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3. La ville : invitation à l’imagination

3.1 Analogie entre ville et livre

3.1.3 Le lecteur de la ville

Face à l’analogie qui fait de la ville un livre, une figure s’impose : celle du lecteur. Le visiteur d’une ville – si celle-ci est semblable à un livre ouvert – occupe alors une position de lecteur. Ainsi, l’approche de la ville, qu’elle soit le fait de Butor, Gracq ou Perec, est avant tout sous le signe de la réception. Dans son ouvrage Portraits

de villes, Garric indique que tout promeneur citadin perçoit la ville à travers certains

1

BUTOR, Michel. L’emploi du temps. Op. cit. p. 236.

2

lieux : « l’endroit […] constitue […] le point de départ essentiel de toute expérience de l’espace urbain »1. Autrement dit, le visiteur d’une ville ne la saisit que par touches – comme nous l’avons vu précédemment dans la partie concernant la « géographie personnelle ». Cette approche de l’espace donne un caractère particulier au citadin et met en place une figure originale du lecteur. Bien que la comparaison de la ville à un livre fasse du visiteur un lecteur, il s’agit néanmoins d’un pacte de lecture singulier. En effet, l’attirance du citadin pour certains lieux de la ville éloigne tout principe de linéarité. Il ne s’agit pas d’ouvrir un livre et d’en faire une lecture suivie et attentive. A l’inverse, il est plutôt question, pour le promeneur de feuilleter à son gré les pages de la ville. La représentation de la ville par ses habitants conduit, selon Garric, à la prépondérance de « deux figures […] : la synecdoque et l’asyndète »2. Garric justifie la figure de la synecdoque en remarquant l’attachement des passants à certains détails de la ville. L’asyndète, qui renvoie à l’absence de liens grammaticaux entre les différents composants de la phrase, est la marque de la juxtaposition des éléments de la ville dans l’écriture. Ce constat insiste sur le fait que le visiteur de la ville fixe son attention uniquement sur certains éléments. La lecture faite de la ville ressemble donc à un assemblage de « morceaux choisis ». Le lecteur urbain possède alors des caractéristiques propres. Il est un flâneur qui parcourt en dilettante l’ouvrage qui s’offre à lui.

Cependant, comme il n’est pas évident d’être attiré et envoûté par tous les livres, une même hiérarchisation liée au goût est mise en place dans la perception des villes. Certains livres, comme certaines villes, ne nous plaisent pas. Ainsi, dans Autour de sept

collines, Gracq exprime ses réticences à l’égard de Rome. La visite de la ville est

déceptive. D’emblée, Gracq avoue n’avoir « pas été tout à fait conquis par Rome »3. Il tente de donner une explication à l’absence de charme qu’a exercé la ville italienne sur lui :

1

GARRIC, Henri. Portraits de villes. Marches et cartes : la représentation urbaine dans les discours

contemporains. Op. cit. p. 22.

2

Ibid. p. 24.

3

Cette inhospitalité de la rue, qui mesure si chichement l’espace aux trottoirs, aux placettes, aux auvents des boutiques, aux terrasses des cafés, m’a gâté Rome à moitié1.

Ce témoignage permet à Gracq de donner son avis personnel sur la ville. A travers ce texte, l’auteur écrit le rapport qui a été le sien avec Rome. Le texte traduit un jugement de goût individuel. C’est avec peu de plaisir que Gracq a découvert Rome, de la même façon qu’il est possible de ne pas être touché, ému, par un texte littéraire. A l’image du lecteur, le voyageur reste libre de donner son propre jugement de valeur face à ce qu’il visite. Il est des livres qui ne marquent pas comme il est des villes qui s’oublient vite. Gracq insiste d’ailleurs sur l’absence de trace laissée par certains lieux : « Suis-je vraiment allé à Naples ? En tout cas, cela ne m’a à peine gêné »2. Le visiteur urbain demande donc, comme le lecteur, à être marqué par un lieu. C’est à force de voyages que le visiteur des villes peut avoir une opinion pertinente – tout comme c’est à force de lectures que les critiques du lecteur deviennent plus dignes d’intérêt. Ainsi, quand il parle de Rome, Gracq le fait à la lumière d’autres villes italiennes qu’il a eu l’occasion de voir et d’apprécier. Son jugement face à Rome est toujours argumenté par l’évocation d’autres sites : « A Venise, on n’est pas déçu […]. Ici [Sorrente], il n’y a pas de surprise »3. S’il existe plusieurs sortes de lecteurs – du plus modeste au plus érudit –, il en est de même pour les amateurs de villes. C’est le niveau de connaissances qui permet au promeneur urbain d’apprécier certains lieux. Cependant, loin d’être un jugement objectif, c’est la propre culture – urbaine ou littéraire – de l’individu qui forme son goût.

Au reste, même si une ville nous plaît, sa lecture peut sembler fatigante. Lorsque Perec, dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, observe avec assiduité les environs de la place Saint-Sulpice, il parle de la « lassitude des yeux, lassitude des mots »4. Cette remarque fait penser au processus de lecture dans lequel la vue finit pas s’affaiblir. Il s’agit bien d’une lecture de la ville en tant que Perec s’installe pour observer avec rigueur le texte urbain qui s’offre à lui. La grande attention portée au spectacle urbain est comparable à l’application lors de la lecture d’un ouvrage afin d’en saisir la trame et les complexité.

1

GRACQ, Julien. Œuvres complètes II. Autour de sept collines. Op. cit. p. 905.

2

Ibid. p. 893.

3

Ibid. p. 891.

4

L’analogie de la ville avec le livre la légitime comme sujet principal de littéraire. L’espace urbain prend ici les formes d’un objet artistique. Ce rapprochement entre ville et livre met les deux entités sur un même plan. Dès lors, il convient d’observer et de comprendre l’étendue urbaine comme un réseaux de signes – écrits où dessinés – qu’il s’agit de déchiffrer voire d’interpréter. La structure urbaine elle-même se voit comparée à une structure grammaticale. Comme une langue, la ville possède ses propres règles qui permettent sa compréhension. Si la ville est un livre, le citadin revêt donc la fonction de lecteur. Figure particulière, celui-ci peut tourner les pages à son gré et choisir, à force de détours, de promenades et d’arrêts, les morceaux de son histoire.