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II. L’édition – le livre

II.3. Maquette et unité de traduction

Soucieux de se doter d’outils scientifiques et de procéder dans leurs analyses avec autant de rigueur que les chercheurs dans les sciences dites dures, les traductologues se sont employés à définir une unité de traduction (UT). Une première approche, issue de la linguistique, consiste à segmenter les éléments constitutifs des énoncés du texte de départ en syntagmes formant une unité de sens. Toutefois, ni le syntagme ni le mot ne sont des unités de traduction. En effet, l’exemple suivant rappelle que le sens des mots est indissociable de leur contexte. Ainsi sans indication contextuelle, la phrase : « Prenez une fraise » est impossible à traduire vers une langue ou le terme fraise n’aurait pas les trois significations courantes qu’il a en français. La fraise des livres de cuisine n’est ni celle du vêtement ni celle des ouvrages de bricolage. Il faut savoir d’où elle provient pour la traduire. Ce terme simple et apparemment peu ambigu a pourtant trois sens dénotatifs – fruit, col, outil – et un sens connotatif basé sur une métaphore dans les expressions argotiques du type « ramener sa fraise ». Sans contexte, le sens ne peut être déterminé avec certitude. Le livre fournit les informations contextuelles nécessaires pour lever toute ambiguïté. La présence d’une illustration à côté d’une telle phrase appelle un sens précis, sauf à imaginer un livre illustré sur la polysémie qui montrerait quatre photos pour illustrer ces différent sens. S’emparer du livre et de sa mise en page demande d’élargir la notion d’unité de traduction.

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Comparant deux traductions, Ballard (2008, 103-104), démontre qu’il s’agit d’une construction intellectuelle à géométrie variable puisqu’elle est le fait des traducteurs. Chacun identifie différentes unités de sens en fonction de sa lecture. De même, l’unité se modifie et se construit progressivement durant le travail de traduction quand apparaissent des reprises, des rappels ou des effets d’écho significatifs. L’unité de traduction ne se stabilise qu’à l’achèvement d’une traduction. En cours de travail, les unités de traduction sont des hypothèses considérées comme vérifiées, jusqu’à preuve du contraire. Celles qui n’interviennent qu’une fois posent des problèmes ponctuels souvent liés aux différences morpho-syntaxiques entre les deux langues en présences. D’autres révèlent leur complexité par leur récurrence. Une reprise d’une occurrence bien des pages plus loin dans un contexte différent, la requalifie en première occurrence. La seconde entre en relation avec le segment jusque là identifié à une unité de traduction et le redéfinit. L’interprétation initiale et le choix de traduction qui en résultait s’en trouvent parfois modifiés. Cette construction progressive différencie l’unité de traduction du segment qui est figé. La perception des liens unissant des segments textuels signale l’activité interprétative du traducteur. C’est l’émergence d’une deuxième occurrence qui rétrospectivement fait prendre conscience de l’existence de la première. Leur réunion crée une unité de traduction. Arrivant à la page 25, le traducteur découvre une comparaison imagée : « The actual results look a lot like the cuts were made by a beaver with a loose tooth. » Le résultat ressemble à / évoque une trace d’arrachement faite par un castor à la dent déchaussée / qui bouge. Il est inenvisageable d’écrire une telle phrase dans un livre de bricolage, le traducteur élimine l’image. Elle réapparaît, exprimée un peu différemment cinq pages plus loin en titre et dans une phrase : « Beaver tooth - If you are seeing a beaver tooth in a cut, you are not cutting deep enough » (30). Cette deuxième occurrence oblige à trouver une traduction qui fonctionne dans les deux contextes pour garder ce qui devient une métaphore filée ou à y renoncer. C’est l’option retenue dans un ouvrage pragmatique, jusqu’à la découverte d’une troisième occurrence, illustrée par une photo : « … He had the loose-toothed beaver dilemma I spoke of in chapter Five » (79) (voir annexe 3.7). La présence de l’illustration repose le problème en introduisant la dimension multisémiotique de la traduction. Sans la métaphore dans le texte, la photo devient absurde. Il est impossible de donner de bonnes solutions sans connaître le contrat liant les éditeurs. S’il contient l’obligation de conserver la maquette, le traducteur doit imaginer un moyen de rendre compte de la présence de la photo. Dans le cas contraire, l’élimination de la métaphore reste préférable. Cet exemple illustre la construction progressive d’une unité de traduction intersémiotique qui réunit les trois occurrences réparties sur une quarantaine de pages. Cet

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exemple est repris plus en détail dans le troisième chapitre pour envisager l’écriture et le développement de la compétence rédactionnelle.

Conçue comme une construction abstraite, l’unité de traduction s’ouvre aux messages visuels autour du texte. Elle permet également de prendre en compte la présence d’éléments textuels présents dans plusieurs rubriques et apparaissant en différents endroits sur une même double-page ou plusieurs pages plus loin pour construire une unité de traduction. Cette construction théorique a une portée pratique réelle : elle apporte une aide concrète à la résolution du problème posé, à condition d’intégrer à la réflexion traductive des paramètres extérieurs au texte, comme le type de contrat passé entre les éditeurs. Ce qui souligne que la spécialisation de traducteur d’édition exige une bonne connaissance du milieu professionnel.

D’un point de vue pédagogique, les unités de traduction isolant des segments problématiques ou composés de l’association de plusieurs segments textuels et ou d’éléments graphiques dispersés dans le livre sont les plus intéressantes. Ce sont les rich points28 dont se servent les concepteurs d’examens pour tester les compétences en traduction de leurs étudiants en langue ou aspirant traducteur. Nous préférons les appeler « unités de traduction résistantes ». Ce sont celles qui sollicitent la capacité créative des traducteurs. Les autres segments ou ensemble formant des unités de traduction textuelles ou mixtes traduisibles à vue, quasi automatiquement au fil de la lecture, constituent des « unités de traduction faciles ». La difficulté est une valeur relative dépendant de l’expérience et des compétences rédactionnelles ou de l’imagination des traducteurs. Les unités résistantes comprennent les formulations pour lesquelles calques et traductions littérales sont impossibles, ce sont celles qui demandent des réagencements syntaxiques, des recatégorisations grammaticales ou des solutions plus imaginatives. L’image peut à elle seule former une unité résistante quand ce qu’elle montre est problématique. La légende ou le passage du texte y faisant référence peuvent alors être modifiés pour résoudre une difficulté. résultant souvent de différences culturelles. Dans les livres de cuisine, ce sont des ingrédients introuvables ; dans des livres de bricolage, des outils non commercialisés en France.

Quand l’unité de traduction procède de la réunion d’une photo et de sa légende, une partie de l’information est visuelle, l’unité est donc mixte. Le traducteur dispose des deux

28 Communication d’Iris Schrijver présentée lors du 1e forum Théorie & Réalité en Traduction et Rédaction, 16 décembre 2011, à l’UBO Brest. L’auteur hésite sur la traduction de ces termes, proposant « pierre d’achoppement/point cruciaux/points riches, avant d’opter pour l’importation du terme anglais.

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éléments appartenant à des systèmes signifiants différents. Quand il s’agit de deux rubriques textuelles, il les traite conjointement et décide s’il convient de maintenir ou pas dans la traduction la reprise d’une même formulation au risque de commettre une répétition. S’il préfère des formulations distinctes, il peut recourir à la paraphrase pour éviter cet écueil. La duplication d’informations dans plusieurs rubriques oblige à chercher des reformulations et stimule la capacité créatrice. C’est un excellent exercice de style qui sollicite la créativité du traducteur et conduit par là même à relativiser la notion de fidélité. En agissant indirectement sur la conception de la traduction, ce travail participe de la socialisation du jeune traducteur.

Outre l’entourage iconographique, l’image même du texte a valeur de signe. Le corps de caractère est porteur de sens. Il indique la fonction de la rubrique et sa plus ou moins grande importance dans le dispositif de lecture. Les choix typographiques matérialisent les rubriques. Polices, corps de caractères et parfois trames ou filets définissent des cadres et leur donnent une identité visuelle. Il en résulte une double-page où texte et iconographie fournissent un espace dans lequel la dimension culturelle de la traduction des textes pragmatiques fait irruption. Elle apparaît d’une part dans les contenus informationnels, d’autre part dans le support même qu’est le livre. Un traducteur d’édition investi de son rôle de médiateur ne se contente pas de traduire. « !Pobre del mediador que no sabe o no osa mas que ‘traducir’! » (Viaggio, 2004, 181). [Malheureux médiateur qui ne sait ou n’ose faire plus que traduire ! notre trad.]. Il utilise l’espace support du texte pour contribuer à améliorer le livre sur lequel il travaille. Les éditeurs apprécient qu’un traducteur prenne l’initiative et fasse des remarques sur la mise en page ou sur l’adéquation entre texte et image. Étant souvent le premier lecteur de la totalité du livre, acheté par l’éditeur sur présentation d’un dossier ou d’extraits, il détecte les éventuels problèmes dans la maquette. Il lui revient d’alerter l’éditeur et, dans la mesure du possible, de suggérer des solutions. Le traducteur n’est pas décisionnaire mais étant le premier à travailler sur le livre, il découvre les problèmes. Il est en ce sens véritable auteur second dont le travail rappelle parfois celui d’un auteur révisant un de ses livres en vue d’une réédition, pour tenir compte d’évolutions depuis la première.

Les compétences nécessaires à l’exercice du métier de traducteur pragmatique pour l’édition s’appuient sur une maîtrise des deux langues en présence, celle de la langue traduisante devant être supérieure à celle de la langue traduite. Viennent s’ajouter aux compétences linguistiques, les compétences communicationnelles et rédactionnelles ainsi qu’une compétence sémiotique. La rédaction de la traduction exige de savoir inscrire son texte dans le cadre imposé par la maquette. Il serait dommage de se priver d’exploiter les

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possibilités du dispositif pédagogique qu’elle constitue. Mise en page et réception encadrent le processus de traduction fournissant des jalons qui guident la réflexion du traducteur. Ces contraintes externes aux textes sont autant d’éléments objectifs qui encadrent la subjectivité des traducteurs. C’est en découvrant comment s’en jouer que les novices apprennent à prendre de bonnes décisions, très éloignées des premières tentatives maladroites où l’apprenti n’ose pas encore prendre d’initiatives et se contente de transposer ou à l’inverse en prend trop et modifie les contenus informationnels.

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III. Traduction éditoriale

Nous nous proposons ainsi d'instaurer l'appellation "traduction éditoriale" pour désigner en traductologie un champ (Bourdieu) de l'activité traduisante où des textes traduits destinés à la publication sont élaborés par des traducteurs professionnels pour le compte des maisons d'édition à partir de textes publiés dans une autre langue. (Dragovic-Drouet, 2005, 153).

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III.1. La traduction pragmatique pour l’édition : une