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Chapitre 2. La correspondance dans le Courrier (1840-1848)

2.3 Poétiques de la correspondance

2.3.3 Traces de la matrice médiatique

À l’influence palpable de la matrice littéraire s’ajoutent certaines caractéristiques liées à ce que Thérenty appelle la matrice médiatique. Elle se développe alors que les impératifs de l’actualité, définie par la chercheuse comme « le champ des intérêts partagés par le public à un moment donné197 », exercent une influence de plus en plus concrète dans

le journal. Les journalistes doivent rendre compte des aléas de l’actualité, et ce, comme nous l’avons vu, avec célérité. Ils se sentent en fait parfois à la merci de leur travail, la pression de produire un journal bien documenté relatant les nouvelles les plus récentes de manière quasi exhaustive étant réelle. Cette pression est particulièrement forte auprès des journalistes qui agissent à titre de chroniqueurs. Thérenty affirme d’ailleurs que « la soumission à l’actualité constitue un des topoï de la chronique, qui se lamente continuellement de diktat198 » et cette impression de soumission à l’actualité est présente

auprès des collaborateurs du Courrier. Elle est d’ailleurs l’aspect de la matrice médiatique le plus perceptible dans le journal en question. Les autres éléments que Thérenty a identifiés, la rubricité, la périodicité et la collectivité, le sont moins.

Ce sont surtout les correspondants parisiens du journal français de New York qui dévoilent cette pression constante de devoir produire des articles que les lecteurs trouvent éclairants. Cette préoccupation se manifeste surtout par le fait que dans presque tous les articles des correspondants, à la toute fin, nous retrouvons souvent de nombreux événements d’actualité résumés en trois ou quatre lignes, à l’instar de ce qui se fait avant dans la « chronique-liste » du début du siècle. Ces événements suivent de longs passages narrativisés. Par exemple, nous lisons à la toute fin de la correspondance éditoriale de 1845 que signe le rédacteur en chef lors d’un voyage en Europe qu’

[e]n Espagne, la question du mariage de la reine et de sa sœur l’infante dona Maria- Luisa-Fernanda, est toujours à l’ordre du jour. En Portugal, la chronique scandaleuse a remplacé la chronique politique. Louis-Philippe est toujours au château d’Eu, mais il est attendu sous peu de jours à Paris, où il doit passer une grande revue de la garde nationale199.

manifeste. Une étude complémentaire permettrait de remédier à ces lacunes dans les connaissances.

197 Marie-Ève Thérenty, La littérature au quotidien : poétiques journalistiques au XIXe siècle op. cit., p. 99.

198 Ibid., p. 239.

199 Courrier des États-Unis. Organe des populations franco-américaines, vol. XVIII, nº101, mardi 21

Dans une correspondance du 4 août 1849, le collaborateur A.T. conclut quant à lui son article avec quelques nouvelles européennes au contenu tout aussi peu développé : « [l]es nouvelles de Rome n’ont en ce moment aucun intérêt. Celles de la Hongrie ont repris un aspect peu favorable à la cause de la nation hongroise. Les insurrections hongroises ne sont pas entièrement comprimées200. » Ce format condensé et expéditif fait écho à la

poétique de liste. Elle est aussi clairement montrée dans une correspondance scientifique datant de l’automne 1841. Dans un premier temps, tout comme ce que nous observons dans d’autres types d’articles se destinant à un public étranger, le journaliste expert du domaine de la science explique un phénomène en particulier de manière détaillée. Il termine ensuite l’article en se contentant de lister quelques avancées récentes, sans les expliquer. Dans son texte publié dans le Courrier en novembre 1841, le Dr. A.D. annonce un nouveau « procédé de culture [que] les inventeurs auraient obtenu sans sarclage et dans une mauvaise terre des blés dont la tige dépasse en hauteur et en grosseur celle des blés obtenus par notre agriculture201. » À la toute fin, il ajoute les informations suivantes :

Voici quelques inventions nouvelles d’application domestique, que vos lecteurs ne trouveront peut-être pas sans utilité :

-La canne à parapluie -Les Sièges confortables

C’est une chaise en fer dont le fond est garni et recouvert d’étoffe, ainsi que le dossier202.

Comment pourrait-on expliquer que les correspondances sont souvent construites de manière à ce que le correspondant présente en profondeur un seul élément puis effleure ultimement quelques autres éléments d’actualité en les listant? Pourquoi une telle récurrence dans les manières d’organiser l’information alors qu’aucune manière d’écrire la chronique et la correspondance n’est alors encore pas explicitement prescrite? Nous serions porté à croire qu’il s’agit d’un effet de la rubricité, une caractéristique notoire de la matrice médiatique selon Thérenty. Selon elle, malgré la liberté évoquée, le journal « suscite une écriture en rubrique203 ». Dès lors, les journalistes doivent apprendre à s’exprimer

« dans les limites génériques, thématiques et dimensionnelles de la “case”204 », soit l’espace

200 Courrier des États-Unis. Organe des populations franco-américaines, vol. VXIII, nº78, samedi 4

octobre 1849, p. 463.

201 Courrier des États-Unis. Organe des populations franco-américaines, vol XIV, 108, samedi 6

novembre 1841, p. 437-438.

202 Courrier des États-Unis. Organe des populations franco-américaines, vol XIV, 108, samedi 6

novembre 1841, p. 437-438.

203 Marie-Ève Thérenty, La littérature au quotidien : poétiques journalistiques au XIXe siècle op. cit., p. 48.

qui leur est alloué dans le journal. Les correspondants n’ont certes pas un espace illimité mis à leur disposition.

Cependant, ils bénéficient d’une marge de manœuvre substantielle. Ils doivent néanmoins restreindre l’analyse de certains sujets à quelques brèves lignes, faute d’avoir droit à un espace illimité. La poétique de la liste d’actualité donne l’impression que les nouvelles qui sont simplement listées sans être décortiquées sont d’une importance moindre. Nous remarquons d’ailleurs que ces nouvelles fragmentaires concernent majoritairement d’autres nations européennes que la France. Cela consolide une fois de plus le statut résolument français du Courrier : l’information étrangère, donc hors de la France et de ses anciennes et actuelles colonies, n’est pas jugée suffisamment importante pour qu’elle bénéficie d’une analyse substantielle de la part des collaborateurs à l’étranger. De plus, lorsqu’un correspondant parisien rend compte d’un fait d’actualité, il se contente plutôt de relater certaines bribes de journaux d’autres pays pour remédier à leurs lacunes dans sa connaissance des événements. C’est ce que fait le correspondant A.P. à la fin de l’été 1841. Il informe son public que « le Courrier anglais a annoncé le but du voyage du roi Léopold en Angleterre205 » et que « [d]es lettres d’Athènes […] [lui] confirment aujourd’hui

la formation du ministère grec206. » Le recours assez fréquent à d’autres journaux pour

relater certains événements ainsi que la mobilisation de contacts directement sur le terrain montre en effet que la correspondance ne s’écrit pas en vase clos. Afin de donner une réalité plus complète à son lecteur, le correspondant s’abreuve lui-même à d’autres journaux, qu’il cite ou non. Nous retrouvons une bonne étendue de rapports d’autres titres dans un article datant d’août 1841 : « [l]e Messager d’hier soir, après avoir raconté ces troubles à sa manière, ajoute : […] D’un autre côté, nous lisons dans le Moniteur parisien les lignes suivantes qui nous paraissent beaucoup plus significatives. […] Le Journal des Débats appelle M. Mahul un homme de cœur207. » La correspondance est donc, à l’instar des autres

sections du journal, une section qui se consolide grâce à un travail souvent collectif.

205 Courrier des États-Unis. Organe des populations franco-américaines, vol. XIV, nº75, samedi 21

août 1841, p. 306.

206 Courrier des États-Unis. Organe des populations franco-américaines, vol. XIV, nº75, samedi 21

août 1841, p. 306.

207 Courrier des États-Unis. Organe des populations franco-américaines, vol. XIV, nº71, jeudi 12 août