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Tony Cragg et le dessin pour mettre en condition l’état d’esprit

Dans le document Le dessin de sculpteur (Page 183-193)

Nous pouvons reconnaître plusieurs usages spécifiques dans le dessin de Tony Cragg. L’on peut trouver par exemple des explorations directes de la nature telles que des études sur des roches, des plantes, des insectes, des pièces mécaniques, des objets du quotidien ou des dents. Certains de ses dessins représentent également une exploration d’un monde microscopique. Cependant, les dessins qui semblent capturer, non pas un élément ou une forme, mais plutôt un geste, un mouvement, un phénomène, un moment, pouvant servir d’inspiration au travail de sculpture, sont dignes d’une analyse ponctuelle.

Fig 96. Tony Cragg. Dessin N° 50. Mine de plomb sur papier. 30 x 42 cm. 1992. Source: Tony Cragg

Dans son livre consacré à cette discipline : Tony Cragg, Dessins1 une série de dessins de ce type. Par exemple, dans le dessin numéro 50 de cette série (fig 96), le point de départ semble être une sorte de pichet qui commence à tourner et à se développer pour former des cercles concentriques. À un certain moment, ce mouvement commence à perdre de son uniformité et génère un dynamisme qui provoque des ellipses excentriques. Bien qu’il puisse y avoir un sentiment de perte de contrôle, nous pouvons le ressentir comme une recherche consciente de formes aléatoires, comme s’il s’agissait d’un vase d’argile sur un tour de potier, dont le créateur déciderait soudainement de placer plus de matériau à un moment bien précis afin de casser le rythme. Cela engendrerait un déséquilibre dans l’œuvre qui perdrait l’axe central au point de la tordre et de la détacher de certaines de ses parties. Ce dessin capture le moment, pour ainsi dire, dans lequel certains volumes semblent se détacher de la masse centrale. Ainsi, Cragg cherche non pas à représenter un moment statique, mais à conserver une action constante. Il ne s’agit pas de représenter un nom ou un objet, mais plutôt un verbe, une action.

1 Tony CRAGG, Tony Cragg Dessins, Ostfildern, Cantz, 1993

Fig 97. Tony Cragg. Dessin N° 45. Mine de plomb sur papier. 31 x 40,5 cm. 1992. Source: Tony Cragg

De la même manière, dans le dessin numéro 45 de la série (fig 97), Cragg inclut des lignes et des flèches qui décrivent et accentuent le mouvement. Dans ce cas, il s’agit d’un groupe de quatre objets ovales qui semblent tourner chacun sur leur propre axe, en plus de tourner de façon groupée, en formant des cercles horizontaux. D’autres flèches indiquent un autre mouvement de rotation, mais sous forme verticale, comme si tout ce qui précédait se produisait à l’intérieur d’une sphère et que cette sphère tournait également. À l’exception des quatre petits ovales, ce dessin, comme le précédent, ne représente pas des éléments, mais une action et un mouvement constants.

Bien que les dessins ci-dessus aient été réalisés à une époque où l’artiste présentait, entre autres, des œuvres sculpturales construites avec des objets du quotidien, ces dessins anticipent et possèdent un type de dynamisme similaire à certaines de ses sculptures ultérieures. C’est le cas de l’œuvre en bois : Pool (fig 98), 2012. Dans cette œuvre, une multitude de petites formes donnent l’impression d’avoir commencé à tourner, monter et descendre, laissant dans l’espace les empreintes concrètes de leur trajectoire. Sur un principe de base similaire à celui du dessin susmentionné, chaque forme en rotation de cet ensemble semble avoir perdu son axe, se mêlant entre elles et formant une grande scène à la dynamique erratique. De la même façon, l’œuvre semble capturer le moment où certains éléments sont presque prêts à se détacher de l’ensemble, attirés de nouveau par une force interne. Cragg parvient à solidifier ce mouvement et chaque rotation semble ne pas avoir été, pour ainsi dire, figée ou complètement statique, mais en constante révolution.

Cependant, malgré ces similitudes conceptuelles entre les dessins et les sculptures de Cragg, ses dessins réalisés avant de prendre en main les outils de sculpture ne sont pas des esquisses préparatoires ou une approche technique d’un certain processus, mais plutôt une manière de se préparer à trouver des formes dynamiques. Comme le dit Cragg lui-même, il s’agit d’utiliser le dessin pour « mettre en condition l’état d’esprit »2 Dans un entretien avec Armin Wildermuth, il clarifie le passage du dessin à la sculpture :

« Peut-être que les éléments émotionnels sont tout à fait absents de la sculpture. Mais par le dessin, je peux parvenir à mes limites, pour la forme comme pour le contenu, à ce que j’essaie de réaliser pendant ma vie. Pour moi, le dessin peut y réussir, non pas sur le plan concret, mais dans le sens d’un état d’esprit. Ainsi, je peux dessiner une demi-heure, alors je me sens bien, je vais à l’atelier et je travaille. Mais ce que je fais dans l’atelier n’a rien à voir avec le dessin. Pourtant l’essentiel est là. »3

3 Tony CRAGG, Ibid., p 17

Bien que dans ce cas, le dessin n’inspire pas directement une œuvre future, la manière dont l’artiste étudie les principes du mouvement et du dynamisme est claire. Ces principes sont sans aucun doute présents dans la sculpture mentionnée et dans ses autres sculptures. En général, le dessin l’aide à se préparer mentalement au travail sculptural, à se plonger dans ces concepts de mouvement, d’oscillation, de révolution et à interpréter le monde et ses phénomènes naturels. Des phénomènes dont nous ne sommes peut-être pas conscients, mais qui constituent une part importante de notre vie. Comme le dit Henry-Claude Cousseau dans le livre précité :

« La plupart de ses dessins servent à visualiser le monde dynamique dans lequel s’intègrent les choses de notre expérience quotidienne. »4 Au travers de la pratique du dessin, Cragg ne révèle pas l’apparence de la nature, mais son activité, son énergie. Avec ses dessins, il cherche, comme l’affirme Wildermuth, « une pensée visuelle, une connaissance en images. »5 C’est précisément en donnant une image perceptible des phénomènes visibles dans la nature que Cragg parvient à donner au dessin une signification personnelle. Wildermuth poursuit :

« Les forces cosmiques, les ondes, les processus chimiques, les structures moléculaires de la microbiologie, les flux d’informations qui constituent les formations organiques et inorganiques, demeurent invisibles et sont pourtant présents dans notre savoir, mais aussi dans nos émotions. Cela produit une nouvelle réalité que la perception enrichit d’éléments théoriques et abstraits et qui contraint l’invisible abstrait à une perception médiate en modèles et en métaphores. C’est ce monde mêlé qui fascine Cragg et dont il voudrait intensifier par le dessin la “visualité”. »6

4 Henry-Claude ROUSSEAU, Bernd Schulz, Roland Wäspe, Tony Cragg Dessins, op. cit. p 6 5 Armin WILDERMUTH, Tony Cragg Designs, op. cit. p 8

Le dessin lui permet d’arriver rapidement et en toute liberté, non seulement à des formes qui prennent beaucoup plus de temps dans la sculpture, mais à des concepts ou à des notions de dynamisme qui ne sont pas vraiment reproductibles avec des matériaux solides. Par exemple, dans le cas du dessin n° 81 de la série précitée (fig. 99), on peut voir une succession de formes similaires, semblables aux cellules. Au centre de certaines d’entre elles, l’on peut voir une sorte de noyau circulaire. Cette chaîne d’éléments peut également être interprétée comme les différents moments enregistrés du mouvement d’une même forme. De cette manière, le dessin semble capturer une fois de plus, non pas des figures statiques mais plutôt le concept de déplacement. Les parties saillantes de chaque moment semblent indiquer la direction dans laquelle la forme se déplace. Ainsi, l’ensemble nous donne le sentiment que la forme se déplace de droite à gauche dans la zone inférieure et qu’elle monte pour se déplacer ensuite de gauche à droite dans la zone supérieure. Cependant, le mouvement ne semble pas être ininterrompu. À certains moments, les formes

Fig 99. Tony Cragg. Dessin N° 81. Mine de plomb sur papier. 29,5 x 42 cm. 1993 Source: Tony Cragg

semblent s’arrêter, comme si le contact avec un corps les faisait changer de direction.

Cette grande liberté que donne le dessin permet à l’artiste d’explorer des possibilités de mouvement sans limites. Il s’agit de réaliser le potentiel qui existe réellement dans la nature, de l’analyser, le décomposer et le reconstituer parfois, ou d’essayer de le traduire le plus fidèlement possible dans les différents matériaux. Cragg explique que bien que ces concepts et phénomènes de la nature soient invisibles, ils affectent ce que nous faisons et nous pouvons ainsi trouver un moyen de les représenter. Il nous dit :

« L’homme est donc responsable non seulement de ce qu’il fait, mais également de sa manière de percevoir. Chaque chose est enveloppée d’un invisible champ d’informations qui ne sont pas accessibles à l’œil, mais influencent pourtant notre manière de voir. La tâche de l’art est dès lors de trouver pour ces “champs d’information” un langage qui dépasse la parole »7

Ce langage sans mots est développé par Cragg dans ses dessins, avec lesquels il découvre les différents phénomènes. Dans cette recherche incessante, l’artiste analyse le même principe à plusieurs reprises. C’est ainsi qu’il prépare des feuilles de travail qui présentent plusieurs dessins rapides similaires, qui semblent être, comme dans le cas précédent, la modification ou l’évolution de la même forme. C’est aussi le cas du Dessin n° 1689 (fig. 100), dans lequel on peut voir six formes similaires construites avec des lignes courbes rapides. Le principe de chacune d’elles semble être une sorte de tourbillon qui perd son axe central en se déplaçant dans toutes les directions. Chaque forme semble contenir des éléments qui tournent rapidement sans quitter leur espace, mais créent des silhouettes qui semblent se tordre. De cette manière, chacune donne une idée de mouvement, mais l’ensemble agencé en séquence renvoie également au concept d’un dessin animé, avec lequel la forme semble sauter ou danser.

Tous ces dessins développés par Tony Cragg nous montrent comment l’artiste peut aborder et analyser de nombreux concepts en moins de temps qu’avec la sculpture. Comme il l’explique lui-même, avec le dessin il n’est pas nécessaire de réfléchir beaucoup pour clarifier les choses. De cette manière, le dessin a visiblement ses propres caractéristiques, mais celles-ci peuvent se compléter avec la sculpture. La rapidité du dessin lui-même peut non seulement grandement faciliter les aspects techniques, mais aussi l’exploration de concepts abstraits pouvant être abordés plus tard avec la sculpture. Cragg nous explique que l’on peut : « grâce au dessin, se mettre en condition de penser tout d’un coup-ah, c’est comme cela. Ce qu’on gagne est incroyable »8

8 Tony CRAGG, Ibid., p 17

Cette caractéristique du dessin aide le sculpteur non seulement dans ce gain de temps et d’efforts, mais aussi pour approfondir un type d’analyse exclusive et irremplaçable par le biais d’aucune autre technique. En plus de ce facteur temporel, pour l’artiste, la différence entre le dessin et la sculpture réside dans le fait que la sculpture, bien qu’elle ne soit pas utilitaire, se développe dans la réalité. Le dessin appartient à un monde plus insaisissable. Il nous dit :

« La sculpture n’est certainement pas utilitaire, mais elle clarifie, relativise, sonde et explore la réalité concrète. En cela, elle possède quelque chose comme une fonction. Le dessin fonctionne d’une manière totalement différente. Il ne défie jamais une situation réelle. Le dessin s’engage dans une sorte de monde de rêve, dans un monde qui est déjà détaché. »9

C’est grâce au fait d’appartenir à un monde irréel que le dessin, en tant que technique pour se mettre en condition, permet à l’artiste de développer des idées sans aucune contrainte physique, d’espace, de masse, de poids ou même de considérations économiques. Tout au long du processus de recherche et d’étude, celui-ci ne trouve aucune barrière ni restriction qui conditionne, par exemple, le développement d’un concept de rapidité ou de prolifération. Ceci est particulièrement visible avec l’utilisation qu’en fait Tony Cragg, où les formes sont librement créées et non développées comme esquisses de préfiguration basées sur un ouvrage physique spécifique. Le dessin représente, comme il le dit, un processus de découverte et d’apprentissage avec lequel on peut changer le concept de dessin d’un sculpteur. Il explique :

« On doit comprendre le dessin comme un processus d’apprentissage – pas dans un sens platement didactique – on doit le considérer comme un processus de recherche de savoir. De même qu’on cherche la phrase juste et qu’on la trouve enfin après de nombreuses phrases, de même on trouve le dessin juste après de nombreux dessins. Subitement, c’est le premier dessin qui se révèle le meilleur, un

processus difficile à comprendre. Le crayon et le papier deviennent des prolongements de ma pensée. Je pense directement avec eux, exactement comme lorsque je tourne ou que je presse un morceau de glaise. Ma pensée parvient avec la glaise à des choses qui ne seraient pas possibles sans elle. La terre acquiert une intelligence pour moi, elle est intégrée dans les voies de ma pensée. »10

Ce lien entre l’esprit, la main et la matière dans le processus de pensée génère une puissante synergie avec laquelle l’artiste dépasse la recherche pure d’idées. Dans le travail de Cragg, la matière devient un élément fondamental du processus de conceptualisation de l’artiste. Il s’agit d’une intelligence développée avec le corps et l’outil, avec laquelle il est possible de pénétrer l’essence des choses. Dans son œuvre graphique, ce processus, que nous pourrions appeler le raisonnement corps-crayon, confère au dessin une fonction de compréhension, d’interprétation et de réflexion sur la réalité.

Enfin, nous pouvons voir comment le rôle du dessin dans l’œuvre de Tony Cragg pour mettre en condition l’état d’esprit se développe surtout avant le processus sculptural. Cependant, comme nous l’avons vu, cela ne se limite pas à anticiper directement une œuvre spécifique postérieure, mais à conserver son effet de mise en condition durant le processus de réalisation de l’œuvre en trois dimensions. On peut dire alors que dans ce cas, la répercussion du dessin est présente dans la pensée et dans chaque geste manuel de l’artiste tout au long de la construction d’une sculpture.

Dans le document Le dessin de sculpteur (Page 183-193)