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L’univers de discours de l’apprenant

7.2.1. Le niveau linguistique de A Les procédures discursives

Un trait fondamental caractérise les productions linguistiques de A : c’est l’hétérogénéité, chez un même locuteur, de plusieurs niveaux de compétence. C’est un trait caractéristique des publics migrants adultes, en situation d’illettrisme dans leur propre langue, présents en France depuis de nombreuses années mais qui ont eu, par leur travail, un contact intensif avec la langue : ils produisent un français d’usage, employé dans les seules situations sociales ou professionnelles qu’ils ont expérimentées. Que ce soit aux niveaux phonétique, lexical, morphologique, syntagmatique, syntaxique, ou discursif, on observe régulièrement chez le même locuteur, au regard de la norme et des systèmes de la langue, la présence de plusieurs niveaux, selon les compétences analysées, ou à l’intérieur des mêmes compétences . Ainsi, dans la communication orale de A, observe-t-on des réalisations courantes chez un apprenant débutant, juxtaposées avec des réalisations qui relèvent de productions d’apprenants très avancés, voire de locuteurs natifs. A côté de modèles élémentaires typiques d’un lecte de base d’étranger en début d’apprentissage, on rencontre des modèles de discours de formes très élaborées. C’est pourquoi l’analyse linguistique exige un positionnement rigoureux dans le niveau effectif de maîtrise de ces univers de discours.

Conséquence et caractéristique complémentaire de cette hétérogénéité, la communication fait appel à des niveaux variés d’implicitation, en fonction de la familiarité avec le domaine d’état de choses évoqué. Tantôt cet implicite est totalement ignoré, comme dans le discours d’un apprenant débutant, tantôt au contraire il relève d’une maîtrise de locuteur natif.

Aussi les réalisations linguistiques comportent-elles, quel que soit leur niveau de référence, des lacunes tant dans l’expression formelle que dans les connaissances, tant dans l’univers de l’indiquant que dans l’univers de l’indiqué. Ainsi, A, sollicité d’expliciter ses savoirs sur la langue ou sur les situations, peut révéler, à partir de productions pré-grammaticales, qui marquent une ignorance du système de la langue, une vaste connaissance des circonstances ou, inversement, à partir de productions très élaborées d’un point de vue formel, qui laissent entendre une bonne maîtrise du système, une vaste ignorance des circonstances qui en déterminent la complexité d’organisation. De sorte que cette dissymétrie de la production linguistique dans les réalisations de l’univers de l’indiquant renvoie à une dissymétrie dans la maîtrise de l’univers de l’indiqué, et en définitive, à une connaissance très

lacunaire et parcellaire des systèmes qui organisent l’un par rapport à l’autre. A manque de savoirs et de savoirs-faire dans l’organisation discursive de la communication.

Le récit

Ainsi peut-on remarquer à travers notre corpus que A maîtrise mieux le discours du récit que celui de la description. Car le premier introduit chronologiquement les entités et la référence à l’espace, organise le discours parallèlement à la référence temporelle, et fait un appel important à l’implicite de la juxtaposition dans la référence aux procès pour organiser les aspects de la temporalité. Aussi les stratégies substitutives peuvent-elles s’appuyer sur les règles

« naturelles » ou « universelles » de mise en relation de l’univers de l’indiquant avec l’univers de l’indiqué.

Cependant, si A réussit à dérouler facilement la trame d’un récit, la mention de l’arrière-plan est rarement explicitée et l’interlocuteur doit régulièrement, au cours du développement, interrompre le fil du récit pour mieux en comprendre les dimensions. C’est ce que l’on peut observer, dans la séance 2, lorsque A aborde la description de ses tâches, ou lorsqu’il se trouve dans la nécessité de revenir à trois reprises (séances 5, 9, 10) sur la description de ses actions lors de la procédure d’amorce au collage du support.

La description

Cette difficulté d’explicitation de l’arrière-plan tient à la nécessité de recourir au discours de la description, qui est beaucoup plus difficile que le récit. Car il ne suffit pas de pouvoir désigner des entités ou des procès dans leur organisation temporelle, il faut en présenter une représentation dans l’espace, les déterminer et les qualifier, établir linguistiquement leurs relations. Les procédures substitutives de la juxtaposition et de la successivité ne suffisent plus, le recours pragmatique y est plus massif, mais ne suffit pas cependant à rendre compte de toutes les relations et de tous les rapports de dépendance. Enfin, la quantification et les relations comparatives qui relèvent de dimensions subjectives ou pragmatiques nécessitent une caractérisation plus fine des dimensions à travers une stricte maîtrise de l’expression. Or c’est justement un domaine des savoirs de base sur lesquels A rencontre de grandes difficultés, comme le montrent en particulier les activités de la dixième séance (« Quelles sont les principales activités que vous exercez ? Quelle est la plus importante ? En quantité de produits ? En volume de vente ? En temps passé ? A quel niveau hiérarchique ? »).

L’explication

Le discours de l’explication reste le plus difficile à maîtriser pour des locuteurs comme A et c’est dans ce type de discours que l’opposition entre la complexité des réalisations

formelles et la simplicité des savoirs implicites est la plus révélatrice. Il s’agit en effet d’y croiser la référence aux procès et la référence aux entités dans une relation fonctionnelle (action-réaction ou processus-résultat) et, pour chacun de ces domaines référentiels, d’y croiser la référence spatiale et la référence temporelle ainsi que la quantification et la graduation. Ce qui implique de savoir caractériser linguistiquement entités et procès selon leurs dimensions logiques et téléologiques, causales et consécutives, donc d’organiser des univers de discours cohérents, complets. Le recours à l’organisation naturelle ou universelle du discours ou le recours pragmatique ne sont plus suffisants pour expliciter les savoirs implicités. Il est nécessaire de délimiter les univers de discours de l’indiquant, d’expliciter l’organisation des univers homologues de l’indiqué, donc leurs relations logiques (disjonction, conjonction, inclusion, implication, réciprocité, etc.) et de dévoiler l’organisation en systèmes des marques formelles de ces dimensions, de leurs caractéristiques et de leurs mises en relation.

L’explication alterne sans cesse le point de vue pris sur l’objet, les dimensions devenant caractéristiques, et les caractéristiques dimensions.

Or cette activité exige une maîtrise progressive du discours métalinguistique. Les procédures de dénomination, de calcul et de raisonnement mettent en jeu de façon systématique les processus inductifs et déductifs dans la mise en relation des signes entre eux et de leurs indiquants avec leurs indiqués.

Plan et image

C’est à ce niveau-là que le discours s’organise selon un plan et une image

« technique » dont les apprenants comme A non seulement ne maîtrisent pas les procédures en français, mais souvent pas même dans leur propre langue. Ils en conservent en tout cas une représentation très floue ou très lacunaire.

Cette activité nécessite une réflexion préalable quant à la syntaxe d’exposition, une décentration vers l’objet et vers l’interlocuteur, une prévision quant aux attentes de ce dernier, des procédures d’anticipation et de rappel, des retours en arrière, des commentaires, une adaptation permanente aux réactions et aux initiatives dans la succession des tours de parole.

Ainsi A avoue-t-il souvent, devant la complexité de la tâche demandée, son désarroi, son impuissance. Il fait alors appel au niveau pragmatique, paraissant dire « Je n’ai pas les mots pour vous montrer ici le sens, venez le voir directement, vous mettrez les mots vous-même », mais avouant souvent que même cela est insuffisant, comme si, après avoir reconnu que « ce dont on ne peut parler, il faut le montrer », il concluait en accord avec la formule de Wittgenstein : « ce dont on ne peut parler, il faut le taire »… et donc lui ficher la paix.

Ainsi, A ne sait pas dire avec les mots, il ne sait pas montrer avec les mots.

Le répertoire linguistique

Et pourtant, il en dit beaucoup, et beaucoup moins qu’il n’est capable d’en dire.

Ce que révèle un premier examen du répertoire linguistique de A est l’importance de son vocabulaire pour la référence tant aux entités qu’aux procès, mais le faible développement des variations lexicales de la morphologie verbale. Il révèle, du fait du caractère pré-grammatical de nombre d’emplois, d’une connaissance très élémentaire des structures syntaxiques. Lorsqu’un emploi correct est fait, il semble que ce soit dans un usage figé ou comme écho de l’échange avec l’enquêteur, ce qui ne reflète pas dans sa compétence l’intégration des contraintes du système. Son éventail d’emplois corrects est seulement plus développé que celui d’un apprenant au séjour plus court où ayant été moins en contact avec le français.

Les substantifs

A utilise les substantifs de façon privilégiée, ils envahissent même son lexique verbal.

Son vocabulaire notionnel est très vaste dans le domaine de l’expérience professionnelle. Une étude du lexique professionnel, disponible en compréhension, qu’il utilise en production révèlerait sans doute qu’il maîtrise l’essentiel de ce qu’un apprenant de niveau CAP, voire BEP, dans sa spécialité, doit savoir maîtriser oralement à travers ces deux compétences.

Cependant, de grandes béances surprennent. Ainsi A ne comprend-il pas le mot laborantin, qui est inscrit sur sa fiche de paie, qu’il utilise régulièrement à la sécurité sociale, et qui désigne son poste et sa qualification au regard de sa profession, de son entreprise, de sa convention collective : tous univers de discours dont il n’a qu’une image parcellaire. Ses savoirs métalinguistiques sont si pauvres qu’il ne peut même pas faire la relation de laboratoire à laborantin.

De même la référence aux objets est-elle un vaste univers dont il maîtrise de nombreux domaines et dimensions.

Le lexique de dénomination des lieux n’est pas moins riche, mais pas moins lacunaire.

Ainsi ne distingue-t-il pas nettement Versailles et porte de Versailles, Italie et Porte d’Italie.

Les vocables d’intervalles temporels, sont relativement plus nombreux. Il emploie sans difficulté : heure, matin, midi, après-midi, soir, un jour, nuit, etc.

Les déterminants

Les emplois nominaux sont tantôt déterminés, tantôt non déterminés, cette situation prévalant de façon structurelle. Car lorsqu’ils sont déterminés, ce sont en général dans des