4.4 Sphères dures : pression et équilibre de phases
5.1.3 La transition vers le mouvement collectif : une transition
Le message central de ce chapitre est que la transition vers le mouvement
collectif gagne à être interprétée comme une transition liquide-gaz, plutôt qu’une
transition ferromagnétique. Cette affirmation fait suite à l’étude du modèle d’Ising
actif, présenté en détail dans l’article E, qui permet d’étudier la transition vers le
mouvement collectif dans un cadre plus simple que celui du modèle de Vicsek. Ce
modèle est basé sur les mêmes ingrédients que le modèle de Vicsek : l’autopro-
pulsion et une interaction d’alignement locale. La principale différence est dans la
symétrie du paramètre d’ordre : les particules du modèle d’Ising actif ont deux
directions d’autopropulsion possibles, vers la gauche ou vers la droite (et diffusent
symétriquement dans la direction verticale), contrairement aux particules du mo-
dèle de Vicsek qui peuvent se propulser dans une direction arbitraire du plan (voir
figure 5.2 pour une illustration). Le modèle d’Ising actif possède donc, comme le
modèle d’Ising standard, une symétrie rotationnelle discrète, tandis que le modèle
de Vicsek possède une symétrie rotationnelle continue, comme le modèle XY.
Quand la température, qui contrôle l’efficacité de l’interaction d’alignement,
diminue (ou que la densité augmente), on observe dans le modèle d’Ising actif le
même type de transition vers le mouvement collectif que dans le modèle de Vic-
5.1. Introduction
143
sek : d’un état désordonné, on passe à un état inhomogène, où une bande ordonnée
dense se déplace dans un gaz dilué désordonné, puis à un état homogène ordonné.
Cependant, comme pour les modèles magnétiques d’équilibre, la différence de sy-
métrie entre le modèle de Vicsek et le modèle d’Ising actif entraîne des différences
qualitatives importantes, en particulier dans la phase ordonnée. Ainsi, la phase
ordonnée du modèle d’Ising actif a des corrélations à courte portée et des fluctua-
tions de densité normales, ce qui la rend plus simple à étudier que celle du modèle
de Vicsek.
La transition vers le mouvement collectif dans le modèle d’Ising actif est très
similaire à une transition liquide-gaz passive. Dans la phase inhomogène, on ob-
serve une séparation de phase entre un liquide ordonné et un gaz désordonné. Les
densités de coexistence sont contrôlées par la température et la vitesse d’auto-
propulsion mais ne dépendent pas de la densité moyenne de particules
ρ
0. Varier
ρ
0change donc simplement la fraction de liquide dans le système, qui est donnée
par la loi du levier comme pour une transition liquide-gaz d’équilibre. Cependant,
le diagramme des phases dans l’ensemble canonique (température, densité ; voir
figure 5.3) diffère d’un diagramme liquide-gaz classique. En effet, le liquide et le
gaz ont des symétries différentes (polaire et désordonné) ; le système ne peut donc
pas passer continûment de l’un à l’autre, si bien que le diagramme des phases ne
peut avoir de région supercritique. Cela se traduit par une asymptote à une tem-
pérature finie sur le diagramme des phases et un déplacement du point critique
à une densité infinie (voir figure 5.3). Cette interprétation de la transition vers
le mouvement collectif comme transition liquide-gaz n’explique pas simplement le
diagramme des phases du modèle. Elle prédit également un grand nombre de ca-
ractéristiques de la transition (effets de taille finie, boucles d’hystérèse, variation
de l’aimantation, etc.) sur lesquelles nous reviendrons dans l’article E.
De plus, cette image nous a permis de porter un regard nouveau sur le modèle
de Vicsek. Comme nous le montrons dans l’article G, le modèle de Vicsek présente
également une transition de type liquide-gaz et son diagramme des phases a la
même forme que celui du modèle d’Ising actif. La différence majeure entre les deux
modèles est la forme des profils de densité dans la phase inhomogène. Alors que
le modèle d’Ising actif donne lieu à une séparation de phase complète entre deux
domaines de tailles arbitraires, le modèle de Vicsek donne lieu à une séparation en
microphases : on observe dans la phase inhomogène des bandes ordonnées de taille
finie réparties périodiquement dans le système (voir figure 5.3). Nous montrerons
dans l’article F que les équations hydrodynamiques supposées décrire ces modèles
admettent, de manière équivalente, les deux types de solutions (séparation de phase
et microphases). Elles n’expliquent donc pas pourquoi un comportement ou l’autre
est observé dans les modèles microscopiques. Pour comprendre cela, nous verrons
qu’il faut impérativement tenir compte des fluctuations et donc travailler au niveau
Figure 5.3 – Haut : Diagramme des phases dans l’ensemble canonique
(température ou bruit, densité) pour différents modèles microscopiques pré-
sentant une transition vers le mouvement collectif. Les diagrammes ont la
même forme (celui des bâtonnets autopropulsés n’est pas présent dans la
littérature).
Bas : Instantané dans la phase de coexistence, qui est qualita-
tivement différente pour chaque modèle. Figures reproduites de [71] pour les
nématiques actifs et [70] pour les bâtonnets autopropulsés.
des hydrodynamiques fluctuantes.
Dans ce chapitre, nous discuterons uniquement des modèles décrivant des par-
ticules autopropulsées interagissant via un alignement ferromagnétique. Toutefois,
il semble que le scénario de transition liquide-gaz soit plus général. En particulier,
le diagramme des phases du modèle de nématiques actifs [71], décrivant des parti-
cules vibrant sur place et s’alignant avec une interaction nématique (voir figure 1.6
dans l’introduction de cette thèse), est similaire à ceux du modèle d’Ising actif et
du modèle de Vicsek (voir figure 5.3). Un modèle de bâtonnets autopropulsés qui
s’alignent nématiquement [70] montre également une séparation de phase entre
un domaine liquide ordonné et un gaz désordonné. L’image qui semble se déga-
ger, et qui reste à étayer, est que, dans tous ces modèles minimaux décrivant des
particules autopropulsées qui s’alignent localement, la transition vers le mouve-
ment collectif s’inscrit dans le cadre général des transitions liquide-gaz. Dans tous
les cas, le liquide et le gaz ont des symétries différentes, ce qui impose la forme
du diagramme des phases. Cependant, les phases liquides des différents modèles
ont des propriétés différentes (ordre polaire ou nématique, fluctuations de densité
géantes ou normales), ce qui conduit à différentes formes de coexistence de phase :
séparation de phase dans le modèle d’Ising actif, en microphases dans le modèle de
Vicsek, phase « chaotique » dans les nématiques actifs [71] ou bandes immobiles
avec un ordre nématique pour les bâtonnets autopropulsés [70] (voir figure 5.3).
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Physique statistique de la matière active
(Page 143-146)