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UN TRAITé SUR LES OBLIGATIONS DES ETATS EN MATIÈRE DE DROITS DE L’ENFANT FACE AUX ACTIVITéS DU SECTEUR PRIVé N’EST PAS OP-

DROITS DE L’ENFANT ET SECTEUR PRIVé : EXISTE-T-

JORGE CARDONA LLORENS

VI. UN TRAITé SUR LES OBLIGATIONS DES ETATS EN MATIÈRE DE DROITS DE L’ENFANT FACE AUX ACTIVITéS DU SECTEUR PRIVé N’EST PAS OP-

PORTUN

Ayant démontré que le traité n’est pas nécessaire mais plutôt approprié, il nous reste à analyser si un tel traité serait opportun.

La notion d’opportunité est plus politique que juridique. Au sens strict est qualifié d’oppor- tun ce qui se fait ou se produit à un moment convenable. Pour la conclusion d’un traité, nous pouvons considérer comme opportun tout moment où les chances d’atteindre les objectifs recherchés durant la négociation du texte sont certaines et avérées, où il y a des chances que le traité négocié soit ratifié dans un délai raisonnable et entre en vigueur et qu’une fois entré en vigueur, la situation qui en résulte est meilleure qu’elle ne l’était avant l’existence du traité.

Même si je reconnais que mes arguments sont discutables, à mon avis :

a) En premier lieu, nous ne vivons pas le meilleur moment historique pour négocier un traité de cette nature;

b) En second lieu, si nous arrivions finalement à négocier un traité instituant ces obligations de protection des droits de l’enfant par les entreprises privées d’une manière ferme et précise, peu d’États le ratifieraient au vu du risque de voir les entreprises abandonner leur territoire en raison de restrictions à leur liberté, et

c) En troisième lieu, même si le traité a un nombre suffisant de ratifications pour entrer en vigueur, il n’atteindra cependant pas une ratification aussi universelle que celle de la Convention des droits de l’enfant, ce qui provoquera un manque de protection plus grand que celui qui existe à l’heure actuelle.

Sur quoi est-ce que je base ces affirmations ? Permettez-moi d’expliquer le raisonnement sur lequel je fonde ce point de vue.

Dans le domaine du commerce international et de ce qui est appelé le « marché mon- dial », les quinze dernières années se sont caractérisées par la « déréglementation » plutôt que par la « régulation ». Depuis l’entrée en vigueur du GATT 94 et de l’OMC, la nécessité de laisser les marchés s’autoréguler est devenue un principe fondamental tout comme réduire la réglementation étatique des marchés et des entreprises, au motif que cette réglementation empêche la libre concurrence et crée des obstacles au marché mondial, et que la croissance économique est basée sur l’élimination de toute considération autre qu’économique dans les règles de concurrence.

Nous avons vu les longues et infructueuses discussions au sein de l’OMC quant à savoir si elle doit ou non prendre en considération les normes environnementales comme limite au libre-échange; nous avons vu comment le dit « dumping social » n’a pas été pris en considé- ration dans les règles du commerce international (ladite directive « Bolkestein » de l’Union européenne étant un des exemples les plus connus).

Il est clair que le résultat de cette politique a été la crise profonde, d’abord financière puis économique, dont nous souffrons dans le monde entier et en particulier dans les pays qui ont le plus déréglementé leur économie. Mais au lieu de penser que les prescriptions économiques de ces dernières années sont celles qui ont conduit à cette crise, les solutions que nous apportent les gourous économiques ne se dirigent pas précisément vers une plus grande régulation des marchés afin d’accroître le respect des droits de l’homme, de l’environnement ou les conditions de travail. Bien au contraire, on entend encore plus d’appels à une plus grande déréglementation.

Dans ce cadre, sincèrement, je pense que ce n’est pas le moment le plus opportun pour que les États entament des négociations sur un traité visant à clarifier leurs obligations de réglementer et contrôler les activités des entreprises afin qu’elles respectent, protègent et garantissent les droits de l’enfant. Je suis très préoccupé par les possibles dérives du contenu de ces négociations vers plus de déréglementation. Je dois admettre que j’ai plus de peur que d’espoir sur l’issue de ces négociations.

Mais si, finalement, un traité venait à être négocié, grâce à la pression de la société civile et des experts, et si, effectivement, un texte précisant et clarifiant les obligations des États à veiller à ce que le secteur privé respecte les droits de l’enfant est élaboré, est-ce qu’il est raisonnable de penser que les Etats s’empresseraient de ratifier au plus vite un tel document ? Est-ce qu’on peut penser que nous obtiendrions dans un délai relativement raisonnable une ratification quasi universelle comme celle de la Convention des droits de l’enfant ? Ou, au contraire, n’est-il pas raisonnable de penser que les gouvernements des Etats souffrant davantage de la crise économique, accablés par la recherche de solutions, seraient réticents à ratifier le traité, espérant ne pas éloigner encore plus les investisseurs étrangers de leur territoire, alors même que les gouvernements des états qui supportent mieux la crise seraient également réticents à la ratification pour éviter que les entreprises situées sur leur territoire ne délocalisent vers des États n’ayant pas ratifié le traité ?

Dès lors si un nombre suffisant d’États le ratifient pour en permettre l’entrée en vigueur, il est probable que les Etats non parties au traité allègueront que, n’ayant pas signé le traité, aucune obligation ne les concerne. L’effet bénéfique du traité serait substantiellement limité. Nous avons démontré que les obligations des états existent déjà. Qu’elles apparaissent explicitement ou implicitement dans la Convention et dans ses protocoles, ainsi que dans d’autres séries de traités (comme ceux de l’OIT) et dans les règles générales du droit interna- tional. Mais l’existence d’un traité spécifique en la matière, même s’il se présente en principe comme un traité codificateur du droit existant, reste une grande opportunité pour que l’Etat récalcitrant à s’acquitter des dites obligations et affirme qu’il n’a aucune obligation envers le

traité qu’il n’a pas signé mais qu’il a exclusivement les obligations explicites de la Convention et de ses protocoles.

Probablement la situation serait pire qu’actuellement. Aujourd’hui, nous trouvons des états qui contestent l’interprétation extensive de la Convention au sujet du secteur privé, mais avec des arguments juridiques nous pouvons réfuter leur position et démontrer l’existence de leurs obligations. D’une part, la jurisprudence a progressé dans la reconnaissance de l’existence des obligations des Etats, et d’autre part, les organes des traités, à travers leur activité de contrôle, dialoguent avec les États afin de les convaincre et de les guider dans la réalisation de ces obligations. Mais s’il existe un traité spécifique, les tribunaux comme les organes des traités auront des difficultés à donner des arguments juridiques pour imposer ces obligations aux Etats non parties.