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CINÉMA DE FRICTION (Innisfree, 1990)

I. Un titre, déjà une histoire

Lieu conçu par un poète en exil, incarné par un cinéaste hollywoodien puis évoqué et revisité par José Luis Guerin, Innisfree est un pays où le poème se mêle au document, l’imaginaire participe à la réalité, le documentaire se nourrit de la fiction. C’est cette contrée mi-réelle, mi-imaginaire que José Luis Guerin nous invite à découvrir, à observer, à connaître. Avec Innisfree, nous entrons dans les profondeurs d’un village où, un jour, une équipe de tournage venue d’Amérique apporta, durant six semaines, travail, argent, joie et gaieté. Une fois le tournage terminé, les habitants de cette contrée Irlandaise (Cong) intégrèrent l’univers du film à leur vie quotidienne.

El origen estricto [de Innisfree], si tengo que fijar alguno, fue durante un viaje por Irlanda, cuando me detuve a beber una pinta en el pub de un pequeño municipio donde un entrañable colectivo de gente bebía, cantaba y hablaba de John Ford. Era curioso. Un pueblo de granjeros y pescadores en cuyos hogares puedes descubrir viejos retratos de juventud en los que el morador posa junto a John Wayne, Maureen O’Hara…viejas fotografías que comparten las repisas junto a la cruz de Santa Brígida o al souvenir de la última visita del Papa4.

Innisfree est donc le fruit d’un voyage en Irlande au cours duquel José Luis Guerin découvre dans le réel les traces d’une fiction. José Luis Guerin commence donc à imaginer un film dont le tournage est rendu urgent par l’âge avancé des anciens seconds rôles du film de Ford, devenus habitants d’Innisfree.

4 José Luis Guerin dans une interview réalisée par Mirito Torreiro et Quim Casas pour la revue Dirigido por, n° 186, 1990, p. 11-14. Pour une approche détaillée du film voir la fiche réalisée par Rafael R. Tranche, « Innisfree 1990 », Antología crítica del cine español 1906-1995, op. cit., p. 912-914 et l’article d’Eloy Enciso Cachafeiro, « Volver a Innisfree », Elegías íntimas, Hilario J. Rodríguez (ed.), Madrid, Ocho y Medio, 2008, p. 374-380. L’article de Miguel Marías, « El hombre tranquilo y sus raices », ainsi que l’interview de Mercedes Fonseca, « José Luis Guerin : una mirada atenta », parus tous deux dans Viridiana, n° 3, sept. 1992, respectivement p. 187-193 et p.195-205, peuvent également éclairer l’origine du projet du film.

Réalisation

C’est avec Gerardo Gormezano – son fidèle ami et directeur de photographie – que José Luis Guerin se rend dans le comté de Mayo. Les repérages durent près d’un an. Avant d’allumer les caméras, le cinéaste passe trois mois auprès de ceux qui vont devenir les personnages de son film (dans les boni du coffret DVD, quelques extraits du casting et des repérages sont proposés). Le tournage dure cinq semaines (du 05 septembre au 10 octobre 1988), il se réalise dans plusieurs petits villages du comté de Mayo, principalement à Cong. Il mobilise plusieurs personnes dont les habitants du village (les personnes qui vécurent l’heureuse époque du tournage), leurs descendants (enfants, petits enfants), le professeur de l’école de la commune, des amis ainsi que des membres de la famille de John Ford5 et une jeune actrice professionnelle (une seule) : l’auto-stoppeuse que José Luis Guerin prend en route, avant d’arriver au village. Le montage du film s’élabore sur 16 mois. Le film réalisé dure 108 minutes, il est composé de 1575 plans.

Vers l’analyse

Le film se déroule comme un voyage: arrivée, séjour, départ.

Nous arrivons à Innisfree par un travelling avant et nous repartons avec un long travelling arrière. Dès le départ, le point de vue du film est affirmé comme celui d’un voyageur qui s’installe un temps puis repart.

La démarche du cinéaste-voyageur est ici « plus proche de la démarche du voyageur “antique” qui séjourne que du voyageur contemporain qui visite6». La complexité du film rend délicat tout découpage général de sa structure. Le film mélange les temps (quotidien, mythique, historique ; passé, présent, futur), mêle les plans (les siens et ceux de Ford), tissent les différentes histoires qui fondent Innisfree (rêves, souvenirs, témoignages, mises en scène, etc.). José Luis Guerin interroge et enquête : qui habite aujourd’hui les paysages du film de John Ford?

Comment vivent ces gens? De quoi parlent-ils? (questions posées lors de la séquence de la projection de The Quiet Man à Innisfree, de 77:47 à 81:53). Avec Innisfree, José Luis Guerin éteint les fausses clartés qui illuminent une vision rationnalisante et segmentée du monde (vision qui

5 Les cousins de John Ford nous font visiter les ruines du cottage familial, Cyril Cusack est la voix-off qui récite le poème de W.B Yeats, Lord Killanin fait quelques apparitions,…

6 Eléonore Béquignon, L’Œuvre cinématographique de José Luis Guerin, op. cit., p. 21.

fonctionne par désarticulation et morcellements opposables : passé-présent ; réel-imaginaire ; document-poème ; fiction- documentaire). Le cinéaste nous place à la croisée des chemins, dans les articulations du temps, aux points stratégiques d’une histoire. Il s’engage dans un espace à explorer, entre fiction et documentaire, entre vécu et fantasmé.

La conjonction que propose Innisfree (et fiction et documentaire), le voyage qu’offre le film (dont l’arrivée est un retour qui sonne un nouveau départ) forment le pivot qui mettra en mouvement son analyse.

Nous commencerons par étudier les procédés cinématographiques mis en œuvre pour évoquer l’absence, pour rendre les absents présents. Nous poursuivrons l’analyse en considérant la façon dont le film articule et fait coexister les temps (le passé qui se conserve, le présent qui passe, l’avenir qui se dessine), les légendes (celtiques et fordiennes) et les histoires (la guerre, le tournage d’un film, etc.). Nous terminerons par l’examen de la stratégie et de l’écriture à l’œuvre.