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Territoire et fonctions urbaines : la sphère de reconnaissance

CHAPITRE 2 REVISITER UN CORPUS DE SOURCES ORALES

4.3 Territoire et fonctions urbaines : la sphère de reconnaissance

Le concept de fonctions urbaines étant central dans l’élaboration du projet Vivre sa ville et de notre étude par le fait même, nous avons donc accordé une attention scrupuleuse à leur présence en contexte dans les témoignages de notre corpus. En premier lieu, nous avons observé que la référence à l’exercice, au sujet d’autres habitants du quartier, de ces différentes fonctions était assez révélatrice quant à l’appropriation territoriale par la pratique. En effet, un des critères pouvant être utilisé afin de mesurer l’appropriation d’un espace par un acteur social est d’établir la reconnaissance de cette appropriation par les autres acteurs. Formulé de manière simple, plus un acteur social est connu par l’exercice de sa fonction, plus son territoire est étendu. De cette façon, le quartier Saint-Sauveur est, en regard des fonctions urbaines, l’ensemble superposé des différents territoires des acteurs exerçant ces fonctions.

Nous avons remarqué que, pendant cette portion du XXe siècle débutant dans les années 1910 et que nous estimons se terminer vers la fin des années 1960, il existait une forte propension, chez les habitants du quartier, à nommer les gens en utilisant titres et fonctions90. Ainsi, une informatrice fait référence aux différents commerçants et professionnels par leurs noms de famille précédés de la fonction occupée: le dentiste Gariépy, les notaires Couillard et Pouliot, les docteurs Destrampe, Darveau et Bédard, etc. Attestée par un autre informateur, cette forme de référence était également de mise lors du rituel des salutations sur la voie publique. Ce rituel, hautement symbolique, établit en quelque sorte la position de la personne saluée dans le réseau d’interactions sociales de l’individu :

C’est que la fonction essentielle des salutations est de manifester de manière symbolique à l’autre qu’on l’identifie comme quelqu’un qui appartient à notre sphère de connaissance (d’où le salut), qu’on le reconnaît dans sa spécificité individuelle (comme un « Monsieur » ou comme une « Dame »), éventuellement comme un intime (« Philippe ») ou une personnalité caractérisée par son statut ou sa fonction (comme « Monsieur l’abbé » ou « Madame la Directrice »). (Picard, 1996 : 243)

85 Ainsi, dans le cas qui nous occupe, nous pouvons parler d’une reconnaissance de la sphère d’influence du titulaire d’un statut particulier ou d’une fonction spécifique. L’exemple qui suit est très éclairant à ce sujet. Cet informateur souligne le fait que, parmi les différentes associations paroissiales présentes dans les années 1950, les postes de président et présidente étaient auréolés d’un prestige certain : « Madame la présidente, Monsieur le président, c’était quelque chose ». (A, LEU 6792) En tant que représentant de ces organisations, le territoire de ces dernières, souvent délimités par les frontières de la paroisse, devenait également le territoire de son président ou de sa présidente. Le rayonnement induit par la fonction d’un individu, semblait être reconnu par un grand nombre d’habitants du quartier : « Le député, c’était MONSIEUR Boudreault91 » ou encore le notaire Cossette qualifié de « grand personnage ». (A, LEU 6792) Cependant, cette aura de respectabilité entourant l’exercice d’une profession « libérale » ou ecclésiastique s’est estompé : « Astheure, j’entends des gens tutoyer notre curé, l’appeler par son prénom. Nous autres ça a toujours été, même dans l’intimité, père curé ou mon père » (RJ, LEU 6787) Cette même informatrice ajoute :

« Ça a changé, ça c’est transformé. J’ai presque honte de le dire mais ça c’est dégradé un peu. Ça a déjà été beaucoup plus, pas raffiné, mais c’était plus poli, plus verni un peu, mais en général je pense que c’est tout partout pareil ». (RJ, LEU 6791)

Probablement causé en partie par l’exode des professionnels auxquels nous avons déjà fait référence, nous établissons la fin de cet âge d’or du rayonnement lié à la fonction et de la déférence publique vers la fin des années 1960.

La sphère de diffusion de surnoms ou sobriquets, bien que n’étant pas uniquement attribués aux habitants « importants » du quartier, peut également être considérée comme un indicateur quant au niveau d’appropriation territoriale d’un individu. D’un autre côté, plus qu’une marque de familiarité, l’emploi du surnom d’un individu par les membres de sa communauté est signe d’appartenance et d’inclusion, preuve de la maîtrise des référents culturels du territoire en question. En outre, la connaissance et l’usage de surnoms ou sobriquets peut constituer dans certains cas un rempart protecteur comme l’a constaté cette chercheuse :

J’ai constaté, bien sûr, que les sobriquets donnés par le groupe extérieur à la famille étaient cachés à l’étranger et que plusieurs étaient inconnus de celui qu’on dénomme (les filles recevaient rarement de surnoms en groupe). Leur caractère secret permet aux habitants de

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conserver leur intimité collective face à l’extérieur de la communauté et aux groupes d’affirmer leur jugement sur les uns et sur les autres dans la discrétion. (Garneau, 1985 : 50)

Bien que nous n’ayons pas trouvé de traces de « jugements » dans les surnoms mentionnés dans le discours des informateurs, nous avons toutefois relevé quelques cas de dénominations particulières. Outre les commerçants mentionnés au chapitre 3, une informatrice se rappelle le nom sous lequel était connu le ténor Raoul Jobin : « Roméo, dans le temps, comme on l’appelait 92». (MLB, LEU 7409) Un autre surnom répandu dans le quartier était celui substitué

au prénom de Pierre Bertrand93 : « Pit ». Bien que l’origine du sobriquet attribué à « Pit » Bertrand soit difficile à établir, ce citoyen du quartier jouissait d’une grande réputation et était, selon l’expression de cette informatrice, connu « comme Pilate dans la Passion ». (MEP, LEU 7149) Il est intéressant de constater, vu l’importance des manufactures de chaussures pour le quartier dans la première moitié du XXe siècle94, le rôle de premier plan joué par cet homme dans cette industrie est en partie responsable du prestige qui lui a été conféré.