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Les termes «histoire » et « mémoire » ne sont pas des synonymes

3.3 Mémoire collective et histoire

3.3.1 Les termes «histoire » et « mémoire » ne sont pas des synonymes

Bien que les expressions « histoire » et « mémoire » soient souvent employées comme des synonymes, elles sont, comme le disait Pierre Nora dans Les lieux de mémoire196, loin de

l’être, car tout les oppose. Le philosophe Paul Ricœur lui aussi, dans son livre La mémoire,

l'histoire, l'oubli197, a développé cette distinction. Dans cette section, nous proposons une réflexion philosophique sur la distinction entre histoire et mémoire, et sur les rapports qu'elles entretiennent.

195

Rousso, Henri, Op. Cit, p. 253.

196

Nora, P., Ageron, C.R., Les Lieux de la mémoire, Tome I, Gallimard, 1997.

197

La première question à se poser pour comprendre le distinguo souligné par Nora et Ricœur concerne l’origine de la confusion existant entre les deux termes. Il est possible qu’une telle confusion découle du fait que l'histoire est souvent considérée comme « magistra vitae », une leçon à apprendre par cœur pour mieux vivre le futur. L’histoire pourrait donc être considérée comme une pure discipline de la mémoire : une matière à mémoriser pour la maîtriser. La mémoire serait, dans cette acception, vue comme un pur exercice, un simple outil apte à apprendre la leçon de l’histoire pour véhiculer le futur : se souvenir pour ne plus revivre une situation dramatique (ou, bien plus rare, se souvenir d’une situation favorable pour la répéter). En effet, il existe plusieurs aphorismes et slogans qui nous rappellent qu’il vaut mieux apprendre l’histoire par cœur plutôt que de la revivre.

L’exemple le plus évident se trouve dans le cas des meurtres de masse198 perpétrés par les nazis et les fascistes dans les camps de concentration entre 1933 et 1945 et dont il nous est encore impossible d’estimer avec exactitude le nombre de personnes qui y ont transité et qui y sont mortes199. Cet évènement tragique est considéré comme l’un des plus sombres de l’histoire et il est toujours associé à la formule, désormais adoptée comme un slogan, «plus

jamais ça!». Le devoir de mémoire, entendu comme une obligation d’ « apprendre par cœur »,

joue ici un rôle fondamental dans la construction du chemin de l’histoire future.

198

Le terme sinti «Porajmos», littéralement « grand dévorement » ou «grande dévastation», qui désigne les persécutions envers les Tsiganes pendant la Seconde Guerre mondiale, nous donne une idée de ce que ce carnage fut. Nous préférons utiliser ce mot, plus que celui de «massacre» ou «génocide». Ce dernier en particulier serait à éviter, car il pourrait contribuer, à notre avis, à la propagation d’une confusion déjà largement existante, selon laquelle les seules victimes des nazis et des fascistes furent les Juifs.

199

Nous avons à ce sujet une estimation, probablement par défaut mais quand même assez précise, du nombre des Juifs massacrés dans les camps de mort. Cependant, nous avons une estimation très vague, et déficitaire, au sujet des Tsiganes, qui composent probablement la deuxième population européenne victime d'une extermination familiale et raciale (Georges Bensoussan (dir.), Jean-Marc Dreyfus (dir.), Édouard Husson (dir.) et al.,

Dictionnaire de la Shoah, Paris, Larousse, coll. « À présent », 2009, 638, p. 557). Les chiffres, quant aux

Tsiganes, vont de 250.000 selon Giorgio Giannini (Giorgio Giannini, Vittime dimenticate, lo sterminio dei

disabili, dei rom, degli omosessuali e dei testimoni di Geova, Viterbo, Nuovi Equilibri, 2011, ISBN 978-88-6222-

274-7), à la chiffre calculée par Ian Hancock de 638.000, mais qui pourrait arriver jusqu’à un million et demi (AJ Edelheit & H Edelheit, History of the Holocaust: a handbook and dictionary, p. 458, Westview Press, 1994).

Le philosophe, auteur d’un réalisme critique, pragmatiste et naturaliste, Jorge Agustín Nicolás Ruiz de Santayana y Borrás, a sûrement, et probablement à son insu, contribué à créer cette confusion en nous laissant dans Reason in Common Sense, premier tome de son œuvre

The Life of Reason, l’un des aphorismes les plus célèbres en philosophie de l’histoire : « Those who cannot remember the past are condemned to repeat it ». Dans une telle vision finaliste de

l’histoire, selon laquelle le but ultime serait de prendre les mesures appropriées pour éviter de tomber dans les conséquences a posteriori qu’on nomme « crimes contre l’humanité », la mémoire collective serait donc l’instrument téléonomique à la disposition du genre humain pour s’imposer sur le caractère nécessaire, bien que non intentionnel, de l’histoire.

D'après nous, le nœud du problème qui engendre une telle désorientation linguistique se trouverait dans l’instrumentalisation épistémologique, subtile, mais définitivement différente de l’une à l’autre, de la mémoire par rapport à l’histoire ou vice versa. Il en découlerait une double perspective selon laquelle histoire et mémoire seraient l’une au service de l’autre. Dans un sens, (1) la mémoire serait au service de l’histoire; cette dernière serait alors lue comme une discipline de mémoire, qui deviendrait un pur exercice, un outil apte à apprendre la leçon de l’histoire. En bref, la mémoire répondrait aux exigences de l’histoire. Dans un autre sens, (2) ce serait au tour de l’histoire de jouer le rôle d’outil de la mémoire (l’histoire serait donc une base des données, des évènements à utiliser par la mémoire pour en (re)construire le passé selon des exigences sociopolitiques. Bref, l’histoire répondrait aux exigences de la mémoire. Le premier cas serait, dans notre analyse, caractérisé par la prédominance du futur sur le passé. Ici, histoire et mémoire auraient une relation eschatologique, alors que dans le deuxième cas, il serait plutôt possible d’observer une approche (manipulatrice) dans laquelle un passé dominant sur le futur serait à considérer comme facteur étiologique de toute première importance.

Nous croyons plutôt que mémoire et histoire doivent être vues dans une relation de complémentarité et de réciprocité mutuelle, dans laquelle chacune trouve son espace et son indépendance, car s’il est vrai qu’elles sont loin d’être synonymes, il est aussi vrai qu’elles sont dépendantes l’une de l’autre et que nous ne pouvons pas avoir l’une sans l’autre.

Nous verrons par la suite les différences les plus marquantes entre les deux concepts pour arriver, dans la section suivante, à trouver une définition pour chacune d’elles.

Premièrement, la mémoire historique est le chemin et la forme par lesquels nous nous rappelons du passé. L'histoire, quant à elle, est un témoignage des évènements passés qui ont été jugés comme étant les plus pertinents, et non un témoignage neutre. En fait, elle sera toujours incomplète et problématique.

Ensuite, la mémoire est constamment en train d'être faite, elle est vive et fondée sur une dialectique faite d'oubli et de souvenir. La mémoire peut subir une déformation et être soumise à la manipulation, et ce de façon inconsciente, alors que l’histoire est un processus susceptible d’être manipulé et déformé, mais, ce, de façon volontaire.

De plus, la mémoire est un phénomène qui est lié au monde contemporain, alors que l’histoire appartient au passé. Comme Maurice Halbwachs, véritable initiateur et théoricien de la sociologie de la mémoire le soutient, la mémoire est à la fois hétérogène et spécifique, collective et individuelle; il en résulte qu’elle peut être considérée comme étant une re-lecture des évènements (l’histoire) et de la manière dont nous les avons vécus200. Au contraire, Pierre Nora, soutient que « l’histoire appartient à tous et à personne, elle prétend être une autorité universelle, être caractérisée par une dialectique critique qui s’oppose en tout à l’ontologie de la spontanéité de la mémoire201».