garderait pas son mari en cage. Au retour d'un voyage d'affaires à New York, il

arrivait à celui-ci de ne passer chez lui que quelques heures : le temps de se changer, prendre son équipement et partir avec des copains faire de la montagne ou du ski...

Elle avait renoncé à s'interroger sur des absences nocturnes que des rencontres professionnelles « imposaient »... Peu à peu, le scepticisme, à travers lequel ils considéraient les autres, s'était glissé dans leur propre couple...

Elle soupira, balayant d'un geste de la main une époque à laquelle elle ne voulait plus penser.

C'était fini maintenant : Christian le lui avait dit d'ailleurs, un soir de retrouvailles, où ils pensaient à nouveau à l'unisson, tellement en harmonie que les paroles qu'ils avaient échangées paraissaient sur-ajoutées et incongrues... Cependant, il lui plaisait qu'il les ait prononcées.

Pierre se rendit chez son ami avec des sentiments mêlés. Qu'ils le veuillent ou non, une situation nouvelle s'était établie entre les deux amis, une sujétion obligatoire.

Il était impensable que Christian n'en ait pas été conscient et pourtant c'est lui qui avait proposé l'invitation... peut-être, comme toujours, par défi, vis-à-vis de

lui-même, vis-à-vis de sa femme et de ses enfants...

Etait-ce pour lui rappeler tout le poids qu'il aurait sur les épaules, pas seulement son ami, mais aussi le foyer tout entier... Non, cela n'était pas dans les manières de penser de Christian, cela n'avait pu l'effleurer... Mais cependant, c'était cela aussi que Pierre allait vivre en cette journée : aller jusqu'au bout et ne rien laisser paraître.

Il pénétra dans le riche lotissement dans lequel des villas identiques étaient dispersées dans un faux désordre sur un carré de gazon. Pierre reconnut la BMW de Christian devant son garage : il sortait d'ailleurs de la villa pour l'accueillir et faire les présentations :

« Pierre, voici Ginette, j'espère que vous vous tutoierez ! »

Ginette était encore belle, bronzée, et Pierre fut surpris de percevoir un certain éclat dans son regard bleu.

- « Allez vite vous servir un apéritif pendant que je termine ma cuisine », lança-t-elle légèrement.

- « Heureusement que certains médecins me permettent une

exception », ironisa Christian en se servant un fond de whisky.

Pierre découvrit les enfants de Christian : Claire, douze ans, et Guy, dix ans, lisant dans un coin des bandes dessinées, qui s'extirpèrent comme à regret de leurs ouvrages.

Ils l'embrassèrent en guise de présentation, puis retournèrent indifférents à leurs lectures.

Pierre vit bien que cette indifférence était feinte, appliquée, comme pour en faire ressortir le caractère agressif... Il remit à plus tard ce problème.

Claire était une belle adolescente blonde, à l'âge incertain où l'on décide de devenir jeune fille ou rester une enfant : elle avait manifestement choisi la première alternative, d'autant que son rôle d'aînée l'y prédisposait.

Guy se contentait à l'évidence de son rôle de « petit dernier ». Plus tard au cours du repas, Pierre découvrit en lui un être totalement extraverti et il fut séduit par la fraîcheur de ses remarques.

Il était, par ailleurs, dans une admiration totale pour son père, qu'il ne cherchait pas à dissimuler, contrairement à sa sœur plus secrète.

Le déjeuner fut très réussi. Ginette excellait dans la confection de mets compliqués dans lesquels elle s'attachait à apporter une note personnelle. L'ambiance était gaie, soutenue par Christian qui avait toujours une histoire drôle à raconter; ses cibles préférées étant représentées par la police, avec laquelle il avait de nombreux problèmes étant donné la façon dont il conduisait sa voiture, et les américains qu'il considérait comme de grands enfants attardés.

Pas une allusion à sa maladie, pas la moindre à sa prochaine opération. Mais Christian mangeait peu, très peu. Il s'en excusa :

« J'ai l'impression de ne plus digérer que de la salade », dit-il d'un air de dégoût.

Pierre nota alors la pâleur de son visage qui s'était tendu et paraissait, par moment, celui d'un vieillard.

Pierre jouait le jeu. Il était intrigué par le comportement de Ginette qui ne semblait pas seulement attentive, comme pour tenir compte des limites imposées à un grand malade, mais faisant preuve d'une certaine gaîté et légèreté d'humeur.

Enfin, elle lui dit en aparté :

-« Christian va beaucoup mieux depuis qu'il t'a rencontré à l'hôpital. »

Christian s'étant retiré pour s'allonger et se reposer, c'est en fin d'après-midi que Pierre se retrouva seul à l'écart avec Guy.

Celui-ci faisait semblant de s'intéresser à son meccano.

Lorsqu'il parla enfin d'une voix claire, mais avec un léger tremblement :

« C'est vrai que tu vas changer le cœur de mon père ? »

Pierre lut dans son regard un abîme d'angoisse et de tristesse : le « petit prince » semblait d'un coup avoir franchi l'âge de l'enfance pour aborder la vie des grands, avec d'abord la notion possible de la mort. En même temps, la perception de tout un édifice qui semblait prêt à s'écrouler : la confiance aveugle en la force physique de son père, le caractère inéluctablement triomphant de son héros, la quiétude de son foyer qui semblait immédiatement menacée... Il n'y a de vraie peine que celle de l'enfant, se dit Pierre et il éprouva soudain le sentiment que son contrat, c'est avec Guy qu'il le passait plus qu'avec tous les autres.

- « Oui, il faut le faire, répondit-il. Tu vois, on peut la plupart du temps

réparer ce qui ne va pas dans le cœur, mais dans certains cas, il faut carrément changer le moteur... Mais tu sais, ton père est un type formidable, je ne lui donne pas un an avant qu'il ne reprenne ses courses en montagne ! »

- « C'est vrai ? » murmura l'enfant soudain illuminé, puis plus grave:

« ce cœur que tu vas lui mettre, tu vas le prendre sur un mort ? »

- « Attends, ce n'est pas si simple : d'abord rassure-toi, ce sera un cœur tout neuf que je mettrai sur ton père.

Mais c'est vrai que la personne sur laquelle je le prendrai sera en mort cérébrale. Vois-tu, lorsque la tête est détruite chez un homme, c'est comme s'il était mort, même si le reste du corps à l'air normal. Et d'ailleurs, même ce reste du corps ne peut fonctionner que si on l'aide énormément, sans quoi tout s'arrêterait. »

- « Ces gens qui ont le cerveau mort, c'est des vieux ? »

- « Pas forcément. Il peut s'agir de jeunes aussi qui ont un accident de

voiture ou de moto, ou qui ont une hémorragie du cerveau... »

- « C'est dégueulasse ! »

- « Oui, la mort c'est dégueulasse, mais si par cet accident on peut aider ou sauver la vie de plusieurs personnes, il faut le faire : ce n'est pas moins triste pour autant, mais c'est important pour la vie des hommes. »

- « Quand même... »

- « Tu sais, il faut bien que tu comprennes une chose qui n'est pas simple malheureusement. Mais tout est lié dans la vie. Il n'y aurait pas de problème, en apparence au moins, si personne ne mourrait, si on vivait toujours et toujours jeune.

Malheureusement, ce n'est pas le cas, et des savants, des philosophes se sont aperçus que la vie de tout ce qui vit, les plantes, les arbres, les animaux, les hommes, n'est possible que parce qu'ils meurent aussi... »

- « Sans ça on serait trop nombreux ? »

- « Non, pas exactement... c'est parce que tout ce qui constitue chaque chose vivante est empruntée à ce qui nous entoure... Tu te rappelles cette émission de radio qui explique aux enfants de ton âge qu'ils sont des poussières d'étoiles ? Au départ, la terre était nue et sans vie. Puis la vie est apparue petit à petit, et chaque fois qu'un être très simple mourait, ce qui le constituait servait à travers un mécanisme très compliqué à un autre, même très différent. Plus sûrement qu'une poussière d'étoiles, tu es une poussière de toute la vie qui t'entoure... Tiens, tu ne fais pas autre chose avec ton mécano, bien que ce soit beaucoup plus complexe dans la nature. La transplantation d'un organe, c'est un peu la même chose. C'est plus direct, comme ton mécano, mais dans le fond, c'est bien la même chose. Là aussi, la mort redonne la vie … »

Le reste de la journée s'écoula lisse et calme, comme le lac de Silvio Pellico...

calme d'un lac qui cependant peut se changer en tempête... En le raccompagnant

le soir à sa voiture, Christian glissa à Pierre :

- « Ginette est formidable, tu ne trouves pas ? »

- « Oui » répondit Pierre, pensif.

- « Dire que je ne peux même plus faire l'amour », conclut Christian, incorrigible...

En se quittant, chacun savait que lorsqu'on se trouverait, ce serait pour le « grand jour ».

- « Au revoir, poussière d'étoile », glissa Pierre à l'oreille de Guy...

- « Au revoir, mécano » répondit celui-ci dans un sourire.