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CHAPITRE 4 : CADRE THÉORIQUE

4.2 La théorie de la ventriloquie

La ventriloquie, définie généralement comme la manipulation d’une marionnette par un artiste qui la fait parler en entretenant une conversation avec cette dernière, est un phénomène intéressant à étudier lorsqu’on l’applique métaphoriquement à toute interaction interpersonnelle. En effet, tout comme les ventriloques font parler leur marionnette (ou ce que les ventriloques anglophones appellent justement leur figure), les interactants peuvent également faire parler d’autres acteurs (humains ou non humains) dans leurs interactions. Sans utiliser des marionnettes, les individus peuvent donc faire intervenir ces figures en parlant en leur nom ou en les représentant dans leur discours. Tel était le cas de Socrate qui parlait, entre autres, au nom des lois d’Athènes dans son dialogue avec Criton (Cooren, 2010, pp. 86-87).

En s’inspirant de cette idée, on peut ainsi noter que des individus peuvent également parler au nom des différentes organisations, points de vue, principes, statuts, expertise, etc. qu’ils représentent. Ainsi, dans certaines circonstances, lorsque Monsieur X parle, il se peut que cela ne soit pas seulement lui qui parle en tant que personne, mais également lui en tant que médecin ou lui en tant que directeur d’hôpital, ce qui implique alors « the rights, obligations, competencies, and expertise typically associated with this identity figure/status/rank » (Cooren, 2010, p. 120). Les figures de la profession, de l’identité et de l’expertise de monsieur X sont alors incarnées dans ces interactions, d’une manière implicite ou explicite. De telles figures pourraient donc être étudiées au sein des interactions engagées par des experts en situation de gestion de crise.

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Ce qui est intéressant dans l’approche de Cooren, c’est que « anything we are producing can, to some extent, retroactively affect us » (Cooren, 2010, p. 86). Si le ventriloque fait parler la marionnette, cette figure fait aussi parler le ventriloque. Ainsi, si quelqu’un fait parler la figure d’un règlement, par exemple, c’est que ce règlement est censé l’enjoindre à agir de la sorte. Autrement dit, animer une figure dans l’interaction, c’est aussi se positionner comme animé par elle. La théorie de la ventriloquie est donc pertinente dans la mesure où nous portons attention au plenum d’agentivités qui sont mis en scène pour cadrer une situation donnée, soit à toutes ces figures humaines ou non humaines qui sont censées faire ou ne pas faire de différence ou qui, comme le dit si bien Latour avec l’expression « Faire, c’est faire faire » (Latour, 1994, cité dans Cooren, 2006, p. 85), nous font faire ou ne pas faire certaines choses dans nos interactions.

Il existe, a priori, deux façons de réaliser une analyse de la ventriloquie des interactions, autrement dit, deux visions du monde ou « worldviews » (Taylor et Cooren, 2006, p. 115) afin de voir ce qui est agissant dans l’interaction. D’une part, on y retrouve l’analyse « downstream » ou en aval, c’est-à-dire, celle où l’on observe comment ce que dit ou fait le ventriloque lui fait dire des choses de manière explicite ou implicite. Pour ce type d’analyse, il faut donc observer le comportement verbal et non verbal des individus afin de voir ce que ces derniers laissent entendre dans leurs interventions. Le comportement non verbal de l’interactant, tel qu’un silence prolongé, parle et réitère possiblement la résistance que pose un individu par rapport à un sujet quelconque. Cooren (2010) précise que « producing semiotic beings (gestures, facial expressions, body positioning, words, sentences, discourses) is an intractable and unconditional aspect of communication » (p. 104). On peut ainsi réaliser cette analyse en aval afin de voir quelles figures y sont mises en scène dans les interactions.

D’autre part, il est également important de réaliser le deuxième type d’analyse simultanément. Il s’agit en effet de l’analyse « upstream » ou en amont des interactions, soit la figure qui est mise en scène comme faisant parler implicitement ou explicitement le ventriloque. Cette analyse permet d’examiner ce que les

individus eux-mêmes représentent, incarnent ou valorisent dans leurs discussions. Comme le dit Cooren (2010), « interlocutors have their positions/stances/statements while positions/stances/statements have their holders » (p. 103). L’analyse en amont représente alors ce deuxième point de vue, soit celui visant à comprendre comment la figure réussit à animer, mouvoir, mener ou faire faire quelque chose au ventriloque. Une analyse de ce type montre que ce type de ventriloquie en amont est en fait souvent mis en scène implicitement ou explicitement par les intervenants et qu’il n’y a donc pas lieu de trop spéculer sur ce qui anime réellement les participants.

Ce type d’approche peut être illustré par un extrait analysé par Cooren (2010) impliquant des représentants de Médecins sans frontières (MSF). Dans cet extrait, le directeur d’un hôpital du Nord-Kivu présente la figure de l’ethnicité dans son discours. En effet, il exige que la nouvelle infirmière qui sera recrutée par MSF au sein du centre hospitalier soit d’origine Hutu. Cette demande est mise de l’avant au nom d’un principe de représentation équitable des divers groupes ethniques. Étant donné l’historique de cette région du Congo, il est impératif pour le directeur de s’engager à respecter la représentation des groupes minoritaires au sein de son organisation. Ainsi, le directeur incarne et valorise cette figure de l’ethnicité en l’imposant au processus de recrutement, donnant ainsi du poids à sa proposition. Cette figure est donc présentée comme agissante, puisqu’elle est positionnée comme animant le directeur et le faisant parler en son nom. La figure fait donc parler le ventriloque, comme le ventriloque fait parler la figure.

Les figures d’identité telles que la nationalité, l’ethnicité et la hiérarchie sociale sont souvent mobilisées dans nos discours, comme l’a implicitement montré Philipsen (1992) dans son étude du discours des habitants du quartier de Teamsterville, à Chicago, un secteur dans lequel il a séjourné plusieurs mois pour réaliser son étude. Selon Cooren (2010), « implicitly or explicitly invoking such figures was therefore a way to express what mattered or counted for them » (p. 117). Il poursuit en disant « their invocation “across interactions” (Sanders et Fitch, 2001, p. 265) proves that they also define, in many respects, how these people see themselves and others » (p. 117).

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Dans le cas de Médecins sans frontières, les représentants de MSF et le directeur de l’hôpital négocient certaines figures dans leur interaction, et semblent partager l’une d’entre elles. La figure du patient et de sa santé est convoquée implicitement, valorisée et reconnue par les deux parties (Cooren, 2010, p. 114). Par ailleurs, il est également pertinent de s’intéresser aux figures qui ne sont pas partagées par les individus en interaction. Lorsqu’il n’y a pas consensus, ces figures font alors l’objet implicite ou explicite de négociations qui servent soit à accepter cette situation sans issue ou d’en arriver à une entente. Peu importe le résultat de ces échanges, ils contribuent au cadrage de la situation.

Le dialogue que tiennent le représentant de MSF et le directeur de l’hôpital par rapport à l’urgence de sélectionner le candidat Hutu représente un bon exemple de ce type de figures qui ne font pas consensus. Dans cet extrait, le directeur de l’hôpital valorise le respect des procédures bureaucratiques, qui peuvent prendre du temps, tandis que le représentant de MSF semble avant tout animé par un souci d’efficacité et d’opérationnalité. Ces deux figures semblent donc compter différemment pour ces deux interlocuteurs et il s’agit donc pour eux de trouver un moyen de concilier ces deux manières différentes de cadrer la situation. Si elles ne comptaient pas, les deux acteurs n’auraient pas négocié ainsi la manière de procéder au recrutement de l’infirmier Hutu.

Alors que l’idée de cadrage, comme nous l’entendons ou « cadrons » dans ce projet, renvoie au changement constant entre le « foreground » et le « background » des individus en interaction, la notion de figure renvoie, elle, aux multiples êtres qui peuvent composer ces deux plans. Les deux concepts sont donc a priori compatibles, mais la notion de figure semble ajouter à la notion de cadre une certaine concrétude dans la mesure où l’on peut faire un lien direct entre les figures mobilisées implicitement ou explicitement par les interactants et la manière dont ils font sens d’une situation. L’identification des figures invoquées implicitement ou explicitement par les interactants permettraient donc d’étudier comment évolue et s’opère, interactionnellement, le cadrage collectif d’une situation quelconque.

On peut donc penser que l’étude de ces figures en situation de gestion de crise pourrait apporter une contribution théorique et empirique à l’étude des processus de gestion de crise dans le sens où elle montrerait comment le cadrage se négocie en temps réel, suivant les figures invoquées et la manière dont elles sont conciliées ou non. Ces figures sont importantes « because it is implicitly or explicitly in their name that such and such behaviors will be justified, explained, or accounted for » (Cooren, 2010, p. 117). Elles pourraient donc nous permettre de mieux comprendre le ou les cadrage(s) d’une situation, d’un enjeu, d’une interaction et d’une relation par les interactants. L’étude du cadrage en gestion de crise pourrait ainsi s’opérer par l’identification des figures implicites et explicites mobilisées et négociées dans l’interaction. Une analyse de la ventriloquie au sein des interactions en situation de crise pourrait ainsi apporter une contribution intéressante à l’étude de ce phénomène, puisqu’elle permettrait de voir (1) ce qui semble animer les intervenants lorsqu’ils tentent de gérer et régler localement une crise, (2) quelles figures sont invoquées dans leurs discours, (3) comment ces experts réussissent ou ne réussissent pas à concilier leurs positions à travers ces figures et (4) comment ces figures influencent ou modifient le cadrage collectif des membres de l’équipe de gestion de crise.