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Revenons sur une notion importante qui se dessine lorsque nous prenons en compte le corps dans une réalité phénoménologique. Un corps qui mérite d’autres pôles d’analyse que la réductrice libido freudienne (Sami-Ali 1987, 1997). Un de ces nouveaux angles d’entrée proposé est de prendre en compte les manifestations transférentielles du corporel dans la relation clinique.

C’est dans l’analyse clinique du cas de Jonas1

que nous avons mis en évidence ce mouvement de transfert médiatisé par le corps. Nous avons extrait de l’analyse clinique des

mobilisations particulières de l’espace, du temps et du rythme qui faisaient vivement penser à un mouvement transférentiel. Le transfert est donc une situation essentielle du vécu psychique mais aussi – et surtout – somatique. Nous approchons en cela la réflexion de P-L Assoun dans son ouvrage consacré au transfert dans le corpus psychanalytique : « On notera que le transfert trouve dans le corps son ultime refuge »1. S’il faut adapter le cadre2, il faut donc adapter le transfert : le cadre carcéral faisant apparaître le corps, le transfert en devient, presque naturellement, corporel.

Ce thème du transfert corporel induit celui du contre-transfert corporel qui se révèle indispensable, certainement pour le psychologue, mais aussi pour tout professionnel qui travaille en prison. Nous pensons qu’il faudrait dès lors envisager une véritable propédeutique du corps et une sensibilisation aux manifestations transférentielles dans la relation. Le professionnel doit accepter que son corps, et la relation qu’il a à celui-ci, soient mobilisés dans la clinique carcérale. Il faut parvenir à interroger son propre corps si l’on ambitionne de questionner Le corps du détenu. Il est, finalement, raisonnable de postuler qu’affect et pensée trouvent leurs origines dans la relation entre le clinicien et le détenu : « (…) ces manifestations psychiques sont a priori le reflet de ce qui se produit autant dans l’espace psychique et le corps de chacun des deux protagonistes que dans le seul passé du patient3. C’est, effectivement, dans la relation entre des sujets et leurs corps que se développe la clinique carcérale et spécifiquement le transfert corporel.

De l’interprétation ?

La pensée de Sami-Ali nous a permis d’interroger, sur le modèle du rêve, l’interprétation et le symbolisme. Véritable paradigme freudien, l’interprétation renvoie, par un lien logique, au contenu et fait, bon gré mal gré, l’économie du contenant. Le symbolisme, sur le modèle hystérique, détermine le sujet dans une quête de signification qui fait de la réalité manifeste une vérité insuffisante. Le contenu latent, échappant au détenu conscient, est, en quelque sorte, l'éden ultime qui promet la résurgence de la vérité suprême. Sami-Ali (1997) propose, quant à lui, de considérer la production du sujet comme une manifestation de l’imaginaire qui a valeur de réalité irréductible. Toute production de l’imaginaire – le rêve, le délire, le jeu,

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SSOUN P.-L.(2006), Leçons psychanalytiques sur le transfert, Anthropos/Economica, Paris, p 91.

2

Voir notre Introduction « Un cadre à temporalité particulière ».

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l’affect, l’illusion, le transfert, … – n’est pas à interpréter systématiquement mais à prendre en compte comme une réalité phénoménologique derrière laquelle rien ne se cache.

Cette irrépressible quête de signification n’est-elle pas propre au fonctionnement névrotique du théoricien ? En clinique, ne cherche-t-on pas à coller, sur la production du sujet, sa propre composition fantasmatique lorsqu’on se risque à l’interprétation : « Le thérapeute insiste, il a lui des représentations, des images névrotiques à distribuer et il aimerait que tout cela ait un sens qui ne soit sans doute pas trop éloigné de ceux qu’il attribue généralement aux relations (…) ; il ne peut résister à la tentation d’une interprétation »1

.

Cette névrotique quête de sens nous est apparue lorsque nous rencontrions Monsieur A. Cette dernière illustration clinique est intéressante par sa simplicité et, surtout, par sa valeur exemplative, tant ce genre de situation est fréquemment rencontrée en prison. Monsieur A est un jeune garçon de 21 ans « complètement paumé » ; chez qui il est aisé de repérer des situations d’impasses inextricables. La configuration familiale, le décrochage scolaire et social, la consommation de drogues fortes, l’alcool sont autant d’impasses que nous essayons de mieux saisir lors de nos entretiens. Une autre impasse qui apparaît très nettement est l’impasse carcérale. Monsieur A vient d’être condamné à une peine de 7 ans et voit un sursis de 5 autres années s’ajouter. En plus, il m’avoue être lié à des affaires de hold-up pour lesquelles on a récolté dernièrement un échantillon de son ADN. Bref, les situations d’impasses sont légion et il est très difficile de savoir par quelle thématique commencer lors de nos rencontres.

Alors que nous commençons à trouver un rythme lors de nos séances, j’apprends que sa grand-mère est décédée. Monsieur A me parlait jusque-là beaucoup d’elle en m’expliquant qu’elle l’avait élevé et qu’il la considérait « plus qu’une mère ». Je savais que monsieur A avait été averti peu de temps avant moi et je propose de le rencontrer le jour même pour aborder cette situation de toute évidence difficile.

Lorsqu’il entre dans mon bureau, Monsieur A est relativement décontracté. À ma surprise, j’ai le sentiment qu’il se comporte exactement de la même manière que lors nos autres rencontres. Cette attitude que je ressens comme un peu d’indifférence me déstabilise

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AUTHIER J.-M.&MOUKALOU R.(2007),De la guerre des boutons à Harry Potter : Un siècle d’évolution de l’espace-temps des adolescents, Wavre (Belgique), Mardaga, p. 184.

légèrement et me pousse, pendant les premiers instants à parler beaucoup. J’explique à Monsieur A que je le reçois pour l’écouter et discuter avec lui du décès de sa grand-mère. Ses réponses sont brèves et ne laissent pas transparaître d’affect :

« — Comment-vous sentez-vous ? » « — Ça va ! »

« — Je suppose que cette situation n’est pas évidente à vivre ? »

« — Ça va encore, je le vis pas trop mal. Ça me fait surtout bizarre de me dire que je ne la reverrai plus »

« — Ça doit être encore plus difficile à vivre en étant en prison ? » « — Non, ça ne change rien ! ».

Très vite, Monsieur A marque sa volonté de me parler d’autre chose et reprend le thème dont nous discutions lors de la précédente séance. Il me parle du travail qu’il a en prison et pour lequel il s’estime trop peu payé. Je m’en rendrai compte par la suite, je n’avais pas envie de reparler de son travail ce jour-là mais je m’efforçais malgré tout de l’écouter. Tout au long de l’entretien, alors que Monsieur A me parle de plusieurs événements de sa vie quotidienne, je relance la discussion, sans toujours m’en rendre compte, sur le thème du décès de sa grand- mère. Ces relances ne trouvent pas de réflexivité dans le discours de Monsieur A qui systématiquement me répond poliment en me montrant que mes interprétations ne lui correspondent pas :

« — Vous savez, je suis assez stressé en ce moment ! »

« — Ne pensez-vous pas que vous dites ça en rapport au décès de votre grand-mère ? » « — Non pourquoi ? »

« — Comme vous m’avez déjà dit que vous aviez beaucoup d’affection pour votre grand- mère, j’imagine que l’on peut expliquer votre mal-être part le décès de cette personne qui vous était proche »

« — Vous savez, ça ce sont des trucs de psys, moi je suis moins bien en ce moment car j’en ai marre d’être emprisonné ! ».

Alors que nous ne pouvons toujours pas nous contenter du diagnostic psychanalytique d’alexithymie1

, la question de la pertinence de l’interprétation se pose. En effet, l’interprétation ne se justifie pas toujours car, généralement, il y a déjà l’interprétation du patient, de sa famille, de ses anciens psychologues, de la direction, des agents, du psychiatre ; il n’est parfois pas besoin d’en rajouter encore une ! Il faut finalement s’autoriser à s’éloigner de ses propres représentations névrotiques, de ses propres productions fantasmatiques : « Il faut quoiqu’il arrive privilégier l’affect et sa nomination puisqu’une intervention sur le plan de la signification, lorsque l’affect est incertain ou inexistant, risque d’augmenter la confusion mentale et, par là même, cette sorte de résistance inexpugnable qui est le refus de penser » 2. Il faut effectivement accepter de favoriser le versant affectif de la relation au détriment de l’activité de rationalisation : « Le thérapeute doit à la limite arrêter de penser pour tenter de laisser émerger l’émotion de la rencontre »3

.

Lors de notre rencontre suivante, je commence l’entretien en revenant sur ce précédent. Alors que j’avais été assez perturbé tout autant par son attitude que par la mienne, je ressens le besoin de revenir sur ce qui s’était dit une semaine plus tôt :

« — Il est important pour moi de revenir quelques instants sur la dernière séance. Je tenais à m’excuser d’avoir plusieurs fois donné mon avis sur ce que vous disiez et de sans cesse ramener la situation au décès de votre grand-mère. J’ai fait trop de "trucs de psys" comme vous dites »

« — Pas de problème ! ».

Une fois encore, Monsieur A me laisse quelque peu sur ma faim. Peut-être espérais-je que l’affect allait se libérer grâce à cet amendement qui, c’est le moins que l’on puisse dire, ne l’aura pas beaucoup perturbé. Mais c’est à la séance suivante que l’affect va légèrement se mobiliser et émerger dans le discours :

« — Vous vous souvenez la dernière fois, vous vous êtes excusé d’avoir pensé pour moi (sic) à propos de ma grand-mère. Et bien, je ne sais pas vous dire pourquoi mais j’y ai repensé

1 Voir chapitre I, p. 18 ; chapitre VII, p. 80. 2G

AUTHIER J.-M.&MOUKALOU R.(2007),De la guerre des boutons à Harry Potter : Un siècle d’évolution de l’espace-temps des adolescents, Wavre (Belgique), Mardaga, p. 188.

et ça m’a fait quelque chose de vous voir ému comme ça pour quelque chose que vous m’aviez dit. ».

J’observe un moment de silence car je ne savais pas quoi dire… et Monsieur A enchaîne : « — Vous allez rire mais j’ai plus réfléchi et j’ai plus été touché par ce que vous m’avez dit la fois passée que lorsque j’ai appris le décès de ma grand-mère. Ce n’est peut-être pas très malin mais je ne ressentais rien ! ».

Il est intéressant d’observer que c’est en fin de compte la relation qui a permis au détenu de libérer l’affect et certainement pas une interprétation qui n’avait fait que le laisser dans un mutisme affectif. Le vécu relationnel, projectif et imaginaire est finalement dans ces situations la meilleure gageure à accomplir et doit se substituer à l’élaboration mentale et fantasmatique qui anime le clinicien et sa névrose : « Il faut donc que le savoir s’accompagne d’un égal oubli du savoir. Le non-savoir n’est pas une ignorance mais un acte difficile de dépassement de la connaissance »1.