• Aucun résultat trouvé

La circulation : les trajets spécifiques et la ruse

CHAPITRE 2 REVISITER UN CORPUS DE SOURCES ORALES

4.2 La circulation : les trajets spécifiques et la ruse

Il est généralement admis que la marche constitue la principale façon de se déplacer à l’intérieur de cet espace urbain qu’est un quartier. (Ariès et Duby, 1985) Toutefois, il nous a semblé, bien que cette précision ne soit pas établie par les informateurs, que cette pratique a eu tendance à décroître à la suite de l’usage généralisé de l’automobile, à partir des années 1950. D’après les récits de notre corpus, les déplacements de courte et de moyenne distance dans le quartier s’effectuaient donc principalement à pied. L’utilisation du cheval, dans la première moitié du XXe siècle, était limitée principalement aux livraisons commerciales. Parmi les témoignages étudiés, aucun ne comporte étonnamment d’allusion à la bicyclette comme moyen de transport usuel hormis le cas d’enfants parcourant un bout de trottoir en tricycle en guise d’amusement. Quant au tramway, ce « petit train électrique à perche » (IV, LEU 7068), il était principalement utilisé pour les déplacements hors du quartier, pour se rendre au travail entre autres. Toutefois, l’arrivée des autobus en 1938, est venue changer la donne. Ce passage du tramway à l’autobus comme principal moyen de transport en commun a été vu par plusieurs comme une amélioration de la circulation, comme le rapporte cet ancien chauffeur de taxi :

« Les automobilistes étaient contents eux-autres parce quand un tramway arrivait à un coin de rue pis qu’y était à droite du tramway, la loi là, il fallait arrêter pour que le monde embarque pis c’est rien que quand le tramway partait qu’on pouvait partir ». (JBB, LEU 7031)

Ainsi donc, c’est la marche que nous considérerons comme pratique de circulation de base grâce à laquelle s’effectuaient les trajets spécifiques que nous nous proposons d’examiner. Comme la trame urbaine est relativement dense, les raccourcis en diagonale sont impossibles presque partout et les déplacements à pied doivent majoritairement se faire en suivant les rues et les trottoirs. De plus, dans les zones exclusivement résidentielles du quartier, les cours étaient presque toutes clôturées, écartant la possibilité de couper par le terrain d’un voisin par exemple :

« Les cours, on voyait absolument rien. Les cours étaient toutes renfermées. Prenez en avant, on avait une clôture de 12 pieds. Tout était fermé. Il y avait juste une petite porte de cours dans les grandes portes pour voyager ». (RG, LEU 7428)

Tout d’abord, avant de considérer certains déplacements particuliers, il nous apparaît important de dresser un tableau général du tracé des rues dans le quartier Saint-Sauveur. Bien qu’un grand nombre des voies de circulation respectent la figure en damier dont l’origine remonte à l’antiquité (Stébé et Marchal, 2012 : 6), certaines portions du quartier ont été de véritables casse-

79 têtes pour l’arpenteur responsable de l’élaboration du plan de la ville « qu'il souhaitait apparemment consacrer dans un tracé orthogonal ». (Morisset, 2000 : 39) En somme, Saint- Sauveur est un assemblage d’orthogonalité et de zones « croches ». Si on en juge par le fait que les informateurs prennent la peine de mentionner que certaines rues ne sont pas à angles droits, nous pouvons inférer qu’un statut d’exception leur est octroyé, rendant ces zones particulières. En voici quelques exemples : « elle est de travers la rue Saint-Luc » ou « elle a l’angle croche la rue Saint-Vallier » (MEP, LEU 7149) ou encore, à propos de la rue Saint-Ambroise, « c’est pas carré dans ce coin-là ». (A, LEU 6792) D’une manière générale, la représentation de l’espace urbain se fonde en partie sur l’opposition entre droit et « croche », en faisant de l’orthogonalité la norme.

Les trajets spécifiques

Les trajets, pratiques de circulation récurrentes, sont des indices probants de la relation des habitants à l’espace vécu ainsi que de son appropriation symbolique. D’ailleurs, certains auteurs ont souligné l’incidence des circuits empruntés sur la représentation spatiale: « Le quartier se définit subjectivement, pour celui qui l’habite, par l’ensemble des itinéraires parcourus à partir de chez soi ». (Ariès et Duby, 1985 : 98) Bien qu’un grand nombre de déplacements opérés par les informateurs tout au long de leur vie aient été de façon évidente passés sous silence lors des entretiens, d’autres ont toutefois été décrits de façon relativement précise. Les petits trajets quotidiens, liés pour la plupart aux pratiques d’approvisionnement, sont associés à la mémoire du geste et la façon de les rapporter appelle l’utilisation d’un verbe d’action, sollicitant le « vécu » de la mémoire spatiale. L’informateur, en se racontant, se voit déambuler : « La rue Saint- François était de même pis on descendait de même, après ça on pouvait prendre le pont pis s’en aller » (MEP, LEU 7149) ou « Il y avait un magasin de bébé sur la rue Saint-Vallier ici, qui était proche qu’on pouvait aller à pieds » (RJ, LEU 6790). En d’autres occasions, c’est le souvenir d’une tierce personne qui effectue le déplacement :

« La femme, plutôt que de faire trois, quatre coins de rues, cinq, six coins de rues, elle s’en allait à l’épicerie pis elle achetait un bol de cretons, un bol de tête fromagée ». (LJ, LEU 7439)

L’espace et la pratique se trouvent liés dans le souvenir et, au niveau de la représentation, l’espace « vécu » est donc un espace « pratiqué ». En outre, il est apparu que ces pratiques de

80

circulation, dans le contexte d’un récit de vie, avaient tendance à marquer plus profondément la mémoire lorsqu’elles sont associées à des événements particuliers. Ainsi, dans les trajets spécifiques que nous avons relevés, certains apparaissent clairement comme les indices d’un investissement subjectif de l’espace où des moments importants de l’existence se trouvent en quelque sorte « incarnés » dans la matérialité du quartier. En ayant accès à ces souvenirs précis, Saint-Sauveur, en tant qu’espace vécu, se laisse apercevoir.

L’examen des récits de vie des informateurs nous a permis de constater que lorsqu’un itinéraire spécifique est mentionné de façon spontanée, sans questions directes de l’enquêteur, il s’agit dans beaucoup de cas de trajets associés soit aux fréquentations ou soit au mariage. Par exemple, cette femme se souvient du détour que son fiancé effectuait pour lui rendre visite :

« Comme fréquentations, comme petit spécial ... la halle Saint-Pierre était pas tellement loin d’ici. Il restait dans le haut de la rue Victoria. Il passait ici devant l’église pour s’en aller chez eux. Après l’ouvrage, il arrêtait prendre un café pis on jasait ». (RJ, LEU 6786)

Ce trajet n’aurait sans doute pas laissé une empreinte dans la mémoire de l’informatrice s’il ne s’était pas trouvé investi de l’importance affective accordée à son objectif. En effet, bien que l’événement important se soit produit à un endroit précis, le chemin emprunté pour s’y rendre devient, même si rien de « spécial » n’intervient pendant la marche, partie prenante de ce qui se déroule au point d’arrivée. Ainsi, le trajet du fiancé devient, par un rapport métonymique, une représentation de la période des fréquentations. De la même façon, ce qui se donne à voir lors d’un déplacement peut avoir des connotations subjectives insoupçonnées pour l’ensemble de ceux qui utilisent le même itinéraire :

« J’allais à l’école Saint-Roch pis moi pis mon amie de fille Marianne Pelletier, il fallait passer par le stand de taxi pour aller à l’école pis nous-autres on regardait les chauffeurs de taxi pis on disait : « peuh, des chauffeurs de taxi, pas de danger qu’on marie ça! On en a marié chacun un ». (IV, LEU 7065)

Certaines étapes fondamentales d’une existence peuvent être traduites dans le récit de vie comme étant un trajet dans l’espace où le point d’arrivée correspond à un changement de statut : « Vous partez de la maison à sept heures le matin, vous allez à l’église, vous êtes fille. Mais quand vous revenez, vous en avez déjà quatre en arrière de vous86 ». (RG, LEU 7421) Le rite de passage du mariage se trouve ici symbolisé par un aller-retour à l’église. En d’autres occasions, l’importance

81 rituelle du trajet se voyait soulignée par une coutume prescrivant l’utilisation d’un moyen de transport particulier. C’était le cas notamment lorsqu’il fallait se rendre à l’église en vue d’y faire célébrer un baptême : « Chez nous, on était en face de l’église mais il fallait quand même prendre le carrosse ». (RJ, LEU 6785)

Dans certains cas, l’exercice d’une fonction urbaine particulière étendait le champ de mémorisation des trajets propres à un métier connexe. Par exemple, ce chauffeur de taxi, n’ayant pas conduit de tramways lui-même, retrace avec une grande précision l’ensemble du circuit numéro 1 de ces « petits chars électriques à perche » dont le passage, dans les années 1930, s’effectuait dans le quartier à toutes les cinq minutes :

« On va partir de la shed de Saint-Malo. Ça c’était au bout de la rue Hermine. [...] Ils partaient de la rue Hermine jusqu’à la rue Demers. Là, ils prenaient la rue Demers jusqu’au boulevard Langelier. Ils prenaient le boulevard Langelier jusqu’à la rue Notre-Dame-des- Anges, y avait pas de boulevard Charest. En 31, quand le boulevard Charest a été ouvert, là ils ont pris le boulevard Charest. La rue de la Couronne, des Fossés, rue Saint-Paul jusqu’à la rue Saint-Pierre. Saint-Pierre jusqu’à la traverse de Lévis. La traverse de Lévis, ils tournaient là pis ça revenait par la rue Dalhousie, Saint-André, Saint-Paul encore, Saint- Joseph, Saint-Vallier jusqu’à la rue Verdun, où est-ce qu’étaient les tanks à gaz là, ils pognaient la rue Verdun jusqu’à la rue Sainte-Thérèse. Sainte-Thérèse, ils s’en venaient jusqu’à la rue Aqueduc. Aqueduc jusqu’à la rue Hermine pis d’Hermine on s’en revenait. Ça c’était le circuit numéro 1 ». (JBB, LEU 7031)

Il s’est avéré également que les trajets empruntés dans l’enfance laissent une forte marque mémorielle, probablement parce qu’il s’agit entre autres des premières fois où l’on se déplace dans le quartier sans la présence des parents. Pour cette informatrice, le chemin de l’école reste associé à la vision de son frère :

« On était pas loin du collège. Le collège était là, le couvent. Quand on partait tous les deux le matin, mon frère prenait son bord pis moi je prenais le mien. Quand on arrivait au coin de la rue Boisseau, on se voyait encore ». (RG, LEU 7427)

Cette autre femme, après avoir fréquenté l’école de la rue Boisseau, a changé d’établissement pour celui des Sœurs de Saint-François-d’Assise, sur la rue de Mazenod. Voici la description de son trajet :

« C’était pas loin, nous autres on restait sur la rue Morin. On montait la rue ... c’est-à-dire qu’on s’en allait comme ça [l’informatrice indique la direction par un geste] puis on

82

arrivait tout de suite à la rue Mazenod87. On montait peut-être bien cinq coins de rues ou

bien six, je le sais pas. Il me semble que c’était Chateauguay/Mazenod, je le sais pas trop ». (MEP, LEU 7148)

Parfois, il s’agit des trajets spécifiques effectués non par les informateurs eux-mêmes mais par leurs enfants, à pied ou comme de ce cas-ci en tricycle :

« [ils] traversaient de l’autre bord de la rue, sur le trottoir des Pères qu’on appelait, pis là les quatre rues étaient sur le même trottoir, il n’y a avait pas de traverse : Boisseau, Durocher, des Oblats et, dans ce temps-là, Sauvageau88. Ils avaient pas d’affaire à

traverser, ça leur faisait grand. Ils se promenaient pis y avait aucun danger ». (RJ, LEU 6790)

Les trottoirs circonscrivant ce pâté de maisons, en devenant une sorte de terrain de jeu, ont pour l’informatrice et ses proches cumulé deux fonctions : circulation, fonction ordinairement dévolue à un trottoir, et récréation, fonction improvisée, permise par la configuration des lieux.

La ruse

À l’intérieur de cet environnement imposé et relativement figé qu’est un espace urbain, il existe des moyens de contourner ou de détourner, par des déplacements ou des usages particuliers, la rigidité de ce cadre physique. Tantôt ponctuelles, tantôt habituelles, ces ruses spatiales sont des indices probants d’une appropriation de l’espace par les habitants. Ainsi, l’exemple que nous venons de citer de l’utilisation alternative des trottoirs par des enfants, pour fin d’amusement, est une illustration de ces pratiques de détournement ou de transgression. Ces dernières peuvent également s’exprimer par des raccourcis, ces itinéraires créatifs reliant des points à l’extérieur des voies de circulation planifiées et administrées. Un raccourci, personnel ou populaire, une des voies de l’« expression habitante », selon l’expression de Jean-François Augoyard (Augoyard, 1979), est la marque d’une subjectivation et d’une appropriation de l’espace par la pratique. Lors de l’examen des témoignages de notre corpus, nous étions constamment à l’affut de ce type de pratiques transgressives mais nous avons dû nous rendre à l’évidence et constater qu’elles n’étaient pas des plus nombreuses parmi les souvenirs des informateurs. Toutefois, nous avons

87 L’informatrice MEP est née en 1908 et a interrompu ses études à l’âge de treize ans. Ce dont elle parle ici ne peut

s’être déroulé après 1921, année du changement de toponyme pour cette rue. Les faits relatés remontent donc au temps où la rue de Mazenod se nommait encore Sauvageau.

88 La rue Sauvageau est devenue la rue De Mazenod en 1926. Les informateurs RJ et LJ continuent toutefois à

référer à cette rue en utilisant l’ancien toponyme pour situer des faits s’étant produits plus de 20 ans plus tard, dans les années 1940.

83 repéré un de ces itinéraires qui correspond précisément à ce que nous avons établi comme étant une ruse spatiale. Cette informatrice de la rue Napoléon fait état d’un circuit, emprunté par certains écoliers, qui consistait à franchir le pâté de maisons en passant par les toits des hangars : « Au lieu de s’en aller à l’école sur les trottoirs, c’était de monter sur les couvertures ». (RG, LEU 7426) Bien que de prime abord cette pratique puisse sembler exceptionnelle et localisée à ce coin du quartier, il est fait mention d’une manière semblable de se déplacer dans un roman de Roger Lemelin dont nous citons ici l’extrait concerné :

Ils hésitèrent quelques secondes puis, soudain, tournèrent à gauche et, sans s’occuper des chiens qui jappaient l’été et couraient dans le derby l’hiver, ils grimpèrent agilement une clôture, filèrent sur quatre hangars, disparurent dans une cour, sautèrent encore quelques clôtures. (Lemelin, 1988 : 27)

Bien que le contexte de l’utilisation de toits comme voies de circulation soit différent d’un cas à l’autre (se rendre à l’école pour les uns et fuir des poursuivants pour les autres), il est permis de se demander si cette pratique, par les enfants et adolescents, n’était pas relativement courante dans le quartier. De plus, ce trajet particulier accède au statut de réalité pour ceux qui en ont été témoins, devenant ainsi un « possible » parmi l’ensemble des itinéraires disponibles pour circuler dans le quartier. D’autres raccourcis, quant à eux, sont toutefois moins spectaculaires. C’est le cas de celui qui permettait de se rendre plus rapidement au marché Saint-Roch89 : « Moi-même j’ai parti d’ici pour y aller à Saint-Roch. On faisait raccourci par le parc Victoria entre les deux ponts pis on traversait ». (RG, LEU 7423) Nous ferons remarquer que, en raison de la densité de la trame urbaine, les endroits propices à servir de raccourci, comme des parcs, des espaces verts ou des terrains vagues, sont plutôt rares dans Saint-Sauveur. En terminant, bien que cette ruse ne soit pas directement liée au déplacement de celui qui la déploie, nous avons cru pertinent de la soulever en raison de son caractère spatial. Lors de la tournée de distribution du livreur de glace, certains enfants lui tendaient une sorte d’embuscade :

« Pis nous-autres on se dépêchait pendant que le gars sortait la glace pour entrer dans la maison, il sortait ça de la voiture. On allait dans la voiture pis on allait se chercher de gros morceaux de glace pour sucer ». (IV, LEU 7067)

89 « Ce marché ouvre ses portes en 1910 sur les bords de la rivière Saint-Charles, près du pont Drouin et derrière

l’hospice Saint-Charles ». (Courville et Robert, 2001 : 217) Il a été déménagé en 1977. Les gens du quartier Saint- Sauveur le fréquentait depuis la fermeture du marché de la halle Saint-Pierre en 1915.

84

Cet exemple nous permet de constater que, dans certains cas, la ruse est utilisée par ceux qui se déplacent pour déjouer le cadre physique et qu’en d’autres occasions c’est en se déplaçant qu’on s’expose à certains stratagèmes.