• Aucun résultat trouvé

Introduction et contexte

4.3. De la théorie à la réalité : l’exemple des feldspaths

Comme nous avons pu l’appréhender dans les paragraphes précédents, la question de l’altération des minéraux est un problème complexe de par la diversité des matériaux, processus et paramètres qu’elle englobe. Nous allons voir que les questions de la définition

du mécanisme à l’œuvre et en particulier de l’étape cinétiquement limitante du processus de dissolution constituent des problèmes récurrents dans l’étude des réactions de d’altération minérale, qui en perturbent l’extraction de paramètres et de lois cinétiques universels. Afin de le démontrer, nous proposons d’aborder la problématique de la

dissolution des minéraux sous un angle historique à travers l’exemple des feldspaths qui vont constituer l’objet d’étude principal de ce travail de thèse. [La présentation suivant un déroulement chronologique, un code couleur sera employé pour distinguer les points ayant trait à la définition du mécanisme à l’œuvre (rouge) de ceux plus spécifiquement reliés à celle

de l’étape cinétiquement limitante (bleu)].

Bien que les implications de la dissolution des minéraux silicatés tels que les feldspaths soit envisagée depuis plus d’un siècle et-demi (J., 1845), les premières tentatives de quantification expérimentale de la vitesse de dissolution des feldspaths remontent à la première moitié du XXème siècle, lorsque Correns et Von Engelhardt (Correns et von Engelhardt, 1938) ont analysés la réactivité de feldspaths issus d’un profil de sol. Malgré l’aspect rudimentaire de l’instrumentation disponible pour cette étude, certains passages étonnent par leur actualité. Nous invitons d’ailleurs le lecteur de cette thèse à y revenir après la lecture des chapitres III et IV du présent manuscrit.

“Die Folge davon ist dass sich an den Feldspatteilehen eine Hüllschicht aus den schwer lösIichen Komponenten bildet, deren Zusammensetzung vom pH der einwirkenden Lösungen abhängt”

40

« Il en résulte [de l’altération des feldspaths] la formation de couches protectrices formées des éléments peu solubles issues des particules de feldspath, dont la composition dépend du pH des solutions appliquées».

“Zerstört man diese Restschicht, wie dies in der Kugelmühle geschicht, so fällt die Hemmung weg”

(Correns et von Engelhardt, 1938)

« Si l’on détruit cette couche, comme on peut le faire dans un broyeur à boulet, l’inhibition [de la dissolution] est supprimée ».

Ces auteurs ont ainsi mis en évidence dès 1938 l’occurrence de couches d’altération apparaissant à la surface des feldspaths au cours de leur dissolution. Ils ont démontré l’effet du pH sur leur composition et l’influence de ces revêtements sur les cinétiques de dissolution. Depuis lors, les questions (i) des mécanismes de formation de ces couches et (ii) de leur effet sur les vitesses de dissolution du minéral primaire font l’objet d’un débat perpétuel au sein de la communauté des géochimistes. Ces questions spécifiques aux feldspaths sont plus généralement révélatrices, à travers les époques, du consensus au sujet des questions de la

définition des mécanismes à l’œuvre et du contrôle cinétique du processus limitant.

Les résultats de Correns et Von Engelhardt de 1938 n’ont reçu qu’un écho limité, lié en partie au développement parallèle des théories sur la cinétique chimique homogène (Evans et Polanyi, 1935; Eyring, 1935b; Eyring, 1935a) qui ont fortement influencé le domaine de la géochimie. L’effet des couches sur les vitesses de dissolution a dans un premier temps été réfuté (Nash et Marshall, 1956; Garrels et Howards, 1959) avant d’être finalement réhabilité et formalisé (Wollast, 1967; Busenberg et Clemency, 1976).

La question du mécanisme de leur formation est venu se superposer au débat concernant leur effet sur les cinétiques de dissolution avec l’introduction par Luce et al. en 1972 du concept de « leached layer », soutenu peu de temps après par Paces (Paces, 1972). Tandis que le consensus précédent faisait état d’une formation de couche d’altération par précipitation de phases secondaires, ces auteurs ont avancé l’hypothèse que cette dernière se formait par lessivage progressif des cations solubles de la matrice silicatée, échangés avec les espèces réactives du fluide selon un processus d’interdiffusion à l’état solide.

C’est dans cette même décennie que se sont cristallisés les principes théoriques fondateurs du consensus actuel sur les cinétiques de dissolution des minéraux (voir paragraphe 4.1) avec les travaux dirigés par Harold C. Helgeson. Ces travaux, s’appuyant principalement sur des

41

données expérimentales de Martine Lagache (Lagache, 1976), ont servi de base à la définition de (Aagaard et Helgeson, 1982) considérant que l’affinité chimique définie par rapport au minéral primaire constitue la force motrice thermodynamique de toute réaction de dissolution, balayant de fait l’idée d’un processus intégré exhumée moins de 10 ans auparavant. Cette théorie a également ancré l’idée d’une altération minérale résultant de l’interaction d’un fluide homogène avec une phase minérale homogène et immuable par la généralisation de l’emploi de constantes de vitesse. On peut cependant noter avec le recul que les travaux de Lagache ont vraisemblablement été conduits dans des conditions réactives menant à la formation de couches suffisamment permissives pour permettre aux phénomènes de transport d’être dominés par les processus réactifs. L’auteure précise en effet que :

“Because of the incongruency of the dissolution, such a layer may exist, but it should be discontinuous

and porous enough not to affect the reaction rate at the crystal-solution interface”. (Lagache, 1976)

« au vu de l’incongruence de la réaction, une couche peut exister, mais elle doit être suffisamment poreuse et discontinue pour ne pas affecter la vitesse de dissolution à l’interface cristal-solution ».

Là encore, le lecteur du présent manuscrit pourra revenir sur ce passage à la lumière des conclusions des chapitres III et IV.

L’idée d’un mécanisme contrôlé exclusivement à l’interface fluide/minéral a été soutenu par les travaux contemporains dirigés par Robert C. Berner qui ont démontré sur la base de données XPS que la formation de couches à la surface des feldspaths au cours de leur dissolution était peu probable et que l’aspect diffusif du relargage en solution résultait d’un artefact expérimental lié à la préparation des poudres minérales, induisant la dissolution préférentielle de sites de « haute énergie » (Berner et Holdren, 1979; Holdren et Berner, 1979; Schott et Berner, 1983). Ces résultats lui ont permis de soutenir par ailleurs l’hypothèse selon laquelle l’altération chimique des feldspaths sur le terrain serait le fruit d’un contrôle exclusif par les réactions chimiques et non par les processus de diffusion (Berner et Holdren, 1977). L’ensemble des travaux qui ont suivi (Knauss et Wolery, 1986; Casey et al., 1991) se sont rangés derrière ce nouveau paradigme, malgré des observations qui comptent parmi les premières mises en évidence directes de couche de silice amorphe en surface des minéraux par microscopie électronique en transmission (TEM) (Casey et al., 1989; Casey et al., 1993).

42

Cette même époque a vu l’avènement des mesures issues de sondes ioniques (Muir et al., 1989a; Petit et al., 1989; Muir et Nesbitt, 1991; Shotyk et Nesbitt, 1992; Shotyk et Metson, 1994; Schweda et al., 1997) ou photoniques (Muir et al., 1989b; Hellmann et al., 1990; Inskeep et al., 1991; Chen et Brantley, 2000; Nesbitt et Skinner, 2001) qui ont été largement utilisées pour caractériser la distribution élémentaire à proximité de l’interface réactive de minéraux. L’anticorrélation des profils de cations labiles avec celui des espèces réactives mis en évidence par ces mesures a permis d’ancrer durablement le concept de « leached layer » dans la littérature, recouvrant les quelques tentatives notables d’interprétation de l’effet des couche sur les vitesses de dissolution dans le cas analogue des verres nucléaires (Bourcier et

al., 1989; Grambow et Muller, 2000).

La décennie qui a suivi a été marquée par la mise en défaut progressive de la théorie de la cinétique d’altération des minéraux construite par Helgeson, avec l’accumulation de résultats expérimentaux contradictoires (Oelkers et al., 1994; Taylor et al., 2000) et la mise en évidence d’incohérences théoriques (Nagy et al., 1991; Lasaga et al., 1994). Tandis qu’une partie de la communauté scientifique se détournait progressivement de la théorie de l’état de transition pour étudier l’effet de phénomènes d’interface (Lasaga et Lüttge, 2001), Eric H. Oelkers et collaborateurs ont tenté de réconcilier la théorie d’Helgeson avec les écarts expérimentaux observés par l’extension de la notion de complexe activé dans le cas des aluminosilicates (Oelkers et al., 1994; Oelkers et Schott, 1995) ou des silicates magnésiens notamment (Oelkers, 2001a). Cette idée visionnaire est cependant entachée d’un parti pris sur le mécanisme sous-jacent qui attribue la dépendance de la vitesse aux propriétés thermodynamiques d’un complexe de surface, dont la destruction constituerait l’étape cinétiquement limitante du processus. Le mécanisme de dissolution par interdiffusion à l’état solide (« Leaching ») a été inclus à cette théorie dans le cadre d’un modèle global (Oelkers, 2001b). Ce modèle, qui propose un ajustement général de la théorie classique de la dissolution au vu des résultats récents de l’époque a été le point de départ d’une certaine confusion associant au processus de leaching le contrôle cinétique par le complexe activé (Oelkers, 2001b), ces deux questions étant a priori indépendantes.

Bien que depuis longtemps contestée (Lagache, 1976), la progression de la dissolution selon un mécanisme de formation d’une « leached layer » a définitivement été mise à mal au début des années 2000 avec l’avènement des techniques de préparation des échantillons par faisceau d’ions focalisés, en complément des techniques d’ultramicrotomie. Ces techniques,

43

permettant l’usinage de lames minces d’épaisseur constante ont délivré les premières analyses élémentaires locales de la couche, résolues spatialement. Les mesures obtenues ont démontré l’absence de gradients compositionnels au sein des couches d’altération, invalidant plus de 15 ans d’analyses par sondes ioniques ou photoniques (Hellmann et al., 2003). Les profils sigmoïdaux obtenus selon ces techniques ont été interprétés comme des artefacts de mesures liés à l’incompatibilité de leur faible résolution latérale avec l’hétérogénéité intrinsèque des matériaux d’origine naturelle (Hellmann et al., 2003). Cette époque a vu la naissance d’un nouveau paradigme prônant un mécanisme alternatif d’altération par dissolution/précipitation interfaciale (Putnis et al., 2005).

Figure I.4 : Représentation schématique de la progression de l’altération d’un minéral sain selon un processus d’interdiffusion à l’état solide (A) ou de dissolution/précipitation interfaciale (B), d’après Hellmann et al., 2012.

44

Ce revirement brutal d’interprétation mécanistique, accompagné de la mise en évidence d’un contrôle possible de la dissolution par l’interaction directe fluide-minéral primaire en dépit de la présence de couches d’altération (Jordan et al., 1999), a replacé dans l’esprit collectif le centre de gravité de l’interaction eau-roche au niveau de l’interface fluide/minéral primaire. Cette brusque volte-face a réhabilité pour la seconde fois dans l’histoire de la réactivité minérale l’emploi d’une affinité chimique de la réaction de dissolution dépendant du minéral primaire et non plus de la surface altérée (qu’il s’agisse d’un complexe activé ou d’une couche de stœchiométrie distincte de celle du minéral primaire). A l’exception notable de résultats obtenus sur la wollastonite sur une large gamme de pH (Hellmann et al., 2012), on remarque cependant que ces travaux sont quasi-exclusivement le fruit de résultats de dissolution en conditions de pH agressives au vu de la réactivité du matériau considéré, dans le but de former des couches épaisses, propices à leur analyse selon différentes méthodes analytiques tels que le FIB/TEM ou les sondes ioniques. Il n’a cependant pas été vérifié que cette méthodologie ne produisait pas une catégorie de couches d’altération particulières, comme dans le cas des travaux de Lagache 25 ans auparavant.

Au même moment, une série d’articles remettant au goût du jour la vision d’un processus intégré, dont la résultante cinétique globale dépend à la fois de la dissolution du matériau sain et des propriétés de transport au sein des phases d’altération, faisaient leur apparition dans le cadre de la thématique connexe de l’altération des verres nucléaires (Devreux et al., 2004; Rebiscoul et al., 2004). Ces résultats seront consacrés quelques années plus tard avec l’avènement, il y a près de 10 ans, d’un formalisme intégré de transport/réaction (Cailleteau et al., 2008).

Nous avons vu que les définitions du mécanisme à l’œuvre et de l’étape cinétiquement limitante du processus de dissolution des feldspaths (et plus généralement des matériaux silicatés) n’ont cessé de balancer entre plusieurs paradigmes antagonistes.

45

La théorie de la réactivité minérale semble aujourd’hui dans une impasse. D’une part en termes d’interprétation mécanistique des processus de dissolution qui oppose les défenseurs d’un mécanisme d’interdiffusion à l’état solide (Yang et al., 2009) et ceux prônant une progression de la réaction de dissolution selon un mécanisme de dissolution-précipitation interfaciale (Hellmann et al., 2012). La dichotomie entre ces deux théorie est si forte que l’on a pu constater au cours de ces dernières années l’émergence d’interprétations antagonistes pour la dissolution d’un même minéral, comme dans le cas de la wollastonite (Ruiz-Agudo et

al., 2012; Schott et al., 2012). L’interprétation du processus contrôlant la cinétique du processus d’altération semble également faire l’objet d’un statu quo. Tandis que le contrôle de dissolution par la diffusion des espèces réactives au sein des couches ait été solidement étayé (Gin et al., 2015), des arguments très sérieux sont avancés en faveur d’un contrôle par la dissolution de la phase primaire à l’interface couche-minéral (Hellmann et al., 2015). Or, ces deux mécanismes présentent des énergies d’activation contrastées, menant à des projections drastiquement différentes en termes de projection à long terme de la réactivité minérale.

Au final, plus de 170 après l’émergence de la thématique, la question de la cinétique de dissolution des minéraux et a fortiori de la projection à long terme des flux d’altération est toujours en suspens, malgré des implications environnementales et sociétales majeures.