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Le territoire comme limite à l’étendue de l’activité économique

CHAPITRE 4 : AUTORITÉ ÉCONOMIQUE ET ÉTAT À L’ÉPOQUE

4.2 Les sceptiques : la pérennité du système d’États

4.2.1 Le territoire comme limite à l’étendue de l’activité économique

Les sceptiques rejettent l’idée voulant que les frontières n’aient plus, dans l’économie actuelle, cette connotation de démarcation qu’elles avaient du temps de l’apogée des États. Pour eux, les hyperglobalistes font une lecture inadéquate de la situation mondiale contemporaine en donnant trop d’importance à certains facteurs, comme le degré de transnationalisation des corporations multinationales par exemple. Du point de vue des sceptiques, les hyperglobalistes oublient que le territoire national continue d’offrir des avantages incontournables (Weiss, 1998, p. 186). Par exemple, certains nouveaux procédés de production nécessitent une proximité physique entre les producteurs et les fournisseurs, et ceux-ci vont par conséquent être plus enclins à prioriser un réseau d’approvisionnement régional plutôt que global. La distance demeure un facteur important même si les avancées en matière de transport, d’information et de communication ont atteint des niveaux inégalés. De plus, une relation saine et bien

établie entre le gouvernement et les acteurs économiques nationaux constitue un avantage pour ces derniers, qui resteraient favorisés par une proximité accrue, un lien privilégié avec le gouvernement et donc un plus grand soutien de sa part, ce qui crée un avantage compétitif certain. Pensons à la Société de développement des entreprises culturelles (S.O.D.E.C.) qui offre des crédits d’impôts pour les entreprises cinématographiques et culturelles québécoises, ou encore à Gazprom qui bénéficie d’un lien exclusif avec le gouvernement russe et qui, historiquement, a profité de conditions fiscales moins contraignantes de la part de la Russie (Locatelli, 2013, p. 10). À cela s’ajoute le fait que les profits, en plus d’être régionalement concentrés, sont aussi plus élevés pour les firmes aux activités régionalisées que pour les FMN poursuivant une stratégie globale (Hirst et al., 2009, p. 83). Le territoire national resterait encore à ce jour un endroit privilégié pour les corporations multinationales qui sont loin d’être des compagnies transnationales au

sens où l’entendent les hyperglobalistes. Hirst et al. se sont penchés sur le caractère ‘transnational’ des corporations

multinationales. Leurs études font état des limites de l’expansion de la globalisation des marchés financiers. Ceci s’explique notamment par le fait que les acteurs de l’économie globale ont encore besoin des territoires nationaux pour assurer la globalisation des marchés. Par exemple, l’industrie des services financiers, hautement numérique, demeure attachée aux quelques grandes villes qui sont des agglomérations économiques où sont concentrées la majeure partie des activités (Sassen, 2008, p. 337). Ceci démontre que ces ‘cités globales’ ont leur mot à dire sur le degré d’expansion des marchés en ce sens qu’elles contrôlent les infrastructures des services financiers présents sur leur territoire. Quant aux réseaux actuels de commerce mondial, seul le quart d’entre eux sont particulièrement touchés par la pénétration des nouvelles technologies de l’information (Hirst et al., 2009, p 90). Une telle lecture véhicule la vision d’un système financier international relativement peu intégré, dans lequel l’autonomie nationale est plus importante que ce qu’on croit généralement. De plus, les firmes multinationales orienteraient leur marché en fonction de la demande interne, qui représente au moins 80 % de leurs ventes33 (Hirst et al., 2009, p. 81). Weiss soutient pour sa part qu’environ 90

% de la production reste à l’intérieur des frontières nationales (Weiss, 1998, p 176) :

Autour de 90 % de la production demeure pour les marchés domestiques [...] En plus de cela, les investissements domestiques par des capitaux domestiques sont en grande partie financés par des épargnes internes [ainsi] les compagnies continuent de concentrer la majorité de leur production, de leurs actifs et des processus décisionnels stratégiques dans leur pays d’origine (Weiss, 2003, p. 14; traduction libre).

Il semble donc y avoir des limites à l’extension des marchés, qui paraissent davantage régionalisés que globalisés.

On peut toutefois s’interroger sur le degré de crédibilité de ces thèses. Hormis le fait que le portrait que dressent Hirst et Thompson de la globalisation laisse de côté les analyses sociologiques qui sont de plus en plus nombreuses depuis les dernières décennies (Robertson, 1997 p. 1182), des critiques leur reprochent notamment de ne pas s’engager dans l’étude de la vaste littérature sur la globalisation. S’ils l’avaient fait, « ils se seraient rendus compte que plusieurs théoriciens sont en désaccord avec la caractérisation qu’ils font » des différentes thèses sur la déterritorialisation de l’activité économique (Paterson, 1997 p. 158; traduction libre). Par exemple, ils utilisent des données sur l’augmentation des investissements directs étrangers par rapport au produit intérieur brut pour évaluer la thèse d’une économie plus globalisée. Or, d’autres auteurs, tel Malcolm Waters, suggèrent plutôt que les investissements directs étrangers correspondent à une période d’internationalisation et non de globalisation (Paterson, 1997, p. 158), « [l]es caractéristiques de cette dernière, en regard aux activités des firmes, étant plutôt l’augmentation des accords de licence, les alliances intra-firmes et ainsi de suite. Phénomènes que Hirst et Thompson ne discutent tout simplement pas » (Paterson, 1997, p. 158; traduction libre). Ce faisant, certains leur reprochent de présenter une position maladroite de la vision hyperglobaliste ou, en d’autres termes, de s’attaquer à « un homme de paille » (Sklair, 1997, p. 334; traduction libre). Hirst et Thompson estiment toutefois que des exemples tels l’arrivée de l’Inde et de la Chine comme de puissants joueurs économiques démontrent que les actions étatiques ont encore un poids dans les trajectoires économiques qui se dessinent (Hirst et al., 2009, p. 16).

Les sceptiques rappellent aussi qu’au contraire de l’idée voulant que la globalisation améliore la distribution des richesses entre le Nord et le Sud, ce sont plutôt les États du Nord qui semblent profiter, entre eux, d’une hausse de l’internationalisation économique. De fait, le commerce mondial, les investissements et la production restent principalement concentrés dans les pays de l’OCDE (Weiss, 1998, p. 176). Quant à l’augmentation des partenaires commerciaux qui viennent avec un monde globalisé, il n’y a pas eu de réels changements de modèles, mis à part certains pays qui semblent être devenus des sortes d’entrepôts où les biens sont conservés avant d’être réexportés vers des pays tiers. Encore à ce jour, la plupart des pays de l’OCDE ne font affaire qu’avec deux ou trois partenaires significatifs (Weiss, 1998, p. 172). Ainsi, les sceptiques croient que l’on assiste bien plus à une régionalisation commerciale entre groupes inter-étatiques (comme c’est le cas avec l’ALÉNA, par exemple) qu’à une réelle globalisation des marchés. En 2016, le commerce intra-Union européenne représentait 64 % du total du commerce d’exportation (EUROSTAT, 2017, p. 5). Les hyperglobalistes proposeraient donc une lecture erronée de la situation, puisqu’ « [ils] ont surévalué la magnitude des changements et de fait, le degré de transnationalisme de la production » (Weiss, 1998, p.

175; traduction libre). Un autre point qui divise les hyperglobalistes et les sceptiques concerne l’idée que

les nouvelles technologies d’information et de communication créeraient un monde sans frontières, ou du moins un monde où ces dernières ne posséderaient plus le rôle de délimitation qui leur est propre. D’abord, disent les sceptiques, il faut mettre les choses en perspective : la proportion d’internet dans l’économie reste relativement faible en matière de commerce. Hirst et al. rappellent que 75 % du commerce mondial concerne des marchandises qui requièrent des mouvements physiques dans l’espace (Hirst et al., 2009, p. 90). Quant à la pénétration d’internet, elle est très inégale dans les différentes parties du monde. Le commerce électronique est surtout concentré dans les pays développés. Par exemple, aux États-Unis, la part du commerce électronique dans le chiffre d’affaires total du secteur manufacturier a atteint plus de 50 % en 2012, tandis que dans les pays en développement, le constat est bien différent. Le commerce électronique d’entreprise à consommateur au Moyen-Orient et en Afrique ne devrait croître que de 2.2 % à 2.5 % entre 2013 et 2018 (C.N.U.C.E.D., 2015, p. 1). Les technologies

d’informations et de communications nécessitent donc des infrastructures que l’on retrouve surtout dans les grands centres34, notamment ces cités globales décrites par Sassen. Seule une faible proportion de la population mondiale est particulièrement touchée par la pénétration engendrée par les nouvelles technologies d’information et de communication.

En somme, la distance, le temps et les inégalités restent d’importants facteurs qui influencent et continuent d’être de puissantes barrières au commerce et autres activités économiques. Loin de vivre dans une économie pleinement globalisée, nous en sommes toujours, selon les sceptiques, à l’ère d’une économie internationalisée35 fortement

déterminée par une structure triadique de blocs régionalisés. La dénationalisation de l’économie et ses conséquences seraient grandement surévaluées (Weiss, 1998, p. 187).

Le biais de la lecture proposée par les hyperglobalistes ne s’arrêterait pas là, puisque les sceptiques croient qu’ils font également une lecture erronée de la capacité de contrôle des gouvernements nationaux en déclarant la suprématie du capital global sur les économies nationales. Les sceptiques estiment au contraire que les législatures nationales demeurent des centres névralgiques de la globalisation.