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Les nombreux désaccords entre Freud et Ferenczi, vont faire évoquer à Balint « l’effet de traumatisme » 43 de leur relation, tant leurs incompréhensions pouvaient être violentes. Tout comme Freud, il est sans conteste que Ferenczi entre 1908 et 1933, date de sa mort, a contribué également à l’édification de la psychanalyse en marquant de son empreinte de nouveaux concepts que je vais développer. Il a souvent été critiqué, y compris par Freud, car il reprenait une approche archaïque du traumatisme, celle-là même que Freud avait abandonnée en 189744. Ferenczi se rend compte que dans le récit des événements traumatiques rapportés par ses patients hystériques il s’agissait le plus souvent de fantasmes, plus que de faits. Freud n’était lui-même pas tout à fait satisfait de sa théorie sur le trauma. Il a passé de longues années à remanier le concept, à le compléter.

Ferenczi, contrairement à Freud, soutient l’idée que le trauma réel est beaucoup plus fréquent, et même toujours présent si l'on parvient à aller suffisamment au fond des choses. Selon l’approche ferenczienne, le trauma reste toujours d'ordre sexuel mais l’auteur va aborder la problématique de manière différente à celle de Freud. Son expérience clinique est

42 Brette F., Emmanuelli M., Pragier G., Le traumatisme psychique, collection monographies de psychanalyse, Paris, PUF, 2014, p. 27.

43 Balint M. (1968), Le défaut fondamental, Paris, Payot, 2003.

44 Freud S., (1887, 1904), Lettre à Fliess, 21 septembre 1897, in Les lettres de Freud à Wilhelm Fliess, op.cit., 2007.

consignée dans le Journal Clinique45, et les notes qui font suite, entre octobre et décembre 193246. C’est dans ses recensions privées, non destinées à la publication, que l’on voit son œuvre. De ses pressentis et hypothèses émergent les concepts de clivage et morcellement, et la définition de la douleur psychique allant jusqu’à l’agonie. Il va décrire le trauma comme un état de choc, un trouble, qui va déstructurer la personnalité du sujet. Ferenczi va chercher à analyser le clivage qui en découle par différentes métaphores, que j’énonce maintenant, avant de les développer ultérieurement :

- Le clivage d'une partie morte, tuée par la violence du choc traumatique et, qui permet au reste de vivre une vie normale,

- Un morceau de la personnalité qui manque, qui reste hors d'atteinte, comme un kyste à l'intérieur de la personnalité ;

- Les clivages multiples, sous l'effet de chocs répétés qui peuvent aller jusqu'au morcellement de la psyché, comme si la personnalité agressée du sujet se fragmentait pour se protéger, augmentant la surface à opposer au choc47.

Abraham et Torok ont rédigé leurs conceptions sur les effets du trauma à partir de la théorie de Ferenczi. Il ne s’agit pas de trauma secondaire à une séduction (via les soins maternels ou via l’absence de l’objet)48, mais plutôt d’une dépossession de la pensée et de l’affect par disqualification de l’affect et par le déni des éprouvés de l’enfant dans la dyade qu’il constitue avec sa figure maternelle. Il y a donc un lien de causalité exogène au trama du fait soit :

- de privations d’amour (tant sur le plan primaire que secondaire) ; - d’excès des demandes parentales ;

- des inaptitudes à la connaissance des besoins de l’enfant.

Ces facteurs engendrent différents effets sur la structuration psychique dont une sidération, due pour l’essentiel au désespoir.

Ferenczi pense que l’origine du trauma est liée aux conséquences d’un certain type de destin libidinal faisant suite à des expériences du sujet avec l’objet premier. Il explicite que, du fait de la « confusion de langue » entre le langage de la tendresse de l’enfant et le

45 Ferenczi S., (1932), Journal clinique : Janvier-octobre, Paris, Payot, 2014.

46 Ferenczi S., Notes et fragments octobre-décembre 1932, https://psycha.ru/fr/ferenczi/1920 et 1930-33 posth/notes frag.html.

47 Ferenczi S., Journal clinique : Janvier-octobre, (1932), Paris, Payot, 2014. Cas RN ou la découverte de l’incidence de la répétition du trauma dans la cure, dans le présent du transfert. Ferenczi amène sa conception d’une cure avec une fin d’analyse, qui ne s’avère didactique qu’après coup.

langage de la passion de l’adulte49, il peut advenir une excitation sexuelle prématurée. Ce type d’expérience, est la conséquence de réponses inadaptées d’un objet défaillant face aux situations d’angoisse et de détresse de l’enfant. L’objet est soit trop présent, soit trop absent. Cet objet « en trop » vient faire empreinte sur le psychisme naissant de l’enfant et compromet sa construction psychique. Il participe à stigmatiser à jamais son moi tout en le maintenant dans un état de détresse, pouvant se réactiver toute sa vie, en regard de différents contextes ou de l’environnement. Le concept de traumatisme change-t-il de paradigme s’inscrivant dans une expérience avec l’objet, et non plus seulement comme étant de type sexuel. Il existe – au-delà de l’expérience traumatique - par ce qui n’a pas pu avoir lieu : une expérience douloureuse négative qui entraîne un clivage du moi, ce qui modifie soudainement « la relation d’objet, devenue impossible, en une relation narcissique »50.

Ferenczi évoque une dichotomie au sein de la « personne en une partie endolorie et brutalement destructrice, et en une autre partie omnisciente aussi bien qu’insensible » 51. Ce clivage induit une externalisation d’une partie du moi ; cette vacuité laissant place à l’identification à l’agresseur, avec des affects de type « terrorisme de la souffrance » ; la partie expulsée du moi devient alors omnipotente et désaffectivée. Notons que le concept d'identification à l'agresseur sera repris par Anna Freud, mais dans un tout autre sens. En effet, Ferenczi applique cette notion aux enfants lourdement maltraités, victimes de terreur et qui réagissent en introjectant la violence subie. Ils s’adaptent entièrement au désir de l’autre, s'oubliant totalement en s'identifiant à l'agresseur. Ils construisent une posture de survivance. Ferenczi décrira des agressions comme : le viol commis par des adultes, ou des punitions passionnelles et inattendues pour des délits qui, aux yeux de l'enfant n'étaient que du jeu. Selon l’approche de Ferenczi, l'identification à l'agresseur permet à l'enfant de maintenir une image « suffisamment bonne » du parent maltraitant, dont il est en totale dépendance.

Anna Freud, qui ne se réclame d'ailleurs pas d’obédience ferenczienne, adopte cette approche pour des enfants qui n'ont pas été maltraités mais qui devancent une agression redoutée en s'identifiant à l'agresseur en devenant agresseurs eux-mêmes. Il s’agit d’une « identification projective » à l’agresseur. Elle cite par exemple le cas d'un enfant qui

49 Ferenczi S. (1927-1933), Confusion de langues entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et

de la passion, Paris, Payot, 1982, pp. 125-138.

50 Ferenczi S. (1934), Réflexions sur le traumatisme, Paris, Payot, 1984, p. 139.

51 Arbiso C., Arbousse-Bastide J.C., Chanson P. et al., Psychologie clinique : débats et enjeux. La psychologie

clinique en dialogue, Paris, Bréal, p. 261 ; Ferenczi S., 1(927-1933)., Psychanalyse IV, Œuvres complètes, Tome IV, Paris, Payot, 1982.

a peur des fantômes et s'en défend en imaginant être un fantôme lui-même. Il s’agit également d’une forme de maîtrise de l'angoisse face à l'autorité : l’enfant qui anticipe la punition de sa mère en se mettant à la taper52.En somme, chez Anna Freud il s'agit plutôt d'agressions fantasmées, tandis que chez Ferenczi il s'agit d'une menace dans le réel, dramatique, voire vitale.

À partir de ses observations cliniques, Ferenczi poursuit la construction de sa théorie du trauma et remet continuellement en question la technique de la cure. Comme Freud, il considère que deux temps sont nécessaires pour rendre le trauma pathogène. Mais ce ne sont pas tout à fait les mêmes temps. Le trauma, par lui-même, ne l'est pas nécessairement. Selon Ferenczi, il peut même, s'il est vécu au sein d’un environnement bienveillant, favoriser un développement normal. Néanmoins, il peut le devenir si, dans un deuxième temps, il s’ensuit un discrédit de la part des adultes dont l'enfant dépend, en tout premier lieu la figure maternelle. Ferenczi évoquera comme causes : l'effet de surprise, la répétition des traumas, l'hypocrisie, la culpabilisation, le rejet, le mensonge, qui vont rendre le trauma pathogène. Peu à peu, à mesure que progresse son travail thérapeutique, Ferenczi précise sa conception du mécanisme d'action du trauma : « Le matériel mnésique mis au jour ou confirmé par la néocatharsis a redonné une grande importance au facteur traumatique originel dans l'équation étiologique des névroses » :

« Les mesures de précaution de l'hystérie et les évitements des obsessionnels peuvent trouver leur explication par des formations fantasmatiques purement psychiques : ce sont toujours de réels bouleversements et conflits avec le monde extérieur, qui sont traumatiques et ont un effet de choc, qui donnent la première impulsion à la création de directions anormales de développement; ceux-ci précèdent toujours la formation des puissances psychiques névrogènes, par exemple aussi celles de la conscience morale»53

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Le clivage narcissique, à l’origine des « effets négatifs » du trauma que Freud évoquait dans L’Homme Moïse54, a pour conséquence, d’entraver le processus de la liaison pulsionnelle, de créer des défaillances lors de la constitution du narcissisme (non-contenance de la barrière pare-excitante). Ce qui entraîne d’importantes carences de représentation atrophiant à jamais le moi et engendrant une détresse primaire douloureuse pouvant aller jusqu’au désespoir55.

52 Hirsch M., Praxis der Kinderpsychologie und Kinderpsychiatrie, Leipzig, Mohr, 1996, p. 45.

53 Ferenczi S. (1930), Principe de relaxation et néocatharsis, Psychanalyse IV, Œuvres complète, Paris, Payot, 1990, p. 93.

54 Freud S. (1939), L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Folio, 1992.

55 Roussillon R., Traumatismes et liaisons primaires non symboliques, in Traumatismes, Actualités

Si durant près de vingt-cinq ans Ferenczi apporte une contribution sans commune mesure au corpus psychanalytique de 1908 à 1933, avec notamment le concept « d’introjection » 56, ce sont ses travaux sur le traumatisme qui sont paradigmatiques de toute sa réflexion métapsychologique. En effet, Ferenczi s’avère être un précurseur dans l’analyse des structures limites. À partir de son écoute clinique, il développe une pensée clinique qui l’a conduit à découvrir l’importance du trauma comme conséquence des traumatismes primaires vécus par le sujet. Tout d’abord, ces traumatismes inscrits dès les expériences primaires, participent à freiner le processus de liaison pulsionnelle. Par ailleurs, ils génèrent une défaillance dans la structuration du narcissisme et entraînent d’importantes failles de symbolisation. Enfin, ils occasionnent des transferts passionnels, des dépressions de transfert ou des réactions thérapeutiques négatives, etc., tous témoins de l’importance de la destructivité psychique à l’œuvre. L’ensemble des écrits de Ferenczi publiés entre 1927 et 1933, constitue un ensemble qui souligne, dans sa métapsychologie, son avancée sur différents axes cliniques. Dans un premier temps, le contre-transfert est loin d’être un obstacle thérapeutique, il est un moyen primordial à la compréhension et la gestion des processus psychiques en cours. Dans un deuxième temps, même s’il y a une action des effets du narcissisme sur le processus de la cure, Ferenczi n’y voit aucune contre-indication à la psychanalyse, comme on pouvait le réfuter à l’époque. Chez certains patients, Ferenczi insiste sur le fait qu’agir une régression durant la cure favoriserait l’établissement et le développement d’une relation primaire dans la relation transféro-contre-transférentielle. Il évoque dans sa perspective des affects, les notions d’amour primaire et de haine primaire. Tout comme l’amour, la haine est un facteur de cristallisation mais encore plus fort.

Concernant l’enfant, il met en évidence l’émergence d’un déni de la reconnaissance de ses affects en regard du traumatisme et un défaut de réponse maternelle. Par ailleurs, il souligne le rôle précoce du trauma et de ses traces sur la structure psychique du sujet qui origine le clivage et ses fonctions57. En ce sens, va-t-il énoncer comment dans la fonction du clivage se crée un double fonctionnement de la partie psychotique et non-psychotique dans la psyché du sujet traumatisé. C’est un moyen pour le patient de se prémunir face à « l’agonie de l’angoisse »58.Ferenczi établit que le moyen de lever le clivage pour l’analyste est dans son aptitude à aider à penser l’événement traumatique. Il souligne l’importance des

56 Ferenczi S. (1909), Introjection et transfert, Paris, Payot, 2013.

57 Brette F., Emmanuelli M., Pragier G., Le traumatisme psychique, op. cit., p. 30. 58 Roussillon R., Agonie, clivage et symbolisation, Paris, PUF, p. 45.

processus négatifs du traumatisme au sein de la psyché et la dimension pronostique de l’analyse qui peut toucher des limites. À partir de Ferenczi s’affine l’hypothèse que la précocité du trauma, survenant chez les sujets en cours de structuration et mal protégés en aggrave certainement les conséquences. Probablement implique-t-elle également des mécanismes différents selon le degré de développement de la personnalité au moment où le traumatisme survient ?