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3. La ville : invitation à l’imagination

3.3 Ville et art

3.3.2 L’influence des lectures

Avant de visiter une ville, certains décident d’effectuer des recherches sur le lieu en question, en amont, afin de ne pas arriver sur un territoire totalement inconnu. Les premières lectures faites sur un espace peuvent ainsi fonctionner comme une préparation au voyage. Il s’agit, à travers elles, de se faire une idée du lieu que l’on va visiter. Dans ce cas, les lectures sont un préalable à la découverte de la ville. Effectuées antérieurement à la visite effective du lieu, elles trouvent leur justification dans leur adéquation plus ou moins précise avec la cité et dans la pertinence des informations apportées à l’individu. Ainsi, dans Répertoire V, Butor évoque ses voyages en témoignant de l’utilité des différents écrits lus :

Lorsque je suis dans la ville elle-même, les textes dont je me suis muni vont fonctionner, m’aider plus ou moins bien. Certains vont simplement s’ajouter à ce que je vois, comme un fond ou une autre face, mais sans me servir dans la vie quotidienne ; ceux qui m’importeront le plus sont ceux qui seront liés au texte même de la ville, qui me permettront de le lire, de la lire1.

Les ouvrages emportés par l’auteur lors de ses voyages fonctionnent comme des guides voire des compagnons de route. Butor met toutefois en place une hiérarchie entre ses lectures. Ce classement provient de l’accompagnement que proposent les textes au visiteur. Soit ils ne sont que le reflet de ce que l’individu peut percevoir d’une ville – et sont, dans ce cas, peu précieux, soit ils lui permettent de voir au-delà de ses capacités. Ces secondes lectures aident le visiteur à vivre la ville. Dans son roman L’emploi du

temps, Butor met en scène l’aide apportée par un livre dans le déchiffrage d’une ville.

En effet, le personnage Jacques Revel prend possession d’un roman policier écrit par un certain J.-C. Hamilton, Le Meurtre de Bleston. Le soutien offert par le texte fictif est direct puisque le territoire dans lequel l’action est implantée est la ville dans laquelle Jacques Revel séjourne. Jouant sur un tableau connu par le narrateur de L’emploi du

temps, Le Meurtre de Bleston représente des lieux familiers pour son lecteur : « un livre

qui m’avait servi de guide aux premiers temps de mon séjour ici, un livre grâce auquel

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notamment j’avais découvert ce restaurant »1. Le roman policier constitue un conseiller pour le narrateur en tant qu’il l’aide à s’orienter et qu’il lui donne des points de repère dans la ville.

Les lectures convoquées dans la visite d’une ville ne concernent pas uniquement des ouvrages sur la cité en question. Un ouvrage peut servir de guide même s’il n’a pas pour sujet la ville visitée par l’individu. Dans La forme d’une ville, Gracq convoque à plusieurs reprises ses références littéraires afin d’exprimer les effets que produisent sur lui les espaces nantais. Le narrateur effectue un rapprochement entre ses lectures et ses perceptions de l’étendue urbaine :

C’est le souvenir de cette rumeur, électrisante, prochaine, et pourtant insaisissable, qui me rend proche par-dessus tout certains poèmes de Rimbaud, comme Ouvriers ("La ville avec ses fumées et ses bruits de métiers qui nous suivait très loin dans les chemins…")2.

Le souvenir des vers rimbaldiens forme un écho dans la vie du narrateur. En effet, il met des mots sur des sentiments éprouvés par Gracq au contact de la ville. Bien que Rimbaud n’évoque pas la ville de Nantes, les images utilisées rendent compte d’une atmosphère sentie par le narrateur. La forme d’une ville est imprégnée par la culture livresque de son auteur. Or, les œuvres connues par Gracq sont projetées sur le décor nantais :

C’est au pied de ces carrières, dans les friches qui les bordaient, et où traînaient immobilisés de place en place des wagonnets rouillés, que je situais en imagination les terrains vagues – si peu parisiens – où Edgar Poe localise inductivement le théâtre du meurtre de Marie Rojet3.

Les ouvrages lus par Gracq sont actualisés dans leur nouvelle mise en scène spatiale. Gracq, en rêvant les histoires en lieu et place de Nantes, s’approprie les œuvres. Le fait que la situation géographique diffère de la position du lecteur n’empêche pas pour autant la complicité accidentelle qui se met en place entre les différents lieux. L’œuvre littéraire trouve ici son accomplissement qui consiste en son universalité. En effet, si Poe, Rimbaud ou Apollinaire parlent d’un endroit particulier –

1

BUTOR, Michel. L’emploi du temps. Op. cit. p. 303.

2

GRACQ, Julien. La forme d’une ville. Op. cit. p. 6.

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une ville -, d’une sensation singulière – un climat, une lumière -, leurs mots résonnent pour le lecteur qui y trouve un écho dans sa propre expérience. L’écriture du particulier tend alors au général.

Une telle expérience n’est, cependant, pas sans effet sur la perception de la ville par l’individu. Nourri de lectures diverses, l’individu conjugue jusqu’à confondre le décor planté devant lui avec le décor évoqué dans les pages des livres connus : « le lecteur la rêve [la ville], la recrée, la reconstruit en juxtaposant des bribes de descriptions empruntées à ses auteurs favoris »1. L’espace connu est habillé par les imaginaires d’écrivains qui viennent nourrir les perceptions du lecteur. Le monde sensible dans lequel il habite s’étoffe par ses références artistiques. Le lecteur voit alors le décor qui l’entoure s’ajuster aux textes qui l’alimentent et, réciproquement, ses lectures se conformer aux territoires qu’il habite.