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Une théorie du normal et du pathologique pour poser le problème de la santé au

Chapitre 2 Les cadres théoriques qui soutiennent un point de vue développemental 39

I.2.2. Une théorie du normal et du pathologique pour poser le problème de la santé au

milieu

La théorie de Vygotski est un outil conceptuel qui permet de regarder le caractère situé, historiquement et culturellement, du travail.

La théorie de la santé de Canguilhem permet de penser les rapports entre les sujets et les milieux. Ces rapports sont plus ou moins favorables à la santé.

Pour Canguilhem, la vie d’un organisme n’est pas seulement adaptation mécanique et passive au milieu et à ses exigences. Un organisme ne se contente pas de s’adapter à un milieu mais il institue son milieu propre (1999, p.155), il cherche à le « dominer et [à] l’organiser selon ses valeurs de vivant » (ibid., p.156). Ainsi, « le milieu du vivant est aussi l’œuvre du vivant qui se soustrait ou s’offre électivement à certaines influences » (p.117). Canguilhem relevait la pertinence des vues de Goldstein en physiopathologie pour les problèmes de psychopathologie (1992, pp.167-168). Il lui emprunte l’idée de la vie comme débat, explication avec le milieu (p.131) et l’idée de la maladie comme vie « dans un milieu "rétréci", différant qualitativement, dans sa structure, du milieu antérieur de vie, et dans ce milieu rétréci exclusivement, par l’impossibilité où l’organisme se trouve d’affronter les exigences de nouveaux milieux, sous forme de réactions ou d’entreprises dictées par des situations nouvelles ».

Deux catégories de normes de vie peuvent ainsi être distinguées : celles qui caractérisent l’état de santé et celles qui caractérisent l’état pathologique. Les normes de vie « en santé » ne sont pas seulement normales. Elles sont normatives, ce qui signifie qu’elles « peuvent admettre le passage à de nouvelles normes » (ibid., p.155). Sur le plan physiologique, la santé peut ainsi être définie comme « un pouvoir normatif de mettre en question des normes physiologiques usuelles par la recherche d’un débat entre le vivant et son milieu » (Canguilhem, 1992, p. 168). Sur le plan psychique, la santé, c’est « la revendication et l’usage de la liberté comme pouvoir de révision et d’institution de normes » (ibid.). Au plan physiologique comme au plan psychique, le débat « implique l’acceptation normale du risque de maladie » (ibid.). La santé se situe donc davantage du côté de la témérité, de l’aventure, de l’ « ignorance » des obstacles que de la prudence (Canguilhem, 1999, p. 62). La capacité de l’homme, par son activité

concrète de « briser les règles, de les transformer » (Le Blanc, 1998, p. 50), de prendre et d’affronter des risques doit être examinée pour comprendre comment la santé se conquiert.

La capacité d’ instituer de nouvelles normes, elles-mêmes ouvertes à la possibilité d’être remplacées caractérise la santé. Les normes de vie saine sont souples. Elles disposent d’« une marge de tolérance aux infidélités du milieu » (Canguilhem, 1999, p.130). Le sujet en santé peut dépasser « la norme qui définit le normal à un moment donné » (ibid.) et « vivre dans un milieu où des fluctuations et des évènements nouveaux sont possibles » (p.119). Il y parvient par l’institution de normes nouvelles. Et ce passage à de nouvelles normes « préserve la capacité de cette nouvelle norme de passer à une autre norme » (Le Blanc, 2000, p. 50).

L’état pathologique, quant à lui, se signale par une réduction du pouvoir normatif, de la capacité à passer à d’autres normes. La maladie est également « passage, instauration de nouvelles normes » mais « par réduction du niveau de [l’] activité, en rapport avec un milieu nouveau mais rétréci » (Canguilhem, 1999, p.121). Canguilhem précise que « le propre de la maladie c’est une réduction de la marge de tolérance des infidélités du milieu » (ibid., p.131). Les normes pathologiques se caractérisent par le fait qu’elles sont moins « ouvertes ». Le sujet malade voit diminuer sa capacité à passer d’une norme à une autre. L’allure de la vie du malade se stabilise dans des constantes « que tout l’effort anxieux du vivant tendra à préserver de toute éventuelle perturbation » (ibid., p.137).

La santé chez Canguilhem se signale donc par la tendance à l’expansion et au développement quand la conservation et la rétractation caractérisent l’état pathologique. Pour étudier la santé au travail, nous cherchons donc à comprendre comment se construit un milieu de travail favorable à la santé. Si la santé n’est pas seulement l’absence de maladies, elle est bien du côté des tentatives de « faire craquer les normes et d’en instituer de nouvelles » (1999, p.106) ; si vivre c’est « préférer et exclure » (p.84), il est nécessaire de regarder comment les professionnels parviennent ou non à s’engager dans un mouvement de recomposition des normes à la fois psychologiques et sociales de leur activité. Il s’agit de comprendre comment se construit et se reconstruit la disponibilité des professionnels à élargir leur rayon d’action sur leur milieu de travail et sur eux-mêmes. Comment cette option l’emporte-t-ellesur le choix de travailler dans un milieu rétréci ? Comment les efforts des salariés peuvent-ils être consacrés à la recréation des tâches prescrites plutôt qu’à l’adaptation anxieuse au travail prescrit?

Une stricte adaptation à la prescription oblige les professionnels à ravaler leur expérience, leur créativité et leur intelligence professionnelles. Par là même, l’adaptation est renoncement à la « bonne santé » au travail, renoncement extrêmement coûteux tant sur le plan psychologique que social.

Dans une perspective développementale, il est nécessaire d’investiguer les ressorts de la santé au travail que sont l’innovation et l’invention comme prises de risques pour s’approprier l’environnement du travail et en faire – en le recréant – un milieu vivant. Les activités développées par les professionnels pour répliquer et riposter aux épreuves du travail leur permettent parfois d’« en triompher » (Canguilhem, 1992, p.167). Plus que de répertorier les contraintes, les tensions, et les contradictions du milieu corrélées aux caractéristiques psychologiques des professionnels, il est central d’investiguer la manière dont les professionnels parviennent ou non à les dépasser.