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La traduction pragmatique pour l’édition : une nouvelle spécialisation ? nouvelle spécialisation ?

II. L’édition – le livre

III.1. La traduction pragmatique pour l’édition : une nouvelle spécialisation ? nouvelle spécialisation ?

Le fait d'inscrire la traduction dans le champ éditorial permet d'observer le travail du traducteur professionnel comme partie intégrante de la « chaîne du livre » par laquelle passe tout manuscrit destiné à la publication avant qu'il n'atteigne la qualité diffusable certifiée par l'apposition du bon à tirer. (Dragovic-Drouet, 2005, 154).

Les traducteurs pragmatiques rédigent des textes faits pour communiquer. Leur rôle est de transmettre des contenus informationnels en rédigeant des tapuscrits de « qualité diffusable ». Pour y parvenir, l’adaptation est de rigueur. Elle demande une médiation de la part du traducteur à chaque fois que surviennent des différences culturelles, liées au contenu ou à la forme du message, susceptibles de nuire à la compréhension du lecteur. Les traducteurs agissent à travers l’écriture. Ils adoptent un registre de langue qui détermine des choix grammaticaux, syntaxiques et lexicaux. Les traducteurs pragmatiques sont des rédacteurs dans la mesure où leur tâche n’est pas la reproduction du style d’un auteur mais la retranscription du sens dans le style défini par l’éditeur de manière explicite dans le cahier des charges d’une collection ou de manière implicite dans un style semblable à celui des ouvrages déjà publiés dans cette collection. Les traducteurs sont censés s’en inspirer pour produire une écriture que l’on peut voir comme un pastiche. L’apprentissage du métier se confond partiellement avec l’apprentissage de cette d’écriture. Toutefois, la mise en œuvre des compétences rédactionnelles s’appuie sur la maîtrise de compétences d’un autre ordre. Une récente synthèse sur l’évolution de la définition des compétences souligne la différence entre compétence traductionnelle et compétences du traducteur, la première étant l’activité en dehors de tout contexte social, la seconde l’activité dans un cadre professionnel (Scarpa, 2010). Nombre des observations de Scarpa concernant l’enseignement de la traduction spécialisée, au sens technique, sont transférables à la traduction pragmatique.

Les particularités susceptibles de justifier une spécialisation en traduction pragmatique pour l’édition, comme le montre le chapitre deux tiennent au support matériel du texte. La réflexion traductive serait incomplète et inadaptée si elle n’intégrait les spécificités du livre. Les éditeurs hésitent autant à confier un ouvrage que nous qualifierons de pragmatique – en retenant le sens que les linguistes donnent à ce mot – à un traducteur littéraire qu’à contacter un traducteur spécialisé dans les domaines pratiques pour traduire un roman. Cette réticence constatée justifie pleinement la réflexion sur le secteur pragmatique de l’édition. Il ne suffit pas d’opposer les postures sourcières et ciblistes assimilées à tort à des

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méthodes de traduction, pour rendre justice à cette spécialisation. L’adjectif pragmatique passe ainsi du texte au traducteur. Ce glissement caractérise une attitude par rapport au livre en traduction. Plus que le texte, c’est la manière de l’aborder en traduction qui se caractérise par son pragmatisme. La traduction pragmatique en vient à désigner le raisonnement le plus adapté à la traduction des textes pragmatiques. Les auteurs de textes pragmatiques, contrairement aux rédacteurs de textes techniques, marquent leur texte de leur présence. Les traducteurs sont obligés d’effectuer un arbitrage pour décider s’il est possible (souhaitable) de la conserver ou non. La question se repose constamment au fil de la traduction. Vouloir adopter une posture unique du début à la fin est une attitude dogmatique impropre à donner un résultat satisfaisant, quelle que soit la forme de traduction pratiquée.

D’un point de vue scientifique, la classification du Syndicat national de l’édition29 basée sur des critères hétérogènes est très discutable mais sert mieux notre objectif puisqu’elle correspond aux différents segments de l’édition. La notion de « genre du livre » nous est plus utile que celle de « type de textes » puisque les livres sont des ensembles composites formés de rubriques correspondant à plusieurs types de textes. De plus, à la différence de notices techniques comme celles qui accompagnent les médicaments, leur écriture n’est pas homogène. Marquée par le style et les choix rhétoriques des auteurs, qu’il s’agisse de choix individuels ou imputables à leur culture, elle varie d’un ouvrage à l’autre. Les traducteurs recherchent une écriture convenant au genre éditorial du livre en traduction. Le segment « Beaux livres et livres pratiques » (qui se subdivise en Beaux arts, Loisirs, vie pratique, Voyage, tourisme et régionalisme) fournit l’essentiel de notre échantillonnage. L’expérience de la traduction acquise par cette pratique est généralisable à d’autres segments comme par exemple « Documents, actualités, essais », « Religion, ésotérisme, occultisme », dans la mesure où les ouvrages présentent des maquettes hybrides mêlant textes et images. Elle s’étend même aux romans sentimentaux, pourtant rangés dans la catégorie « Littérature », à en juger par le traitement préconisé chez Harlequin (voir infra écriture 3.3.1).

Les critères présidant à la segmentation du secteur manquent d’homogénéité. Les termes « Documents ou essais » renvoient à des genres textuels ; « Religion, ésotérisme, occultisme et actualité » correspondent à des thématiques, et « jeunesse » au lectorat cible. Malgré cette incohérence taxinomique, la segmentation professionnelle désigne des objets

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précis. C’est un avantage par rapport aux tentatives de classification des textes partant de critères linguistiques, à priori plus scientifiques qui aboutissent à ranger la Bible aux côtés des publicités si l’on assimile sa visée évangélisatrice à une action sur les comportements. Il s’agit pour les premières de déclencher l’impulsion d’achat, pour la seconde, en particulier dans les textes prosélytes qui s’en réclament d’inciter à la conversion.

Quel que soit l’angle d’approche, les catégories se chevauchent, ce qui ne pose pas un vrai problème dans notre domaine puisque les livres regroupent des rubriques aux fonctions communicatives distinctes. Ils offrent non pas une mais plusieurs rubriques à traduire selon leur visée communicative, en veillant à les différencier les unes par rapport aux autres. L’écriture, comme le dispositif graphique, contribue à matérialiser la structure d’une communication qui n’est pas uniquement verbale. L’activité traduisante porte sur la langue et sur le système sémiotique créé par la maquette et la typographie.

Reconnaître les limites des classements existants ne les invalide pas totalement car ils fournissent des indications opératoires, jusqu’à un certain point, dans la perspective de la didactique. Théorie, didactique et usage s’accordent à distinguer les textes, en fonction de spécialités professionnelles – traduction médicale, juridique, journalistique – et leur font correspondre des spécialisations en traduction. Il n’échappe à personne que, si le troisième membre de cette énumération (journalistique) est bien une profession, il définit un rapport au texte d’ordre stylistique tandis que les deux premiers (médicale, juridique) renvoient en outre à des lexiques et savoirs professionnels couvrant une large palette de métiers. De nombreux articles de presse, rédigés selon les normes du style journalistique, traitent de médecine ou de droit. Cela n’en fait pas des textes médicaux ou juridiques. Indépendamment du domaine, le degré de spécialisation du texte, qui renvoie au lectorat envisagé, constitue aussi un critère discriminant pour élaborer une classification finie. L’initiation à la traduction spécialisée peut commencer par la traduction de texte de vulgarisation du domaine visé. L’apprenant commence par manipuler les connaissances et le lexique commun aux spécialistes et aux profanes pour se préparer à traduire des textes de spécialité, rédigés par des spécialistes, pour d’autres spécialistes. Au-delà de l’exigence de précision terminologique, la difficulté s’accroît parce que ces écrits se caractérisent par un style de plus en plus éloigné de celui des publications grand public. L’apprentissage du métier de traducteur passe par la faculté d’adapter l’écriture de la traduction au lectorat et au support choisi. On n’écrit pas de la même manière pour publier un livre, des documents internes à l’entreprise destinés au personnel, ou les pages d’un site. Ces critères, extérieurs au message linguistique, relèvent du canal de

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communication et des destinataires. Ils complètent les informations que les traducteurs peuvent retirer des typologies de textes ou des analyses linguistiques du texte.

De nombreuses informations nécessaires à la réflexion traductive sont à rechercher dans le contexte (environnement culturel dans lequel le texte s’inscrit), le co-texte (l’entourage d’un pavé textuel sur une page) et en dehors du texte, dans la culture ou les micro-cultures relevant de spécialisations professionnelles, sportives ou de loisirs. Dans ce cas, l’en-dehors du texte renvoie à ce que l’on appelle la connaissance encyclopédique ou le bagage cognitif des traducteurs dont on attend des connaissances spécialisées dans de multiples domaines et une double-culture générale très poussée. D’autres déterminations extérieures au texte relèvent de l’exercice du métier. La plus forte est la contrainte de temps, qu’elle soit définie contractuellement par des délais de remise souvent très courts et/ou induites économiquement par des tarifs à la baisse générant pour le traducteur un revenu notoirement insuffisant pour vivre de son métier dans de nombreux pays30.

Si la théorie portant sur la seule activité traduisante peut éluder l’aspect matériel de l’exercice du métier, il appartient à la formation de s’en saisir car les contraintes matérielles sont inséparables du métier et les jeunes diplômés ont besoin de les connaître et de savoir travailler avec pour réussir leur insertion. Dans la vie professionnelle, les contrats portent sur la traduction de livres. Il n’est pas anodin de constater qu’au moment de la signature du contrat, censé intervenir avant le commencement de la traduction, c’est l’éditeur (voire le diffuseur) qui fournit le titre provisoire de l’ouvrage. D’emblée, cet usage marque une relation sociale inégale entre les deux contractants. Elle n’est d’ailleurs pas spécifique aux traducteurs et concerne aussi les auteurs. Si le traducteur littéraire ne fait pas, mais écrit une traduction : « Je ne traduis pas : j’écris des traductions »31 alors le traducteur actif dans les autres secteurs ne traduit pas mais rédige une traduction.

30 Malgré les difficultés sociales bien réelles, c’est en France que les traducteurs sont les mieux rémunérés et bénéficient d’un statut plus avantageux que leurs collègues dans beaucoup d’autres pays.

31 Pour citer Claro dans un entretien donné le 6 octobre 2013 lors de la manifestation « Lire en poche » à Gradignan, qui reprenait une citation d’Émmanuel Hocquard qu’il doit affectionner puisqu’on la retrouve dans

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III.1.1.

De la traduction pragmatique aux traducteurs

pragmatiques

On l’a vu au début de ce travail, l’adjectif pragmatique réunit sous un même vocable la plupart des livres relevant des secteurs éditoriaux non littéraires répertoriés par le Syndicat National de l’Édition. Or, beaucoup de traducteurs d’édition passent de l’un à l’autre, aucun n’offrant à lui seul un débouché suffisant. L’exercice demande une grande faculté d’adaptation pour répondre à des propositions de travail exigeant des approches traductives opposées. Au-delà de la diversité thématique, l’ensemble du travail éditorial ; qui transforme les textes en livres, constitue le facteur unifiant une démarche traductive autour du support pour lequel elle s’exerce. Autre traducteur spécialisé, le localisateur de sites internet apprend à traduire avec les moyens techniques appropriés et en tenant compte de l’ergonomie de l’écran. L’un et l’autre incorporent la distribution spatiale des différentes rubriques dans l’unité de traduction. La compréhension de leur fonction communicative et de leur interaction est nécessaire à la traduction de rubriques différenciées et immédiatement identifiables à leur écriture par le lecteur. L’analyse des messages linguistiques est une première étape destinée à donner des repères stylistiques aux apprentis traducteurs. Seconde étape, l’étude des mises en page les amène à intégrer la dimension intersémiotique de la traduction puisque la rédaction dépend des messages visuels. Bien conçus, ces messages apportent une aide à la compréhension puis à la rédaction. Dans le cas contraire, ils perturbent la compréhension par exemple, quand une photo montre le résultat d’un geste au lieu de montrer le geste expliqué dans les instructions, les traducteurs peuvent rétablir le lien entre texte et illustration par la rédaction d’une légende appropriée. Cette intervention, demande une réécriture et relève du travail de traduction telle que l’activité professionnelle l’envisage. D’autres problèmes, comme par exemple s’apercevoir qu’une photo est à l’envers32, ne peuvent être résolus par l’écriture. La légende ne peut corriger le problème en disant au lecteur que la photo est à l’envers. Dans ce cas, la responsabilité du traducteur est d’en référer au donneur d’ordre. Dans les deux cas, les traducteurs traitent les problèmes de cohérence entre texte et illustrations. Cette interaction de messages linguistiques et visuels conduit à mobiliser quelques notions de

32 C’est le cas de la photo d’un mors de bride dans une encyclopédie du cheval. Le profane ne peut pas savoir dans quel sens présenter cet objet. Pour le cavalier, l’erreur saute aux yeux. En l’occurrence, le packager n’a pu obtenir rectification de l’erreur pour la première édition de la traduction. Il a fallu attendre une réimpression pour que la photo soit mise à l’endroit (Chevaux et poneys, Parragon, 2003, 91).

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sémiotique pour traduire des messages dont le support associe plusieurs systèmes de signes. L’activité traduisante devient une activité hybride.