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3. La ville : invitation à l’imagination

3.1 Analogie entre ville et livre

3.1.1 Le « texte de la ville »

La ville est la socle d’une multitude de signes. En effet, l’espace urbain est recouvert d’images et d’écrits en tous genres : affiches publicitaires, panneaux de signalisations, noms de rues et de places, noms de restaurants, de cafés… Une multitude de mots couvrent ainsi le champ urbain. C’est ce que Butor, dans Répertoire IV, définit : « Par texte de la ville j’entends d’abord l’immense masse d’inscriptions qui la recouvre »2. Autrement dit, le texte de la ville est constitué principalement par les signes écrits qui y sont présents. Dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Perec s’applique à faire le répertoire de ces éléments écrits de la ville :

Des lettres de l’alphabet, des mots : "KLM" (sur la pochette d’un promeneur), un "P" majuscule qui signifie "parking" ; "Hôtel Récamier", "St Raphaël", "l’épargne à la dérive", "Taxis tête de station", "Rue du Vieux-Colombier", "Brasserie-bar La Fontaine Saint-Sulpice", "P ELF", "Parc Saint-Sulpice"3.

1

BUTOR, Michel. Répertoire IV. (1974). Paris : La Différence, 2006.

2

Ibid. p. 567.

3

Se trouver au sein d’une ville suppose de pouvoir en lire les inscriptions. Tel un livre ouvert, l’ensemble urbain abrite des lettres, des mots, des phrases. Entrer en elle permet de lire ce qu’elle offre à la vue du visiteur, de la même manière qu’ouvrir un livre invite à lire les mots qui s’y trouvent. Cependant, l’énumération de Perec stipule que les mots de la ville se découvrent au citadin de manière aléatoire. Il s’agit plutôt d’un creuset verbal dans lequel les mots n’ont pas pour vocation de raconter une même histoire. A l’inverse, les mots renvoient tous à des endroits particuliers de la cité. Ils sont comme autant de possibles pour l’observateur. De la même façon, le narrateur du roman de Butor, L’emploi du temps, se réserve un temps pour l’observation lorsqu’il arrive à Bleston : « Je lisais au-dessus des portes : "Renseignements", "Billets", "Bar", "Consigne", "Salle d’attente de première classe" »1. Les signes écrits qui composent en nombre la ville sont autant d’informations pour définir les différents lieux. Ils permettent la mise à l’écrit et, dès lors, l’explicitation de la fonction des espaces.

Le texte de la ville ne s’arrête cependant pas uniquement à ce qui est immédiatement visible pour le passant. En effet, certains signes peuvent faire sens pour le visiteur. Cette diversité de niveaux de compréhension de la cité rappelle les différentes façons d’appréhender un texte. Lorsqu’on lit un livre, on est en premier lieu sensible aux mots directement écrits sur le papier et à leur sens premier dans le texte. Or, si la lecture s’affine et se fait plus analytique, des sous-entendus émergent. La lecture ne se fait plus uniquement grâce aux mots inscrits mais aussi entre les lignes. Si la ville offre des signes écrits qui permettent de donner un premier sens à l’espace – notamment à travers la dénomination des lieux – d’autres signes peuvent tout autant fonctionner comme des ajouts de sens si on daigne leur accorder une importance. Le visiteur modèle est donc celui qui s’attache à trouver un sens, une cohérence à l’ensemble urbain et se livre à un travail d’interprétation. L’art présent dans la ville peut permettre de donner des sens supplémentaires à la cité dont il fait partie. Dans L’emploi

du temps, des éléments artistiques de la ville sont explorés par le personnage Jacques

Revel et constituent un outil de déchiffrement de Bleston. La capacité de l’art à imprimer du sens sur l’étendue urbaine est confirmée par le narrateur du roman de Butor :

1

Je regardais les tapisseries du Musée, ces grandes illustrations de laine, de soie, d’argent, et d’or, qui m’ont si souvent servi de termes de référence dans ton déchiffrage, Bleston, dont les arbres m’ont fait découvrir certains de tes arbres, et les saisons voir tes saisons1.

Le narrateur de L’emploi du temps partage ses temps de solitude entre la visite de l’Ancienne Cathédrale et l’observation de ses vitraux, le Musée qui conserve des tapisseries et le cinéma qui lui permet de découvrir d’autres villes. Les dix-huit broderies du Musée fonctionnent comme autant d’images de la ville. Leur thème est la vie du personnage mythologique Thésée2. Les images légendaires viennent apporter une cohérence à l’histoire de Jacques Revel. Ainsi, les personnages du roman prennent une signification mythique en tant qu’ils sont apparentés aux personnages du mythe de Thésée : « Ann, Ariane encore terriblement lointaine, dont je recherche l’île au travers des pluies qui s’épaississent de jour en jour, de nuit en nuit »3. Histoire mythique et histoire romanesque s’entremêlent dans la narration. La référence à la mythologie donnée par les signes artistiques de la ville constitue un outil interprétatif pour le personnage et pour le lecteur. De même, la découverte du vitrail de l’Ancienne Cathédrale fonctionne comme un prisme au travers duquel un sens de la ville peut être défini. Intitulé « le Vitrail du Meurtrier »4, l’œuvre du lieu religieux représente « Caïn tuant son frère Abel »5. Face aux interrogations du narrateur, un guide est nécessaire pour proposer une interprétation. Il s’agit d’un religieux qui éclaire Jacques Revel en lui indiquant la symbolique du vitrail. La conservation de cet ornement tient à l’histoire de la ville de Bleston où un religieux est dénoncé pour avoir « voulu faire de [la] ville une ville de Caïn »6. Bleston est ainsi assimilée à la ville du meurtre. La figure biblique de Caïn est par ailleurs étroitement liée avec la ville. Dans une Leçon littéraire sur la ville, Marie-Claire Kerbrat rappelle que Caïn, jaloux de son frère Abel – lequel a reçu la faveur divine après avoir sacrifié une des bêtes de son troupeau à Dieu – décide de bâtir une ville7. Ces éléments, bien qu’ils ne soient pas écrits au sens premier du terme, permettent de donner du sens à la ville. L’espace urbain se fait donc à l’image d’un livre

1

BUTOR, Michel. L’emploi du temps. Op. cit. pp. 388-389.

2 Ibid. p.202-203. 3 Ibid. p. 325. 4 Ibid. p. 89. 5 Ibid. p. 90. 6 Ibid. p. 100. 7

puisque les éléments qui le constituent sont des indices pour comprendre la ville et en donner des pistes interprétatives qui sont autant de pistes de lectures.