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Introduction et contexte

2. Méthodes d’estimation des flux d’altération

2. Méthodes d’estimation des flux d’altération

Nous avons vu ci-dessus que la quantification des flux élémentaires liés à l’altération des matériaux silicatés et en particulier des minéraux primaires au sein de la zone critique constituait un élément indispensable à la mise en place de stratégies pérennes de gestion des ressources énergétiques fossiles ou issues de la biomasse et du capital pédologique à l’échelle globale. Nous proposons ici un bref tour d’horizon des principales méthodes employées actuellement pour quantifier ces flux. Nous en présenterons les principes et les limites.

On dénombre principalement trois types d’estimateurs des flux de matières à l’œuvre sur le terrain. Ils consistent en une mesure in situ (sur le terrain) de paramètres reliés (i) directement ou (ii) indirectement à l’altération des minéraux ou (iii) en une estimation ex situ des vitesses de dissolution sur la base de lois cinétiques dérivées d’expériences en laboratoire.

2.1. Estimation in situ directe par bilan de masse

La première méthode consiste à mesurer le flux de matières dissoutes en sortie d’un système naturel pour en estimer le taux de dénudation chimique par bilan de masse.

La mesure des flux de matière charriés par un cours d’eau sous forme de sédiments ou de matière dissoute sont les estimateurs les plus courants des phénomènes respectivement d’érosion et de dénudation chimique de la surface drainée par ce dernier. Des méthodes de ce type ont été employées à l’échelle globale par analyse de la composition des 60 plus grands fleuves, drainant 54 % de la surface continentale exoréique à l’échelle mondiale (Gaillardet et

al., 1999). Elles ont également été appliquées à l’étude de bassins versants régionaux (Negrel et al., 1993; Gaillardet et al., 1995) ou locaux (Klaminder et al., 2011) par mesure de la

composition des eaux à l’exutoire de la surface drainée. On note que ces méthodes, bien que permettant d’obtenir à premier ordre une bonne estimation des flux d’altération instantanés, offrent une vision intégrée de l’ensemble des processus élémentaires à l’œuvre, empêchant de

facto toute interprétation mécanistique fine (Gaillardet et al., 1999; Bouchez et Gaillardet,

2014). On notera notamment que ces méthodes fournissent une vision instantanée de la résultante de processus opérant sur différentes échelles spatiales et temporelles (cycle des

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éléments dans la végétation (Ranger et Turpault, 1999), remobilisation de réservoirs de tailles et de temps de résidence différents (Alley et al., 2002; Oki et Kanae, 2006; Andermann et al., 2012), etc.). Tout ceci a pour conséquence de limiter le pouvoir prédictif de ces estimations sur l’impact de perturbations apportées à l’un ou plusieurs compartiments du système (déforestation, réchauffement climatique, etc…). Cette méthode souffre par ailleurs de l’approximation, incontournable à cette échelle, de nombreux paramètres tels que la surface réactive ou de la lithologie (Navarre-Sitchler et Brantley, 2007).

Des méthodes similaires ont été utilisées à l’échelle du profil de sol, par comparaison de la composition des fluides atmosphériques en entrée du profil et des solutions de sol prélevées en bas de profils, moyennant une estimation du prélèvement de la biomasse (Lundstrom, 1990). Cette méthodologie nécessite cependant d’estimer les flux globaux liés aux échanges avec la biomasse qui peuvent être délicats à contraindre avec précision. Cette méthodologie fait par ailleurs l’hypothèse que le système est à l’état stationnaire, c’est-à-dire que le processus d’échange s’effectue à taille de réservoir constante, sans accumulation, ni amenuisement du réservoir élémentaire (Klaminder et al., 2011).

La dernière méthode de cette catégorie, appliquée à l’échelle de l’horizon de sol, consiste en l’enfouissement de poudres minérales conditionnées dans un conteneur perméable aux fluides météoriques. La vitesse absolue d’altération est alors déterminée par mesure de la perte de masse subie par l’échantillon au cours de son incubation in situ. Cette approche par « minéraux tests » (Ranger et al., 1986) permet théoriquement d’obtenir l’estimation la plus directe des vitesses de dissolution sur le terrain parmi toutes celles abordées dans ce paragraphe. Leur application est cependant compliquée dans la pratique par la migration de particules secondaires et de débris végétaux au sein des conteneurs (Augusto et al., 2000). La procédure appliquée pour dissocier ces « contaminants » des minéraux après incubation implique une succession d’étapes de nettoyage pouvant induire un biais significatif dans les résultats obtenus. Du fait de la délicatesse des étapes qu’elle suppose, cette méthode a été reportée comme très dépendante de l’opérateur (Augusto et al., 2000}, section 2 ; Turpault et

al., 2009, section 2.5) et produit donc des informations difficilement intercomparables ou

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2.2. Estimation in situ indirecte par datation

Le second type d’estimateur des flux élémentaires liés à l’altération des minéraux sur le terrain consiste en une mesure locale d’un paramètre permettant de dater de façon absolue la progression d’un front d’altération et donc de façon indirecte la vitesse de dissolution de la roche-mère.

C’est le cas notamment des méthodes employant la mesure de concentrations en éléments radiogéniques, telles que les séries de l’uranium, qui permettent de dater le passage du front d’altération roche mère-saprolite et ainsi de remonter au taux de production de régolithe au sein d’un profil pédologique. Dans ce cas, la mesure du temps est assurée par la baisse progressive de la concentration en éléments « pères » lourds au cours de leur transformation en isotopes ou éléments « fils » plus légers, selon une chaîne de désintégration de temps caractéristiques (temps de demi-vie de chaque élément) connus. Dans la pratique, cette méthode consiste à réaliser un bilan de masse pour chaque isotope de la série et à le comparer à un modèle (Dosseto et al., 2008).

Plusieurs approximations sont cependant nécessaires. En premier lieu, la datation nécessite la connaissance a priori du taux de lessivage de l’élément considéré hors de l’échantillon par altération chimique et du taux d’illuviation de ce même élément au sein de l’échantillon (apport). Sans cela, le bilan de masse devra être réalisé selon des méthodes inverses, ne présentant pas l’obtention d’une solution unique. Cette méthode suppose également l’équilibre séculaire des radioisotopes compris dans la roche mère, ce qui suppose le socle rocheux comme un système fermé depuis plus d’un million d’années (Bourdon et al., 2003). L’hypothèse de l’état stationnaire est également invoquée pour parer aux incertitudes liées à la bioturbation du sol (Dosseto et al., 2008). Enfin, la mobilité sous certaines conditions d’éléments tels que l’uranium ou le thorium avec les assemblages minéralogiques secondaires riches en Al ou en Fe (Rihs et al., 2016) ou celle du titane utilisé comme élément de référence « immobile » (Cornu et al., 1999; Oliva et al., 1999) peuvent constituer autant de facteurs compliquant l’interprétation des données et donc l’utilisation de cette méthode de façon opérationnelle.

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2.3. Estimations ex situ indirectes par modélisation

La troisième méthode, complémentaire aux précédentes, consiste à estimer par des simulations numériques la réactivité minérale sur le terrain grâce à des codes de « transport réactif ». Ces modèles numériques permettent de simuler les conditions physicochimiques du milieu et d’en déduire des vitesses de dissolution sur la base de lois cinétiques dérivées d’expériences en laboratoire. Il existe une multitude de codes de transport réactif tels que PROFILE (Sverdrup et Warfvinge, 1993), KIRMAT (Gerard et al., 1996), WITCH (Godderis

et al., 2006) ou CrunchFlow (Steefel et al., 2015) présentant chacun leurs spécificités. Ces

modèles sont cependant tous basés sur la modélisation de l’évolution de l’interaction eau-roche sur la base de paramètres d’entrée tels que la composition des solutions en entrée du système ou la nature et la surface réactive de chaque phase minérale présente dans le système à l’état initial. Ils recalculent ainsi pas à pas la composition des fluides ainsi que leur état de saturation vis-à-vis des phases minérales en présence. Ces modèles permettent ainsi en théorie de prédire la réactivité minérale de systèmes naturels en fonction de divers forçages anthropiques (Beaulieu et al., 2012). Cependant, il a été mis en évidence que les données issues de la dissolution des minéraux en laboratoire implémentées dans ces modèles surestiment couramment de 5 ordres de grandeur les mesures de terrain (White et Brantley, 2003), forçant l’ajustement d’autres paramètres du modèle tels que les surfaces spécifiques ou la capacité d’échange cationique des phases secondaires afin de reproduire les mesures de terrain (Godderis et al., 2006; Beaulieu et al., 2012) sans bases physiques explicites. L’origine précise de cette différence laboratoire-terrain, ou « fossé laboratoire-terrain », demeure donc largement inconnue.